Le Spleen de Paris Repris en 1864 sous le titre Petits poèmes en prose L’invitation au voyage Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.
Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, onnête; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre; où la vie est grasse et douce à res l’imprévu sont exclus u cuisine elle_même es oé-,h tout vous ressemble, Tu connais cette m a turbulence et é au silence; où la itante à la fols; où pare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité?
Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le on Swipe to View next page bonheur est marié au silence. C’est là
Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, – là- bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où es horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité. Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments.
Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés e serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes PAG » OF d mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez•y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et uisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie, comme une bijouterie bariolée! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture!
Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu! Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parier comme les mystiques, dans ta propre correspondance pourrais-tu pas te mirer, pour parier comme les mystiques, dans ta propre correspondance?
Des rêves! toujours des rêves! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du posslble. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons- nous dheures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble? Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi.
Cest encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manoeuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme; – et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’Infini vers toi.