Zadig Voltaire ??????????? ???????????? ?? : ????????? 1-4 ? (?? +MP3)?? ??? -?????? 2? 1-8 ??? ??????????????????? ?????????????????? ??????????????????? ? ??????????????? ????????? ?????????????? 1-2 ??? ?? Wikibooks???? ??????????? ????????? PDF? ???????????? ?????????? PDF?? ?? : ??????????? ?????? 26 ?????? ???? ????????? ? ???? ??????? 7 ???? PDF ???? ???????? PDF ???????? 26 ???? mp3 ??????????? ?????? : ?? –??????????? ??????????? –????????????? ???? –??????????? ???? [??????? ]????????? _??? ??????????? _? 2 ? ????????????? [??? ]?? –???????? ???????????? ?????????? 11. 16 ?? ) ??????????? ???????? ??????????? ???????? :???????????????????? Zadig Table of Contents Zadig ………………………………………………………………………………………………………………………………………………… 1 Voltaire…………………………………………………………………………………………………………………………………. 1 Preface de l’Editeur…………………………………………………………………………………………………………………. APPROBATION[1]……………………………………………………………………………………………………………….. 2 EPITRE DEDICATOIRE……………………………………………………………………………………………………….. 3 CHAPITRE 1. Le borgne …………………………………………………………………………………………………………. 4 CHAPITRE II[1]. Le nez…………………………………………………………………………………………………………. CHAPITRE III. Le chien et le cheval………………………………………………………………………………………… 6 CHAPITRE IV. L’envieux……………………………………………………………………………………………………….. 7 CHAPITRE V. Les genereux…………………………………………………………………………………………………… 9 . CHAPITRE VI. Le ministre…………………………………………………………………………………………………… 0 CHAPITRE VII. Les disputes et les audiences………………………………………………………………………… 12 CHAPITRE VIII. La jalousie…………………………………………………………………………………………………. 14 CHAPITRE IX. La femme battue…………………………………………………………………………………………… 15 . CHAPITRE X. L’esclavage……………………………………………………………………………………………………. 17 CHAPITRE XI.
Le bucher. ……………………………………………………………………………………………………. 18 . CHAPITRE XII. Le souper……………………………………………………………………………………………………. 19 . CHAPITRE XIII. Le rendez? vous………………………………………………………………………………………….. 20 CHAPITRE XIV. La danse……………………………………………………………………………………………………. 21 . CHAPITRE XV.
Les yeux bleus…………………………………………………………………………………………….. 23 CHAPITRE XVI. Le brigand…………………………………………………………………………………………………. 24 CHAPITRE XVII. Le pecheur. ………………………………………………………………………………………………. 26 .
Le borgne • CHAPITRE II[1]. Le nez. • CHAPITRE III. Le chien et le cheval. • CHAPITRE IV. L’envieux. • CHAPITRE V. Les genereux. • CHAPITRE VI. Le ministre. • CHAPITRE VII. Les disputes et les audiences. • CHAPITRE VIII. La jalousie. • CHAPITRE IX. La femme battue. • CHAPITRE X. L’esclavage. • CHAPITRE XI. Le bucher. • CHAPITRE XII. Le souper. • CHAPITRE XIII. Le rendez? vous. • CHAPITRE XIV. La danse. • CHAPITRE XV. Les yeux bleus. • CHAPITRE XVI. Le brigand. • CHAPITRE XVII. Le pecheur. • CHAPITRE XVIII. Le basilic. • CHAPITRE XIX. Les combats. CHAPITRE XX. L’ermite[1]. • CHAPITRE XXI. Les enigmes. Produced by Carlo Traverso ZADIG. ou LA DESTINEE, HISTOIRE ORIENTALE. 1747 Preface de l’Editeur Je possede un volume petit in? 8°, intitule: Memnon, histoire orientale, Londres (Paris), 1747. Ce volume, reimprime sous le meme titre, en 1748, contient quinze chapitres, qui font partie de Zadig, ou la Destinee, histoire orientale, 1748, in? 12. Zadig a de plus que Memnon trois chapitres, qui sont aujourd’hui les XII, XIII, et XVII. L’edition encadree de I775 est la premiere qui contienne le chapitre VII.
Deux autres chapitres, les XIV et XV, et des additions au chapitre vi, parurent pour la premiere fois dans les editions de Kehl. Colini, secretaire de Voltaire en 1753, raconte[1] que les additions faites alors a Zadig, «les calomnies et les mechancetes des courtisans, la fausse interpretation donnee par ceux? ci a des demi? vers trouves dans un Zadig 1 Zadig buisson, la disgrace du heros, sont autant d’allegories dont l’explication se presente naturellement. » Cependant, des l’edition de 1747, le chapitre iv contient les demi? ers; les chapitres XIV et XV n’ont ete, comme je l’ai dit, ajoutes qu’en 1785; les chapitres XII, XIII et XVII sont, comme on l’a vu, de 1748. Ce serait donc au chapitre VII que se borneraient les additions faites en 1753; et ce chapitre n’a ete publie qu’en 1775. [1] Mon sejour aupres de Voltaire, page 61. A l’occasion de Zadig, Longchamp raconte que Voltaire desirant faire imprimer ce roman pour son compte, mais craignant que les imprimeurs n’en tirassent des exemplaires au? dela du nombre convenu, et que le livre ne fut repandu dans le public avant que l’auteur l’eut offert a ses amis, eut ecours au moyen suivant, pour parer aux inconvenients qu’il redoutait. Il fit venir l’imprimeur Prault, et lui demanda quel serait le prix d’une edition tiree a mille exemplaires. Le prix parut trop eleve a Voltaire; mais, des le lendemain, Prault vint de lui? meme proposer une diminution d’un tiers dans le prix, et Voltaire lui donna la premiere moitie du roman de Zadig, qui etait ecrit sur des cahiers detaches, dont le dernier se terminait avec la fin d’un chapitre, annoncant que pendant que cette partie serait sous presse, il reverrait l’autre.
Voltaire fit avertir Machuel, libraire de Rouen , momentanement a Paris, et apres les conventions sur le prix, lui remit la fin de l’ouvrage, en indiquant a quelle page’ il devait commencer. Lorsque tout fut termine, Voltaire fit brocher les exemplaires qu’il destinait a ses amis, en fit faire la distribution , et repondit aux plaintes des imprimeurs par l’expose des craintes qu’il avait eues: J’ai abrege le recit de Longchamp, sans le rendre plus vrai. Je ne connais aucune edition de Zadig qui le confirme, aucune dont une feuille se termine avec la fin d’un chapitre.
Les notes sans signature, et qui sont indiquees par des lettres, sont de Voltaire. Les notes signees d’un K sont des editeurs de Kehl, MM. Condorcet et Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de chacun. Les additions que j’ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes des editeurs de Kehl, en sont separees par un, et sont, comme mes notes, signees de l’initiale de mon nom. BEUCHOT. 4 octobre 1829. ZADIG. ou LA DESTINEE, HISTOIRE ORIENTALE. 1747 APPROBATION[1].
Je soussigne, qui me suis fait passer pour savant, et meme pour homme d’esprit, ai lu ce manuscrit, que j’ai trouve, malgre moi, curieux, amusant, moral, philosophique, digne de plaire a ceux memes qui haissent les romans. Ainsi je l’ai decrie, et j’ai assure monsieur le cadi? lesquier que c’est un ouvrage detestable. APPROBATION[1]. 2 Zadig [1] Cette plaisanterie etait dans l’edition de Zadig de 1748. Elle existait encore dans l’edition in? 4° (tome XVII, publie en 1771). Mais ayant ete omise dans l’edition encadree de 1795, elle ne fut pas reproduite dans les editions de Kehl.
La premiere des editions modernes ou on la trouve est celle de M. Lequien, 1823. B. EPITRE DEDICATOIRE DE ZADIG A LA SULTANE SHERAA, PAR SADI. Le 10 du mois de schewal, l’an 837 de l’hegire. Charme des prunelles, tourment des coeurs, lumiere de l’esprit, je ne baise point la poussiere de vos pieds, parceque vous ne marchez guere, ou que vous marchez sur des tapis d’Iran ou sur des roses. Je vous offre la traduction d’un livre d’un ancien sage qui, ayant le bonheur de n’avoir rien a faire, eut celui de ‘amuser a ecrire l’histoire de Zadig, ouvrage qui dit plus qu’il ne semble dire. Je vous prie de le lire et d’en juger; car, quoique vous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle, et que vos talents ajoutent a votre beaute; quoiqu’on vous loue du soir au matin, et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de n’avoir pas le sens commun, cependant vous avez l’esprit tres sage et le gout tres fin, et je vous ai entendue raisonner mieux que de vieux derviches a longue barbe et a bonnet pointu.
Vous etes discrete et vous n’etes point defiante; vous etes douce sans etre faible; vous etes bienfesante avec discernement; vous aimez vos amis, et vous ne vous faites point d’ennemis. Votre esprit n’emprunte jamais ses agrements des traits de la medisance; vous ne dites de mal ni n’en faites, malgre la prodigieuse facilite que vous y auriez. Enfin votre ame m’a toujours paru pure comme votre beaute. Vous avez meme un petit fonds de philosophie qui m’a fait croire que vous prendriez plus de gout qu’une autre a cet ouvrage d’un sage. Il fut ecrit d’abord en ancien chaldeen, que ni vous ni moi n’entendons.
On le traduisit en arabe, pour amuser le celebre sultan Ouloug? beb. C’etait du temps ou les Arabes et les Persans commencaient a ecrire des Mille et une nuits, des Mille et un jours, etc. Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig; mais les sultanes aimaient mieux les Mille et un. Comment pouvez? vous preferer, leur disait le sage Ouloug, des contes qui sont sans raison, et qui ne signifient rien? C’est precisement pour cela que nous les aimons, repondaient les sultanes. Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous serez un vrai Ouloug.
J’espere meme que, quand vous serez lasse des conversations generales, qui ressemblent assez aux Mille et un, a cela pres qu’elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une minute pour avoir l’honneur de vous parler raison. Si vous aviez ete Thalestris du temps de Scander, fils de Philippe; si vous aviez ete la reine de Sabee du temps de Soleiman, c’eussent ete ces rois qui auraient fait le voyage. Je prie les vertus celestes que vos plaisirs soient sans melange, votre beaute durable, et votre bonheur sans fin. SADI. ZAD1G, ou EPITRE DEDICATOIRE 3 Zadig LA DESTINEE. CHAPITRE 1. Le borgne
Du temps du roi Moabdar il y avait a Babylone un jeune homme nomme Zadig, ne avec un beau naturel fortifie par l’education. Quoique riche et jeune, il savait moderer ses passions; il n’affectait rien; il ne voulait point toujours avoir raison, et savait respecter la faiblesse des hommes. On etait etonne de voir qu’avec beaucoup d’esprit il n’insultat jamais par des railleries a ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, a ces medisances temeraires, a ces decisions ignorantes, a ces turlupinades grossieres, a ce vain bruit de paroles, qu’on appelait conversation dans Babylone.
Il avait appris, dans le premier livre de Zoroastre, que l’amour? propre est un ballon gonfle de vent, dont il sort des tempetes quand on lui a fait une piqure. Zadig surtout ne se vantait pas de mepriser les femmes et de les subjuguer. Il etait genereux; il ne craignait point d’obliger des ingrats, suivant ce grand precepte de Zoroastre, Quand tu manges, donne a manger aux chiens, dussent? ils te mordre. Il etait aussi sage qu’on peut l’etre; car il cherchait a vivre avec des sages.
Instruit dans les sciences des anciens Chaldeens, il n’ignorait pas les principes physiques de la nature, tels qu’on les connaissait alors, et savait de la metaphysique ce qu’on en a su dans tous les ages, c’est? a? dire fort peu de chose. Il etait fermement persuade que l’annee etait de trois cent soixante et cinq jours et un quart, malgre la nouvelle philosophie de son temps, et que le soleil etait au centre du monde; et quand les principaux mages lui disaient, avec une hauteur insultante, qu’il avait de mauvais sentiments, et que c’etait etre ennemi de l’etat que de croire que le soleil tournait sur lui? eme, et que l’annee avait douze mois, il se taisait sans colere et sans dedain. Zadig, avec de grandes richesses, et par consequent avec des amis, ayant de la sante, une figure aimable, un esprit juste et modere, un coeur sincere et noble, crut qu’il pouvait etre heureux. Il devait se marier a Semire, que sa beaute, sa naissance et sa fortune rendaient le premier parti de Babylone. Il avait pour elle un attachement solide et vertueux, et Semire l’aimait avec passion.
Ils touchaient au moment fortune qui allait les unir, lorsque, se promenant ensemble vers une porte de Babylone, sous les palmiers qui ornaient le rivage de l’Euphrate, ils virent venir a eux des hommes armes de sabres et de fleches. C’etaient les satellites du jeune Orcan, neveu d’un ministre, a qui les courtisans de son oncle avaient fait accroire que tout lui etait permis. Il n’avait aucune des graces ni des vertus de Zadig; mais, croyant valoir beaucoup mieux, il etait desespere de n’etre pas prefere. Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanite, lui fit penser qu’il aimait eperdument Semire. Il voulait l’enlever.
Les ravisseurs la saisirent, et dans les emportements de leur violence ils la blesserent, et firent couler le sang d’une personne dont la vue aurait attendri les tigres du mont Imaus. Elle percait le ciel de ses plaintes. Elle s’ecriait, Mon cher epoux! on m’arrache a ce que j’adore. Elle n’etait point occupee de son danger; elle ne pensait qu’a son cher Zadig. Celui? ci, dans le meme temps, la defendait avec toute la force que donnent la valeur et l’amour. Aide seulement de deux esclaves, il mit les ravisseurs en fuite, et ramena chez elle Semire evanouie et sanglante, qui en ouvrant les yeux vit son liberateur.
Elle lui dit: O Zadig! je vous aimais comme mon epoux, je vous aime comme celui a qui je dois l’honneur et la vie. Jamais il n’y eut un coeur plus penetre que celui de Semire; jamais bouche plus ravissante n’exprima des sentiments plus touchants par ces paroles de feu qu’inspirent le sentiment du plus grand des bienfaits et le transport le plus tendre de l’amour le plus legitime. Sa blessure etait legere; elle guerit bientot. Zadig etait blesse plus dangereusement; un coup de fleche recu pres de l’oeil lui avait fait une plaie profonde. Semire ne demandait aux dieux que la guerison de son amant.
Ses yeux etaient nuit et jour baignes de larmes: elle attendait le moment ou ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards; mais un abces survenu a l’oeil blesse fit tout craindre. On envoya jusqu’a Memphis chercher le grand medecin Hermes, qui vint avec un nombreux cortege. Il visita le malade, et declara qu’il perdrait l’oeil; il predit meme le jour et l’heure ou ce funeste accident devait arriver. Si c’eut ete l’oeil droit, dit? il, je l’aurais gueri; mais les plaies de l’oeil gauche sont incurables. Tout Babylone, en plaignant la destinee de Zadig, admira la profondeur de la science d’Hermes. Deux jours apres l’abces perca de lui? eme; Zadig fut gueri parfaitement. Hermes ecrivit un livre ou il lui CHAPITRE 1. Le borgne 4 Zadig prouva qu’il n’avait pas du guerir. Zadig ne le lut point; mais, des qu’il put sortir, il se prepara a rendre visite a celle qui fesait l’esperance du bonheur de sa vie, et pour qui seule il voulait avoir des yeux. Semire etait a la campagne depuis trois jours. Il apprit en chemin que cette belle dame, ayant declare hautement qu’elle avait une aversion insurmontable pour les borgnes, venait de se marier a Orcan la nuit meme. A cette nouvelle il tomba sans connaissance; sa douleur le mit au bord du tombeau; il fut long? emps malade, mais enfin la raison l’emporta sur son affliction; et l’atrocite de ce qu’il eprouvait servit meme a le consoler. Puisque j’ai essuye, dit? il, un si cruel caprice d’une fille elevee a la cour, il faut que j’epouse une citoyenne. Il choisit Azora, la plus sage et la mieux nee de la ville; il l’epousa, et vecut un mois avec elle dans les douceurs de l’union la plus tendre. Seulement il remarquait en elle un peu de legerete, et beaucoup de penchant a trouver toujours que les jeunes gens les mieux faits etaient ceux qui avaient le plus d’esprit et de vertu.
CHAPITRE II[1]. Le nez. [1] Le chapitre est imite d’un conte chinois, que Durand a reimprime, en 1803, sons le titre de, La Matrone chinoise, a la suite de sa traduction de la Satire de Petrone, et que Du Halde avait deja imprime dans le tome III de sa Description de la Chine. B. Un jour Azora revint d’une promenade, tout en colere, et fesant de grandes exclamations. Qu’avez? vous, lui dit? il, ma chere epouse? qui vous peut mettre ainsi hors de vous? meme? Helas! dit? elle, vous seriez indigne comme moi, si vous aviez vu le spectacle dont je viens d’etre temoin.
J’ai ete consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient d’elever, depuis deux jours, un tombeau a son jeune epoux aupres du ruisseau qui borde cette prairie. Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer aupres de ce tombeau tant que l’eau de ce ruisseau coulerait aupres. Eh bien! dit Zadig, voila une femme estimable qui aimait veritablement son mari! Ah! reprit Azora, si vous saviez a quoi elle s’occupait quand je lui ai rendu visite! A quoi donc, belle Azora? Elle fesait detourner le ruisseau. Azora se repandit en des invectives si longues, eclata en reproches si violents contre la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas a Zadig.
Il avait un ami, nomme Cador, qui etait un de ces jeunes gens a qui sa femme trouvait plus de probite et de merite qu’aux autres: il le mit dans sa confidence, et s’assura, autant qu’il le pouvait, de sa fidelite par un present considerable. Azora ayant passe deux jours chez une de ses amies a la campagne, revint le troisieme jour a la maison. Des domestiques en pleurs lui annoncerent que son mari etait mort subitement, la nuit meme, qu’on n’avait pas ose lui porter cette funeste nouvelle, et qu’on venait d’ensevelir Zadig dans le tombeau de ses peres, au bout du jardin.
Elle pleura, s’arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils pleurerent tous deux. Le lendemain ils pleurerent moins, et dinerent ensemble. Cador lui confia que son ami lui avait laisse la plus grande partie de son bien, et lui fit entendre qu’il mettrait son bonheur a partager sa fortune avec elle. La dame pleura, se facha, s’adoucit; le souper fut plus long que le diner; on se parla avec plus de confiance. Azora fit l’eloge du defunt; mais elle avoua qu’il avait des defauts dont Cador etait exempt.
Au milieu du souper, Cador se plaignit d’un mal de rate violent; la dame, inquiete et empressee, fit apporter toutes les essences dont elle se parfumait, pour essayer s’il n’y en avait pas quelqu’une qui fut bonne pour le mal de rate; elle regretta beaucoup que le grand Hermes ne fut pas encore a Babylone; elle daigna meme toucher le cote ou Cador sentait de si vives douleurs. Etes? vous sujet a cette cruelle maladie? lui dit? elle avec compassion. Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui repondit Cador, et il n’y a qu’un seul remede qui puisse me soulager: c’est de m’appliquer sur le cote le nez d’un homme qui soit mort la veille.
Voila un etrange remede, dit Azora. Pas plus etrange, repondit? il, que les sachets du sieur Arnoult[a] contre l’apoplexie. Cette raison, jointe a l’extreme merite du jeune homme, determina enfin la dame. Apres tout, dit? elle, quand mon mari passera du monde d’hier dans le monde du lendemain sur le pont Tchinavar, l’ange Asrael lui accordera? t? il moins le passage parceque son nez sera un peu moins long dans la seconde vie que dans la premiere? Elle prit donc un rasoir; elle alla au tombeau de son epoux, l’arrosa de ses larmes, et CHAPITRE II[1].
Le nez. 5 Zadig s’approcha pour couper le nez a Zadig, qu’elle trouva tout etendu dans la tombe. Zadig se releve en tenant son nez d’une main, et arretant le rasoir de l’autre. Madame, lui dit? il, ne criez plus tant contre la jeune Cosrou; le projet de me couper le nez vaut bien celui de detourner un ruisseau. [a] Il y avait dans ce temps un Babylonien, nomme Arnoult, qui guerissait el prevenait toutes les apoplexies, dans les gazettes, avec un sachet pendu au cou. Cette note est de 1748; on y lit, ainsi que dans le texte, Arnou.
Mais l’edition de 1747, sous le titre de Memnon, dont j’ai parle dans ma preface de ce volume, porte Arnoult, qui est le veritable nom: voyez tome XXVI, page 186. B. CHAPITRE III. Le chien et le cheval. Zadig eprouva que le premier mois du mariage, comme il est ecrit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l’absinthe. Il fut quelque temps apres oblige de repudier Azora, qui etait devenue trop difficile a vivre, et il chercha son bonheur dans l’etude de la nature. Rien n’est plus heureux, disait? l, qu’un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les verites qu’il decouvre sont a lui: il nourrit et il eleve son ame, il vit tranquille; il ne craint rien des hommes, et sa tendre epouse ne vient point lui couper le nez. Plein de ces idees, il se retira dans une maison de campagne sur les bords de l’Euphrate. La il ne s’occupait pas a calculer combien de pouces d’eau coulaient en une seconde sous les arches d’un pont, ou s’il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton.
Il n’imaginait point de faire de la soie avec des toiles d’araignee, ni de la porcelaine avec des bouteilles cassees; mais il etudia surtout les proprietes des animaux et des plantes, et il acquit bientot une sagacite qui lui decouvrait mille differences ou les autres hommes ne voient rien que d’uniforme. [1]Un jour, se promenant aupres d’un petit bois, il vit accourir a lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquietude, et qui couraient ca et la comme des hommes egares qui cherchent ce qu’ils ont perdu de plus precieux.
Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n’avez? vous point vu le chien de la reine? Zadig repondit modestement, C’est une chienne, et non pas un chien. Vous avez raison, reprit le premier eunuque. C’est une epagneule tres petite, ajouta Zadig; elle a fait depuis peu des chiens; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles tres longues. Vous l’avez donc vue? dit le premier eunuque tout essouffle. Non, repondit Zadig, je ne l’ai jamais vue, et je n’ai jamais su si la reine avait une chienne. [1] L’_Annee litteraire, 1767, I, 145 et suiv. reproche a Voltaire d’avoir pris l’idee de ce chapitre au chevalier de Mailly, auteur anonyme de Le Voyage et les Aventures des trois princes de Sarendip, traduits du persan, 1719 (et non 1716), iii? 12. B. Precisement dans le meme temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l’ecurie du roi s’etait echappe des mains d’un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand? veneur et tous les autres officiers couraient apres lui avec autant d’inquietude que le premier eunuque apres la chienne. Le grand? veneur s’adressa a Zadig, et lui demanda s’il n’avait point vu passer le cheval du roi.
C’est, repondit Zadig, le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long; les bossettes de son mors sont d’or a vingt? trois carats; ses fers sont d’argent a onze deniers. Quel chemin a? t? il pris? ou est? il? demanda le grand? veneur. Je ne l’ai point vu, repondit Zadig, et je n’en ai jamais entendu parler. Le grand? veneur et le premier eunuque ne douterent pas que Zadig n’eut vole le cheval du roi et la chienne de la reine; ils le firent conduire devant l’assemblee du grand Desterham, qui le condamna au knout, et a passer le reste de ses jours en Siberie.
A peine le jugement fut? il rendu qu’on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse necessite de reformer leur arret; mais ils condamnerent Zadig a payer quatre CHAPITRE III. Le chien et le cheval. 6 Zadig cents onces d’or, pour avoir dit qu’il n’avait point vu ce qu’il avait vu. Il fallut d’abord payer cette amende; apres quoi il fut permis a Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham; il parla en ces termes: «Etoiles de justice, abimes de science, miroirs de verite, qui avez la pesanteur du plomb, la durete du fer, l’eclat du iamant, et beaucoup d’affinite avec l’or, puisqu’il m’est permis de parler devant cette auguste assemblee, je vous jure par Orosmade, que je n’ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacre du roi des rois. Voici ce qui m’est arrive: Je me promenais vers le petit bois ou j’ai rencontre depuis le venerable eunuque et le tres illustre grand? veneur. J’ai vu sur le sable les traces d’un animal, et j’ai juge aisement que c’etaient celles d’un petit chien.
Des sillons legers et longs, imprimes sur de petites eminences de sable entre les traces des pattes, m’ont fait connaitre que c’etait une chienne dont les mamelles etaient pendantes, et qu’ainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours. D’autres traces en un sens different, qui paraissaient toujours avoir rase la surface du sable a cote des pattes de devant, m’ont appris qu’elle avait les oreilles tres longues; et comme j’ai remarque que le sable etait toujours moins creuse par une patte que par les trois autres, j’ai compris que la chienne de notre auguste reine etait un peu boiteuse, si je l’ose dire. A l’egard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me promenant dans les routes de ce bois, j’ai apercu les marques des fers d’un cheval; elles etaient toutes a egales distances. Voila, ai? je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussiere des arbres, dans une route etroite qui n’a que sept pieds de large, etait un peu enlevee a droite et a gauche, a trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval, ai? je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balaye cette poussiere.
J’ai vu sous les arbres qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombees; et j’ai connu que ce cheval y avait touche, et qu’ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant a son mors, il doit etre d’or a vingt? trois carats; car il en a frotte les bossettes contre une pierre que j’ai reconnue etre une pierre de touche, et dont j’ai fait l’essai. J’ai juge enfin par les marques que ses fers ont laissees sur des cailloux, d’une autre espece, qu’il etait ferre d’argent a onze deniers de fin. Tous les juges admirerent le profond et subtil discernement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu’au roi et a la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu’on devait le bruler comme sorcier, le roi ordonna qu’on lui rendit l’amende des quatre cents onces d’or a laquelle il avait ete condamne. Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cent quatre? vingt? dix? uit pour les frais de justice, et leurs valets demanderent des honoraires. Zadig vit combien il etait dangereux quelquefois d’etre trop savant, et se promit bien, a la premiere occasion, de ne point dire ce qu’il avait vu. Cette occasion se trouva bientot. Un prisonnier d’etat s’echappa; il passa sous les fenetres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne repondit rien; mais on lui prouva qu’il avait regarde par la fenetre. Il fut condamne pour ce crime a cinq cents onces d’or, et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone.
Grand Dieu! dit? il en lui? meme, qu’on est a plaindre quand on se promene dans un bois ou la chienne de la reine et le cheval du roi ont passe! qu’il est dangereux de se mettre a la fenetre! et qu’il est difficile d’etre heureux dans cette vie! CHAPITRE IV. L’envieux. Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par l’amitie, des maux que lui avait faits la fortune. Il avait, dans un faubourg de Babylone, une maison ornee avec gout, ou il rassemblait tous les arts et tous les plaisirs dignes d’un honnete homme.
Le matin sa bibliotheque etait ouverte a tous les savants; le soir, sa table l’etait a la bonne compagnie; mais il connut bientot combien les savants sont dangereux; il s’eleva une grande dispute CHAPITRE IV. L’envieux. 7 Zadig sur une loi de Zoroastre, qui defendait de manger du griffon. Comment defendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n’existe pas? Il faut bien qu’il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu’on en mange. Zadig voulut les accorder, en leur disant, S’il y a des griffons, n’en mangeons point; s’il n’y en a point, nous en mangerons encore moins; et par la nous obeirons tous a Zoroastre.
Un savant qui avait compose treize volumes sur les proprietes du griffon, et qui de plus etait grand theurgite, se hata d’aller accuser Zadig devant un archimage nomme Yebor[1], le plus sot des Chaldeens, et partant le plus fanatique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait recite le breviaire de Zoroastre d’un ton plus satisfait. L’ami Cador (un ami vaut mieux que cent pretres) alla trouver le vieux Yebor, et lui dit: Vivent le soleil et les griffons! gardez? vous bien de punir Zadig: c’est un saint; il a des griffons dans sa basse? our, et il n’en mange point; et son accusateur est un heretique qui ose soutenir que les lapins ont le pied fendu, et ne sont point immondes. Eh bien! dit Yebor en branlant sa tete chauve, il faut empaler Zadig pour avoir mal pense des griffons, et l’autre pour avoir mal parle des lapins. Cador apaisa l’affaire par le moyen d’une fille d’honneur a laquelle il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de credit dans le college des mages. Personne ne fut empale; de quoi plusieurs docteurs murmurerent, et en presagerent la decadence de Babylone. Zadig s’ecria: A quoi tient le bonheur! out me persecute dans ce monde, jusqu’aux etres qui n’existent pas. Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre qu’en bonne compagnie. [1] Anagramme de Boyer, theatin, confesseur de devotes titrees, eveque par leurs intrigues, qui n’avaient pu reussir a le faire superieur de son couvent; puis precepteur du dauphin, et enfin ministre de la feuille, par le conseil du cardinal de Fleury, qui, comme tous les hommes mediocres, aimait a faire donner les places a des hommes incapables de les remplir, mais aussi incapables de se rendre dangereux. Ce Boyer etait un fanatique imbecile qui persecuta M. e Voltaire dans plus d’une occasion. K. Il rassemblait chez lui les plus honnetes gens de Babylone, et les dames les plus aimables; il donnait des soupers delicats, souvent precedes de concerts, et animes par des conversations charmantes dont il avait su bannir l’empressement de montrer de l’esprit, qui est la plus sure maniere de n’en point avoir, et de gater la societe la plus brillante. Ni le choix de ses amis, ni celui des mets, n’etaient faits par la vanite; car en tout il preferait l’etre au paraitre, et par la il s’attirait la consideration veritable, a laquelle il ne pretendait as. Vis? a? vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la mechante ame etait peinte sur sa grossiere physionomie. Il etait ronge de fiel et bouffi d’orgueil, et pour comble, c’etait un bel esprit ennuyeux. N’ayant jamais pu reussir dans le monde, il se vengeait par en medire[2]. Tout riche qu’il etait, il avait de la peine a rassembler chez lui des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient le soir chez Zadig l’importunait, le bruit de ses louanges l’irritait davantage.
Il allait quelquefois chez Zadig, et se mettait a table sans etre prie: il y corrompait toute la joie de la societe, comme on dit que les harpies infectent les viandes qu’elles touchent. Il lui arriva un jour de vouloir donner une fete a une dame qui, au lieu de la recevoir, alla souper chez Zadig. Un autre jour, causant avec lui dans le palais, ils aborderent un ministre qui pria Zadig a souper, et ne pria point Arimaze. Les plus implacables haines n’ont pas souvent des fondements plus importants. Cet homme, qu’on appelait l’_Envieux dans Babylone, voulut perdre Zadig, parcequ’on l’appelait l’_Heureux.
L’occasion de faire du mal se trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien, une fois dans l’annee, comme dit Zoroastre. [2] Imitation d’une phrase de Montaigne, citee p. 119 du tome XXVII. B. L’Envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins avec deux amis et une dame a laquelle il disait souvent des choses galantes, sans autre intention que celle de les dire. La conversation roulait sur une guerre que le roi venait de terminer heureusement contre le prince d’Hyrcanie, son vassal. Zadig, qui avait signale son courage dans cette courte guerre, louait beaucoup le roi, et encore plus la dame.
Il prit ses tablettes, et ecrivit quatre vers qu’il fit sur? le? champ, et qu’il donna a lire a cette belle personne. Ses amis le prierent de CHAPITRE IV. L’envieux. 8 Zadig leur en faire part: la modestie, ou plutot un amour? propre bien entendu, l’en empecha. Il savait que des vers impromptus ne sont jamais bons que pour celle en l’honneur de qui ils sont faits: il brisa en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait d’ecrire, et jeta les deux moities dans un buisson de roses, ou on les chercha inutilement. Une petite pluie survint; on regagna la maison.
L’Envieux, qui resta dans le jardin, chercha tant, qu’il trouva un morceau de la feuille. Elle avait ete tellement rompue, que chaque moitie de vers qui remplissait la ligne fesait un sens, et meme un vers d’une plus petite mesure; mais, par un hasard encore plus etrange, ces petits vers se trouvaient former un sens qui contenait les injures les plus horribles contre le roi; on y lisait: Par les plus grands forfaits Sur le trone affermi, Dans la publique paix C’est le seul ennemi. L’Envieux fut heureux pour la premiere fois de sa vie.
Il avait entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu’au roi cette satire ecrite de la main de Zadig: on le fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame. Son proces lui fut bientot fait, sans qu’on daignat l’entendre. Lorsqu’il vint recevoir sa sentence, l’Envieux se trouva sur son passage, et lui dit tout haut que ses vers ne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d’etre bon poete; mais il etait au desespoir d’etre condamne comme criminel de lese? ajeste, et de voir qu’on retint en prison une belle dame et deux amis pour un crime qu’il n’avait pas fait. On ne lui permit pas de parler, parceque ses tablettes parlaient. Telle etait la loi de Babylone. On le fit donc aller au supplice a travers une foule de curieux dont aucun n’osait le plaindre, et qui se precipitaient pour examiner son visage, et pour voir s’il mourrait avec bonne grace. Ses parents seulement etaient affliges, car ils n’heritaient pas. Les trois quarts de son bien etaient confisques au profit du roi, et l’autre quart au profit de l’Envieux.
Dans le temps qu’il se preparait a la mort, le perroquet du roi s’envola de son balcon, et s’abattit dans le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Une peche y avait ete portee d’un arbre voisin par le vent; elle etait tombee sur un morceau de tablettes a ecrire auquel elle s’etait collee. L’oiseau enleva la peche et la tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince curieux y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des fins de vers. Il aimait la poesie, et il y a toujours de la ressource avec les princes qui aiment les vers: l’aventure de son perroquet le fit rever.
La reine, qui se souvenait de ce qui avait ete ecrit sur une piece de la tablette de Zadig, se la fit apporter. On confronta les deux morceaux, qui s’ajustaient ensemble parfaitement; on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits: Par les plus grands forfaits j’ai vu troubler la terre. Sur le trone affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l’amour seul fait la guerre: C’est le seul ennemi qui soit a redouter. Le roi ordonna aussitot qu’on fit venir Zadig devant lui, et qu’on fit sortir de prison ses deux amis et la belle dame.
Zadig se jeta le visage contre terre aux pieds du roi et de la reine: il leur demanda tres humblement pardon d’avoir fait de mauvais vers: il parla avec tant de grace, d’esprit, et de raison, que le roi et la reine voulurent le revoir. Il revint, et plut encore davantage. On lui donna tous les biens de l’Envieux, qui l’avait injustement accuse: mais Zadig les rendit tous; et l’Envieux ne fut touche que du plaisir de ne pas perdre son bien. L’estime du roi s’accrut de jour en jour pour Zadig. Il le mettait de tous ses plaisirs, et le consultait dans toutes ses affaires.
La reine le regarda des? lors avec une complaisance qui pouvait devenir dangereuse pour elle, pour le roi son auguste epoux, pour Zadig, et pour le royaume. Zadig commencait a croire qu’il n’est pas si difficile d’etre heureux. CHAPITRE V. Les genereux. Le temps arriva ou l’on celebrait une grande fete qui revenait tous les cinq ans. C’etait la coutume a Babylone de declarer solennellement, au bout de cinq annees, celui des citoyens qui avait fait l’action la plus genereuse. CHAPITRE V. Les genereux. 9 Zadig Les grands et les mages etaient les juges.
Le premier satrape, charge du soin de la ville, exposait les plus belles actions qui s’etaient passees sous son gouvernement. On allait aux voix: le roi prononcait le jugement. On venait a cette solennite des extremites de la terre. Le vainqueur recevait des mains du monarque une coupe d’or garnie de pierreries, et le roi lui disait ces paroles: «Recevez ce prix de la generosite, et puissent les dieux me donner beaucoup de sujets qui vous ressemblent! » Ce jour memorable venu, le roi parut sur son trone, environne des grands, des mages, et des deputes de toutes les nations, qui enaient a ces jeux ou la gloire s’acquerait, non par la legerete des chevaux, non par la force du corps, mais par la vertu. Le premier satrape rapporta a haute voix les actions qui pouvaient meriter a leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla point de la grandeur d’ame avec laquelle Zadig avait rendu a l’Envieux toute sa fortune: ce n’etait pas une action qui meritat de disputer le prix. Il presenta d’abord un juge qui, ayant fait perdre un proces considerable a un citoyen, par une meprise dont il n’etait pas meme responsable, lui avait donne tout son bien, qui etait la valeur de ce que l’autre avait perdu[1]. 1] C’est a peu pres le trait de Des Barreaux. Voyez, tome XIX, le Catalogue des ecrivains, en tete du Siecle de Louis XIV ; et dans les Melanges, annee 1767, la septieme des Lettres a S. A. monseigneur le prince de***. B. Il produisit ensuite un jeune homme qui, etant eperdument epris d’une fille qu’il allait epouser, l’avait cedee a un ami pres d’expirer d’amour pour elle, et qui avait encore paye la dot en cedant la fille. Ensuite il fit paraitre un soldat qui, dans la guerre d’Hyrcanie, avait donne encore un plus grand exemple de generosite.
Des soldats ennemis lui enlevaient sa maitresse, et il la defendait contre eux: on vint lui dire que d’autres Hyrcaniens enlevaient sa mere a quelques pas de la: il quitta en pleurant sa maitresse, et courut delivrer sa mere: il retourna ensuite vers celle qu’il aimait, et la trouva expirante. Il voulut se tuer; sa mere lui remontra qu’elle n’avait que lui pour tout secours, et il eut le courage de souffrir la vie. Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole, et dit: Son action et celles des autres sont belles, mais elles ne m’etonnent point; hier Zadig en a fait une qui m’a etonne.
J’avais disgracie depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb. Je plaignais de lui avec violence, et tous mes courtisans m’assuraient que j’etais trop doux; c’etait a qui me dirait le plus de mal de Coreb. Je demandai a Zadig ce qu’il en pensait, et il osa en dire du bien. J’avoue que j’ai vu, dans nos histoires, des exemples qu’on a paye de son bien une erreur, qu’on a cede sa maitresse qu’on a prefere une mere a l’objet de son amour; mais je n’ai jamais lu qu’un courtisan ait parle avantageusement d’un ministre disgracie contre qui son souverain etait en colere.
Je donne vingt mille pieces d’or a chacun de ceux dont on vient de reciter les actions genereuses; mais je donne la coupe a Zadig. Sire, lui dit? il, c’est votre majeste seule qui merite la coupe, c’est elle qui a fait l’action la plus inouie, puisque etant roi vous ne vous etes point fache contre votre esclave, lorsqu’il contredisait votre passion. On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donne son bien, l’amant qui avait marie sa maitresse a son ami, le soldat qui avait prefere le salut de sa mere a celui de sa maitresse, recurent les presents du monarque: ils virent leurs noms ecrits dans le livre des genereux.
Zadig eut la coupe. Le roi acquit la reputation d’un bon prince, qu’il ne garda pas long? temps. Ce jour fut consacre par des fetes plus longues que la loi ne le portait. La memoire s’en conserve encore dans l’Asie. Zadig disait: Je suis donc enfin heureux! Mais il se trompait. CHAPITRE VI. Le ministre. Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent a ce choix, car depuis la fondation de l’empire il n’y avait jamais eu de ministre si jeune.
Tous les courtisans furent faches; l’Envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfla CHAPITRE VI. Le ministre. 10 Zadig prodigieusement. Zadig ayant remercie le roi et la reine, alla remercier aussi le perroquet: Bel oiseau, lui dit? il, c’est vous qui m’avez sauve la vie, et qui m’avez fait premier ministre: la chienne et le cheval de leurs majestes m’avaient fait beaucoup de mal, mais vous m’avez fait du bien. Voila donc de quoi dependent les destins des hommes! Mais, ajouta? ? il, un bonheur si etrange sera peut? etre bientot evanoui. Le perroquet repondit, Oui. Ce mot frappe Zadig. Cependant, comme il etait bon physicien, et qu’il ne croyait pas que les perroquets fussent prophetes, il se rassura bientot; il se mit a exercer son ministere de son mieux. Il fit sentir a tout le monde le pouvoir sacre des lois, et ne fit sentir a personne le poids de sa dignite. Il ne gena point les voix du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui deplaire.
Quand il jugeait une affaire, ce n’etait pas lui qui jugeait, c’etait la loi; mais quand elle etait trop severe, il la temperait; et quand on manquait de lois, son equite en fesait qu’on aurait prises pour celles de Zoroastre. C’est de lui que les nations tiennent ce grand principe, Qu’il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois etaient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent etait de demeler la verite, que tous les hommes cherchent a obscurcir.
Des les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en usage. Un fameux negociant de Babylone etait mort aux Indes; il avait fait ses heritiers ses deux fils par portions egales, apres avoir marie leur soeur, et il laissait un present de trente mille pieces d’or a celui de ses deux fils qui serait juge l’aimer davantage. L’aine lui batit un tombeau, le second augmenta d’une partie de son heritage la dot de sa soeur; chacun disait: C’est l’aine qui aime le mieux son pere, le cadet aime mieux sa soeur; c’est a l’aine qu’appartiennent les trente mille pieces.
Zadig les fit venir tous deux l’un apres l’autre. Il dit a l’aine: Votre pere n’est point mort, il est gueri de sa derniere maladie, il revient a Babylone. Dieu soit loue, repondit le jeune homme; mais voila un tombeau qui m’a coute bien cher! Zadig dit ensuite la meme chose au cadet. Dieu soit loue! repondit? il, je vais rendre a mon pere tout ce que j’ai; mais je voudrais qu’il laissat a ma soeur ce que je lui ai donne. Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pieces; c’est vous qui aimez le mieux votre pere.
Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage a deux mages, et, apres avoir recu quelques mois des instructions de l’un et de l’autre, elle se trouva grosse. Ils voulaient tous deux l’epouser. Je prendrai pour mon mari, dit? elle, celui des deux qui m’a mise en etat de donner un citoyen a l’empire. C’est moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l’un. C’est moi qui ai eu cet avantage, dit l’autre. Eh bien! repondit? elle, je reconnais pour pere de l’enfant celui des deux qui lui pourra donner la meilleure education.
Elle accoucha d’un fils. Chacun des mages veut l’elever. La cause est portee devant Zadig. Il fait venir les deux mages. Qu’enseigneras? tu a ton pupille? dit? il au premier. Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties d’oraison, la dialectique, l’astrologie, la demonomanie; ce que c’est que la substance et l’accident, l’abstrait et le concret, les monades et l’harmonie preetablie. Moi, dit le second, je tacherai de le rendre juste et digne d’avoir des amis. Zadig prononca: Que tu sois son pere ou non, tu epouseras sa mere. 1]Il venait tous les jours des plaintes a la cour contre l’itimadoulet de Medie, nomme Irax. C’etait un grand seigneur dont le fonds n’etait pas mauvais, mais qui etait corrompu par la vanite et par la volupte. Il souffrait rarement qu’on lui parlat, et jamais qu’on l’osat contredire. Les paons ne sont pas plus vains, les colombes ne sont pas plus voluptueuses, les tortues ont moins de paresse; il ne respirait que la fausse gloire et les faux plaisirs: Zadig entreprit de le corriger. [1]Toute la fin de ce chapitre a paru, pour la premiere fois dans les editions de Kehl. B.
Il lui envoya de la part du roi un maitre de musique avec douze voix et vingt? quatre violons, un maitre? d’hotel avec six cuisiniers et quatre chambellans, qui ne devaient pas le quitter. L’ordre du roi portait que l’etiquette suivante serait inviolablement observee; et voici comme les choses se passerent. CHAPITRE VI. Le ministre. 11 Zadig Le premier jour, des que le voluptueux Irax fut eveille, le maitre de musique entra, suivi des voix et des violons: on chanta une cantate qui dura deux heures, et, de trois minutes en trois minutes, le refrain etait: Que son merite est extreme!
Que de graces! que de grandeur! Ah! combien monseigneur Doit etre content de lui? meme! Apres l’execution de la cantate un chambellan lui fit une harangue de trois quarts d’heure, dans laquelle on le louait expressement de toutes les bonnes qualites qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit a table au son des instruments. Le diner dura trois heures; des qu’il ouvrit la bouche pour parler, le premier chambellan dit: II aura raison. A peine eut? il prononce quatre paroles que le second chambellan s’ecria: II a raison!
Les deux autres chambellans firent de grands eclats de rire des bons mots qu’Irax avait dits ou qu’il avait du dire. Apres diner on lui repeta la cantate. Cette premiere journee lui parut delicieuse, il crut que le roi des rois l’honorait selon ses merites; la seconde lui parut moins agreable; la troisieme fut genante; la quatrieme? fut insupportable; la cinquieme fut un supplice: enfin, outre d’entendre toujours cbanter, Ah! combien monseigneur Doit etre content de lui? meme! ‘entendre toujours dire qu’il avait raison, et d’etre harangue chaque jour a la meme heure, il ecrivit en cour pour supplier le roi qu’il daignat rappeler ses chambellans, ses musiciens, son maitre? d’hotel; il promit d’etre desormais moins vain et plus applique; il se fit moins encenser, eut moins de fetes, et fut plus heureux; car, comme dit le Sadder[1], toujours du plaisir n’est pas du plaisir. [1] Sur le Sadder, voyez tome XV, pages 309? 314; et dans les Melanges, annee 1777, la troisieme niaiserie, fesant partie de: Un chretien contre six Juifs. B. CHAPITRE VII.
Les disputes et les audiences. C’est ainsi que Zadig montrait tous les jours la subtilite de son genie et la bonte de son ame; on l’admirait, et cependant on l’aimait. Il passait pour le plus fortune de tous les hommes, tout l’empire etait rempli de son nom; toutes les femmes le lorgnaient; tous les citoyens celebraient sa justice; les savants le regardaient comme leur oracle; les pretres meme avouaient qu’il en savait plus que le vieux archimage Yebor. On etait bien loin alors de lui faire des proces sur les griffons; on ne croyait que ce qui lui semblait croyable.
Il y avait une grande querelle dans Babylone qui durait depuis quinze cents annees, et qui partageait l’empire en deux sectes opiniatres: l’une pretendait qu’il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du pied gauche; l’autre avait cette coutume en abomination, et n’entrait jamais que du pied droit. On attendait le jour de la fete solennelle du feu sacre pour savoir quelle secte serait favorisee par Zadig. L’univers avait les yeux sur ses deux pieds, et toute la ville etait en agitation et en suspens.
Zadig entra dans le temple en sautant a pieds joints, et il prouva ensuite, par un discours eloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n’a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite. L’Envieux et sa femme pretendirent que dans son discours il n’y avait pas assez de figures, qu’il n’avait pas fait assez danser les montagnes et les collines[1]. Il est sec et sans genie, disaient? ils; on ne voit chez lui ni la mer s’enfuir[2], ni les etoiles tomber[3], ni le soleil se fondre comme de la cire[4]; il n’a point le bon style oriental.
Zadig se contentait d’avoir le style de la raison. Tout le monde fut pour lui, non pas parcequ’il etait dans le bon chemin, non pas parcequ’il etait raisonnable, non pas parcequ’il etait aimable, mais parcequ’il etait premier vizir. [1] Allusion aux versets 4 et 6 du psaume CXIII. B. [2] Versets 3 et 5 du meme psaume. B. CHAPITRE VII. Les disputes et les audiences. 12 Zadig [3] Verset 12 du chapitre XIV d’Isaie. B. [4] On lit dans l’_Exode, XVI, 21: Cumque incaluisset sol, liquefiebat; el dans Judith, XVI, 18: Petrae, sicut cera, liquescent. B. Il termina aussi heureusement le grand roces entre les mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c’etait une impiete de se tourner, en priant Dieu, vers l’orient d’hiver; les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prieres des hommes qui se tournaient vers le couchant d’ete. Zadig ordonna qu’on se tournat comme on voudrait. Il trouva ainsi le secret d’expedier le matin les affaires particulieres et les generales: le reste du jour il s’occupait des embellissements de Babylone: il fesait representer des tragedies ou l’on pleurait, et des comedies ou l’on riait; ce qui etait passe de mode depuis long? emps, et ce qu’il fit renaitre parcequ’il avait du gout. Il ne pretendait pas en savoir plus que les artistes; il les recompensait par des bienfaits et des distinctions, et n’etait point jaloux en secret de leurs talents. Le soir il amusait beaucoup le roi, et surtout la reine. Le roi disait: Le grand ministre! la reine disait: L’aimable ministre! et tous deux ajoutaient: C’eut ete grand dommage qu’il eut ete pendu. Jamais homme en place ne fut oblige de donner tant d’audiences aux dames. La plupart venaient lui parler des affaires qu’elles n’avaient point, pour en avoir une avec lui.
La femme de l’Envieux s’y presenta des premieres; elle lui jura par Mithra, par le Zenda? Vesta, et par le feu sacre, qu’elle avait deteste la conduite de son mari; elle lui confia ensuite que ce mari etait un jaloux, un brutal; elle lui fit entendre que les dieux le punissaient, en lui refusant les precieux effets de ce feu sacre par lequel seul l’homme est semblable aux immortels: elle finit par laisser tomber sa jarretiere; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire; mais il ne la rattacha point au genou de la dame; et cette petite faute, si c’en est une, fut la cause des plus horribles infortunes.
Zadig n’y pensa pas, et la femme de l’Envieux y pensa beaucoup. D’autres dames se presentaient tous les jours. Les annales secretes de Babylone pretendent qu’il succomba une fois, mais qu’il fut tout etonne de jouir sans volupte, et d’embrasser son amante avec distraction. Celle a qui il donna, sans presque s’en apercevoir, des marques de sa protection, etait une femme de chambre de la reine Astarte. Cette tendre Babylonienne se disait a elle? meme pour se consoler: Il faut que cet homme? a ait prodigieusement d’affaires dans la tete, puisqu’il y songe encore meme en fesant l’amour. Il echappa a Zadig, dans les instants ou plusieurs personnes ne disent mot, et ou d’autres ne prononcent que des paroles sacrees, de s’ecrier tout d’un coup. La reine! La Babylonienne crut qu’enfin il etait revenu a lui dans un bon moment, et qu’il lui disait: Ma reine. Mais Zadig, toujours tres distrait, prononca le nom d’Astarte. La dame, qui dans ces heureuses circonstances interpretait tout a son avantage, s’imagina que cela voulait dire: Vous etes plus belle que la reine Astarte.
Elle sortit du serail de Zadig avec de tres beaux presents. Elle alla conter son aventure a l’Envieuse, qui etait son amie intime; celle? ci fut cruellement piquee de la preference. Il n’a pas daigne seulement, dit? elle, me rattacher cette jarretiere que voici, et dont je ne veux plus me servir. Oh! oh! dit la fortunee a l’Envieuse, vous portez les memes jarretieres que la reine! Vous les prenez donc chez la meme feseuse? L’Envieuse reva profondement, ne repondit rien, et alla consulter son mari l’Envieux.
Cependant Zadig s’apercevait qu’il avait toujours des distractions quand il donnait des audiences, et quand il jugeait: il ne savait a quoi les attribuer; c’etait la sa seule peine. Il eut un songe: il lui semblait qu’il etait couche d’abord sur des herbes seches, parmi lesquelles il y en avait quelques unes de piquantes qui l’incommodaient; et qu’ensuite il reposait mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le blessait au coeur de sa langue aceree et envenimee.
Helas! disait? il, j’ai ete long? temps couche sur ces herbes seches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses; mais quel sera le serpent? CHAPITRE VII. Les disputes et les audiences. 13 Zadig CHAPITRE VIII. La jalousie. Le malheur de Zadig vint de son bonheur meme, et surtout de son merite. Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et avec Astarte son auguste epouse.
Les charmes de sa conversation redoublaient encore par cette envie de plaire qui est a l’esprit ce que la parure est a la beaute; sa jeunesse et ses graces firent insensiblement sur Astarte une impression dont elle ne s’apercut pas d’abord. Sa passion croissait dans le sein de l’innocence. Astarte se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisir de voir et d’entendre un homme cher a son epoux et a l’etat; elle ne cessait de le vanter au roi; elle en parlait a ses femmes, qui encherissaient encore sur ses louanges; tout servait a enfoncer dans son coeur le trait qu’elle ne sentait pas.
Elle fesait des presents a Zadig, dans lesquels il entrait plus de galanterie qu’elle ne pensait; elle croyait ne lui parler qu’en reine contente de ses services, et quelquefois ses expressions etaient d’une femme sensible. Astarte etait beaucoup plus belle que cette Semire qui haissait tant les borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper le nez a son epoux. La familiarite d’Astarte, ses discours tendres, dont elle commencait a rougir, ses regards, qu’elle voulait detourner, et qui se fixaient sur les siens, allumerent dans le coeur de Zadig un feu dont il ‘etonna. Il combattit; il appela a son secours la philosophie, qui l’avait toujours secouru; il n’en tira que des lumieres, et n’en recut aucun soulagement. Le devoir, la reconnaissance, la majeste souveraine violee, se presentaient a ses yeux comme des dieux vengeurs; il combattait, il triomphait; mais cette victoire, qu’il fallait remporter a tout moment, lui coutait des gemissements et des larmes.
Il n’osait plus parler a la reine avec cette douce liberte qui avait eu tant de charmes pour tous deux: ses yeux se couvraient d’un nuage; ses discours etaient contraints et sans suite: il baissait la vue; et quand, malgre lui, ses regards se tournaient vers Astarte, ils rencontraient ceux de la reine mouilles de pleurs, dont il partait des traits de flamme; ils semblaient se dire l’un a l’autre: Nous nous adorons, et nous craignons de nous aimer; nous brulons tous deux d’un feu que nous condamnons.
Zadig sortait d’aupres d’elle egare, eperdu, le coeur surcharge d’un fardeau qu’il ne pouvait plus porter: dans la violence de ses agitations, il laissa penetrer son secret a son ami Cador, comme un homme qui, ayant soutenu long? temps les atteintes d’une vive douleur, fait enfin connaitre son mal par un cri qu’un redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui coule sur son front. Cador lui dit: J’ai deja demele les sentiments que vous vouliez vous cacher a vous? meme; les passions ont des signes auxquels on ne peut se meprendre.
Jugez, mon cher Zadig, puisque j’ai lu dans votre coeur, si le roi n’y decouvrira pas un sentiment qui l’offense. Il n’a d’autre defaut que celui d’etre le plus jaloux des hommes. Vous resistez a votre passion avec plus de force que la reine ne combat la sienne, parccque vous etes philosophe, et parceque vous etes Zadig. Astarte est femme; elle laisse parler ses regards avec d’autant plus d’imprudence qu’elle ne se croit pas encore coupable. Malheureusement rassuree sur son innocence, elle neglige des dehors necessaires. Je tremblerai pour elle, tant qu’elle n’aura rien a se reprocher.
Si vous etiez d’accord l’un et l’autre, vous sauriez tromper tous les yeux: une passion naissante et combattue eclate; un amour satisfait sait se cacher. Zadig fremit a la proposition de trahir le roi, son bienfaiteur; et jamais il ne fut plus fidele a son prince que quand il fut coupable envers lui d’un crime involontaire. Cependant la reine prononcait si souvent le nom de Zadig, son front se couvrait de tant de rougeur en le prononcant, elle etait tantot si animee; tantot si interdite, quand elle lui parlait en presence du roi; une reverie si profonde s’emparait d’elle quand il etait sorti, que le roi fut trouble.
Il crut tout ce qu’il voyait, et imagina tout ce qu’il ne voyait point. Il remarqua surtout que les babouches de sa femme etaient bleues, et que les babouches de Zadig etaient bleues, que les rubans de sa femme etaient jaunes, et que le bonnet de Zadig etait jaune; c’etaient la de terribles indices pour un prince delicat. Les soupcons se tournerent en certitude dans son esprit aigri. Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d’espions de leurs coeurs. On penetra bientot qu’Astarte etait tendre, et que Moabdar etait jaloux.
L’Envieux engagea l’Envieuse a envoyer au roi sa jarretiere, qui ressemblait a celle de la reine. Pour surcroit de malheur, cette jarretiere etait bleue. Le monarque ne songea CHAPITRE VIII. La jalousie. 14 Zadig plus qu’a la maniere de se venger. Il resolut une nuit d’empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau au point du jour. L’ordre en fut donne a un impitoyable eunuque, executeur de ses vengeances. Il y avait alors dans la chambre du roi un petit nain qui etait muet, mais qui n’etait pas sourd.
On le souffrait toujours: il etait temoin de ce qui se passait de plus secret, comme un animal domestique. Ce petit muet etait tres attache a la reine et a Zadig. Il entendit, avec autant de surprise que d’horreur, donner l’ordre de leur mort. Mais comment faire pour prevenir cet ordre effroyable, qui allait s’executer dans peu d’heures? Il ne savait pas ecrire; mais il avait appris a peindre, et savait surtout faire ressembler. Il passa une partie de la nuit a crayonner ce qu’il voulait faire entendre a la reine.
Son dessin representait le roi agite de fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres a son eunuque; un cordeau bleu et un vase sur une table, avec des jarretieres bleues et des rubans jaunes; la reine, dans le milieu du tableau, expirante entre les bras de ses femmes; et Zadig etrangle a ses pieds. L’horizon representait un soleil levant pour marquer que cette horrible execution devait se faire aux premiers rayons de l’aurore. Des qu’il eut fini cet ouvrage, il courut chez une femme d’Astarte, la reveilla, et lui fit entendre qu’il fallait dans l’instant meme porter ce tableau a la reine.
Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper a la porte de Zadig; on le reveille; on lui donne un billet de la reine; il doute si c’est un songe; il ouvre la lettre d’une main tremblante. Quelle fut sa surprise, et qui pourrait exprimer la consternation et le desespoir dont il fut accable quand il lut ces paroles: «Fuyez dans l’instant meme, ou l’on va vous arracher la vie! Fuyez, Zadig; je vous l’ordonne au nom de notre amour et de mes rubans jaunes. Je n’etais point coupable; mais je sens que je vais mourir criminelle. Zadig eut a peine la force de parler. Il ordonna qu’on fit venir Cador; et, sans lui rien dire, il lui donna ce billet. Cador le forca d’obeir, et de prendre sur? le? champ la route de Memphis. Si vous osez aller trouver la reine, lui dit? il, vous hatez sa mort; si vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je me charge de sa destinee; suivez la votre. Je repandrai le bruit que vous avez pris la route des Indes. Je viendrai bientot vous trouver, et je vous apprendrai ce qui se sera passe a Babylone.
Cador, dans le moment meme, fit placer deux dromadaires des plus legers a la course vers une porte secrete du palais: il y fit monter Zadig, qu’il fallut porter, et qui etait pres de rendre l’ame. Un seul domestique l’accompagna; et bientot Cador, plonge dans l’etonnement et dans la douleur, perdit son ami de vue. Cet illustre fugitif, arrive sur le bord d’une colline dont on voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et s’evanouit; il ne reprit ses sens que pour verser des larmes, et pour souhaiter la mort.
Enfin, apres s’etre occupe de la destinee deplorable de la plus aimable des femmes et de la premiere reine du monde, il fit un moment[1] de retour sur lui? meme, et s’ecria: Qu’est? ce donc que la vie humaine? O vertu! a quoi m’avez? vous servi? Deux femmes m’ont indignement trompe; la troisieme, qui n’est point coupable, et qui est plus belle que les autres, va mourir! Tout ce que j’ai fait de bien a toujours ete pour moi une source de maledictions, et je n’ai ete eleve au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible precipice de l’infortune.
Si j’eusse ete mechant comme tant d’autres, je serais heureux comme eux. Accable de ces reflexions funestes, les yeux charges du voile de la douleur, la paleur de la mort sur le visage, et l’ame abimee dans l’exces d’un sombre desespoir, il continuait son voyage vers l’Egypte. [1] L’erratum de l’edition de Kehl dit de mettre, un mouvement de retour. J’ai suivi le texte de 1747,1748, etc. B. CHAPITRE IX. La femme battue. Zadig dirigeait sa route sur les etoiles. La constellation d’Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le port[1] de Canope.
Il admirait ces vastes globes de lumiere qui ne paraissent que de faibles etincelles a nos yeux, tandis que la terre, qui n’est