Écritures, vecteurs didentité : entre transgression et innovation chez l’auteur algérien d’expression française Mouloud Feraoun et l’écrivain martiniquais Édouard Glissant Hocine Hamid Université de Tizi-Ouzou synergies Algérie no 7 – 2009 pp. 27-56 Résumé : Édouard Glissant est un écrivain pluridimensionnel. Et voil? rappelée en filigrane l’une des difficultés à appréhender l’écriture glissantienne dans son jaillissement. En effet, on a vraiment du mal ? dire qui du poète, du en train de s’exprime engagé dans l’un de ces genr point, or67 Sv. ge to View ier ou de l’essayiste lorsqu’il s’est tres ne le quittent mais au moment de sa parturition, son écriture subit, entre autres, les influences du littéraire, du philosophe, du critique littéraire et du pédagogue. Décrypter l’écriture glissantienne constitue a priori une gageure. Il faut tout de suite dire que la richesse, la spécificité et la portée de l’écriture glissantienne sont si importantes dans son oeuvre que prétendre la couvrir comme il se doit en moins d’une trentaine de pages relève non d’un défi, mais de la fatuité même.
Cependant, il y a là une expérience judicieuse et intéressante ? faire. Comparer rançaise afin de dire, et de se dire. Aussi avec toutes les précautions d’usage, notre approche
Tâche ardue s’il en fût, cet exercice, en ouvrant au niveau de la quête plus de sa manière que de sa atière certains arcanes de l’univers identitaire de l’écrivain ne permet-il pas sinon d’obtenir des résultats définitifs du moins d’émettre des hypothèses susceptibles d’en dégager la pertinence ? Mots-clés : Littératures – Écritures – Identités — Interculturalité – Opacité – Humanisme – Altérité – Altruisme – Histoire – Mémoires. Abstract: The aim of our work focused around Roland Barthes’work is to put in a prominent position, writing as a vehicle of identity.
We do a parallel between the silence of blank writing of Algerian novelist Mouloud Feraoun and the cry of the Caribbean uthor Edouard Glissant. 27 Synergies Algérien 7 -2009 pp. 27-56 Keywords: Literatures – G dentity – Intercultural PAGF _ _ _ _ _ uk9_a _ _ Introduction Dans le cadre de cet article, nous voulons comparer l’écriture novatrice de deux auteurs dont le corollaire est la thématique identitaire. Comment s’exprime t-elle à travers le tramé de la langue et de son étai l’écriture, articulée autour de la slgnificatlon du texte.
Nous opposons Le cri du mondel où Édouard Glissant dénonce : « Ce que l’Occident exporte dans le monde, impose au monde, non pas ses hérésies, mais ses systèmes de pensée, sa pensée de ystème. 2», et le silence significatif de récriture de Mouloud Feraoun pendant la période coloniale que nous illustrons par cette citation d’Édouard Glissant : « e texte littéraire est par fonction, et contradictoirement, producteur d’opacité. Parce que l’écrivain, entrant dans ses écritures entassées, renonce à un absolu, son intention poétique tout d’évidence et de sublimité.
L’écriture est relative par rapport à cet absolu, c’est-à-dire qu’elle l’opacifie en effet, l’accomplissant dans la langue. Le texte va de la transparence rêvée à rapacité produlte dans les mots. Parce que le texte écrit s’oppose à tout ce qui chez un lecteur aurait porté celui-ci à formuler autrement Pintention de Fauteur dont en même temps il ne peut que va, ou plutôt essaie de revenir, de l’opacité produite à la transparence qu’il a lue. » Dans Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Roland Barthes à travers un ensemble textuel qu’il nomme pendant un temps Mythologies (Seuil, Paris, 1970), mettra en évidence la singularité du texte littéraire en s’appuyant sur le langage au second degré, à la fois dissident et « déceptif», qui est celui de la littérature. Le thème de la déception est un thème central de la réflexion de Barthes. Par exemple dans Essais critiques, il avance que « L’œuvre n’est jamais tout à fait insignifiante… i jamais tout ? fait claire : elle est, si Fon veut, du sens « suspendu » : elle s’offre au lecteur comme un système signifiant déclaré mais se dérobe à lui comme objet signifié4». Cette sorte de déception, de dé-prise du sens, explique dune part que l’œuvre littéraire ait tant de force pour poser des questions au monde.. sans cependant jamais y répondre de façon aussi abrupte que ne le ferait les théories de la ulture dominante. 8 Écritures, vecteurs d’identité : entre transgression et innovation chez l’auteur algérien d’expression française Mouloud Feraoun et l’écrivain martiniquais la fois serfs et complices mais également rebelles, en révélant ses règles inaperçues de fonctionnement et en libérant « un autre sujet moins serf et plus joueur, moins unifié, plus ironique et plus jouissif à la fois 5», parce que déployant, à l’occasion de la rencontre avec une culture, l’utopie d’une socialité qui serait elle-même, écriture à l’infini.
Ce qui dans le même temps rendrait possible une lecture neuve, rebelle et assionnante des grands textes de la littérature. C’est l’importance décisive reconnue à l’écriture ittéraire et à la volonté de voir en elle, un jeu subjectif rebelle capable de mettre à mal toute position thétique ou dogmatique, tout énoncé aveugle à ses conditions inconscientes de production, en privilégiant l’action poétique comme lieu à la fois de vérité singulière et subversion.
Le silence et récriture blanche : l’autre du texte de Mouloud Feraoun Dans Le degré zéro de l’écriture, Barthes évoque le silence comme seul capable de faire « éclater le mot moins comme le lambeau d’un cryptogramme que omme une lumiere, un vide, une liberté6». C’est en 1953 que Roland Barthes a publié son premier ouvrage théorique intitulé Le Degré zéro de l’écriture. Barthes y distingue d’abord : la langue : « un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque 7», le style expression de « la mytholo ie ersonnelle et secrète de l’auteur 8».
Tandis PAGF s OF horizon, voire ligne de transgression, comme faire d’une action, la définition et l’attente d’un posslble9», le deuxième a une dimension verticale, « il plonge dans le souvenir clos de la personne, et ses références se trouvent au niveau d’une iologie ou d’un passé, non d’une Histoire 10″. Suivant Barthes, il s’y ajoute une troisième dimension – « une autre réalité formelle 11» -, celle de l’écriture. ? côté des « forces aveugles » que sont la langue et le style, l’écriture est le lieu d’un cholx et dune liberté pour l’écrivain. Tandis que la langue et le style sont des données antécédentes à toute problématique du langage, le produit naturel du Temps et de la personne biologique, l’écriture est, selon Barthes, l’expression de l’identité formelle de l’écrivain et elle s’établit en dehors de l’installation des ormes de la grammaire et des constantes du style.
Elle est le ton, le débit, la fin, la morale, le naturel de la parole de l’écrivain ; mais elle est aussi le choix d’un comportement humain et l’affirmation d’un certain Bien. Ainsi, l’écriture est aussi « le rapport entre la création et la société, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire. 12» Selon Barthes, ce n’est qu’après la révolution de 1848, après la rupture avec l’écriture bourgeoise et son idéologie, que les écritures commencent à se multiplier.
Se développent alors une « écriture artisanale ? (fondée par Flaubert), PAGF OF réaliste » (pratiquée par Maupassant, Zola et Daudet) et ce que Barthes désigne comme une « écriture blanche » (inaugurée par L’Étranger de Camus), c’est-à-dire une écriture neutre « libérée de toute seraitude à un ordre marqué du langage13». 29 Examinons plus attentivement ce que Barthes entend par « écriture blanche », notion qui servira notre réflexion à propos de l’œuvre de Mouloud Feraoun.
Selon Barthes, l’écriture blanche est une écriture neutre : « qui se place au milieu des cris et des jugements, sans participer à aucun d’eux ; lle est faite précisément de leur absence Ce n’est pas une écriture impassible ; c’est plutôt une écriture innocente. 14» À l’opposé d’autres formes de l’écriture, l’écriture blanche retrouve réellement la condition première de l’art d’écrire, c’est-à-dire l’instrumentalité. ? Mais cette fois, l’instrument formel n’est plus au sewice d’une idéologie triomphante: il est le mode d’une situation nouvelle de l’écrivain, il est la façon d’exister d’un sllence ; il perd volontairement tout recours à l’élégance ou ? l’ornementation Si l’écriture est vraiment neutre la problématique humaine est écouverte et livrée sans couleur, l’écrivain est sans retour un honnête homme. 5» PAGF 7 OF mot dans la transparence de son opacité. Son écriture pourrait être qualifiée de « neutre » de « blanche b, en ce qu’elle fait surgir le sens à travers l’exposition brute des images de l’espace et de la condition humaine kabyles pendant la période coloniale que le lecteur, français de surcroît se doit d’interpréter.
C’est à l’instar du cinéma muet des années vingt, et à travers la force des images cinématographiques, et de certaines formes artistiques contemporaines ue fonctionne l’écriture et la pensée de Mouloud Feraoun, comme une écriture indicative, incitative à la lecture de la structure profonde de la langue, et ? l’écoute de ce silence qui maille les mots et le texte. Nous l’écoutons dans ce tableau sans complaisance qu’il trace du dénuement des villages kabyles pendant la période coloniale. « Nous sommes des montagnards, de rudes montagnards, on nous le dit souvent.
C’est peut être une question dhérédité. C’est sûrement une question de sélection… naturelle. S’il naît un individu chétif, il ne peut supporter le régime. Il est vite ?liminé. S’il naît un individu robuste, il vit, il résiste. Il peut être chétif par la suite. Il s’adapte. C’est l’essentiel. 16″ Barthes de continuer sur la transparence de l’écriture « blanche », sur « l’absence de style comme un style de l’absence 17», dans l’imaginaire colonial ou ethnocentriste du lecte n parler d’absence dans le syntaxe simples.
Les phrases courtes prédominent largement. Mais elles créent bien un rythme propre. Elles ne signifieraient donc pas l’absence de sujet énonciateur, bien au contraire, mais son existence avec ses différences au regard de l’Autre. Cette absence, ignifiée, serait plutôt le fruit d’un rapport constant de la subjectivité de l’auteur à un fond commun, universel, de pensées — parfois contradictoires -r dont l’objet serait de décrire plutôt que d’interpréter le monde. 0 Ce n’est pas une absence de style que met en avant Mouloud Feraoun dans ses textes, mais un style de l’absence qui pourrait être interprétée comme une invitation à une compréhension universelle, à une reconnaissance. Car, comme le met en avant Charles Taylor : « Reconnaître l’Autre dans sa culture, c’est donc le reconnaître dans son humanité. C’est aussi affirmer la sienne propre. Pour [les deux] protagonistes, le processus de reconnaissance ne peut être alors qu’un processus de transformation. une épreuve au sens propre du mot, eest-à-dire un passage au-delà de la violence.
Autrement dit lus ou moins Ione terme, une reconnaissance qui [ comme vrai, réel ou légitime En lui se trouvent les particules « re- » et « co- » et le mot « naitre » ; la reconnaissance serait-elle donc une co- naissance sans cesse renouvelée qui transforme les individus et les sociétés ? Si nous nous référons au processus de construction de l’identité, la réponse est oui : en re- o-naissant l’Autre nous construisons notre identité, nous re-naissons à nous- mêmes avec une identité un brin différente de celle qui précédait cette rencontre avec l’Autre.
La rencontre avec l’Autre comme passerelle incontournable à la construction de l’identité se fait à plusieurs niveaux et tout au long de l’évolution de l’individu, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. La confrontation à l’Autre nous permet donc de construire une réciprocité de sens de ce que nous sommes selon la notion de 1’« intervalorisation 19» mise en avant par Édouard Glissant orsqu’il définit l’identité comme rhizome ; non plus comme une racine unique, mais comme une racine à la rencontre d’autres racines.
Mouloud Feraoun apporte un témoignage bouleversant sur la période de la guerre, les privations et la déshumanisation progressive. Ainsi dans la description de ces femmes faisant la queue pour obtenir quelque nourriture « Toutes en loques, plus ou moins sales, plus ou moins repoussantes, une hideuse déchéance du sexe, de l’espèce humaine toute entière. Hitler a raison. On est tenté de penser, en les voyant, ent la quatorzième race