A l’origine, depuis l’Antiquite, le roman est un recit contant les aventures merveilleuses ou fabuleuses de heros legendaires ou idealises. Si un heros est aujourd’hui percu comme le personnage principal d’une histoire, les heros etaient alors d’un courage inegalable et accomplissaient des exploits remarquables. A l’oppose de tels modeles, on peut voir le personnage mediocre, a savoir moyen, plutot en dessous de la moyenne, qui n’a donc rien d’extraordinaire, par ce qu’il est et ce qu’il fait. Mais si le roman est devenu avec le temps une ? vre d’imagination qui presente et fait vivre simplement des personnages, fait connaitre leur destin et leurs aventures, un personnage mediocre ne peut-il pas etre le heros d’une telle ? uvre ? Nous essaierons d’apporter une reponse en deux temps ; tout d’abord nous etudierons les avantages qu’offre l’utilisation de heros emblematiques, puis nous montrerons que le personnage mediocre sied parfaitement a un certain type de roman. Le roman a besoin de heros exemplaires, afin d’illustrer des reves et des ideaux, et d’inculquer des valeurs morales et sociales au lecteur, et de creer des aventures extraordinaires.
Les heros mythiques et legendaire illustrent generalement des valeurs telles la determination et le courage, l’intrepidite et la bravoure.
C’est ainsi le recit d’un combat epique mene par un heros exceptionnel et dont la force peu commune et les aventures extraordinaires exaltent, transcendent le Moi du lecteur : on nous presente un personnage heroique par ce qu’il accomplit, et par ses qualites humaines, voire surhumaines. Au-dela du reve et de l’exaltation, l’auteur peut chercher a transmettre un message, une opinion a travers son personnage. Rabelais, contrairement a de nombreux de ses contemporains, n’ecrit pas en langue latine.
Il utilise la langue barbare, s’adresse peuple peu instruit et lui transmet son ideal humain : un homme libre, genereux, pacifiste, mais egalement cultive et sage. Ainsi il presente deux oeuvres qui traverseront l’Histoire litteraire : Gargantua (1534) et Pantagruel (1532). Derriere un langage grossier et un ton leger, Rabelais peint le tableau de ces personnages tels que devraient l’etre l’ensemble de l’Humanite a son gout. Ceux-ci debordent de qualites et ne presentent aucun defaut, on assiste alors a des histoires epiques qui font de leur heros des hommes parfaits.
Cette perfection et cette situation peuvent egalement etre atteintes a partir de peu de moyens. Dans Zadig ou la Destinee de Voltaire (1747), le heros est simple, bien que cultive et respectueux, mais confrontes a de nombreuses mesaventures, sa perseverance et son courage sont mis a l’epreuve. A la recherche du bonheur, il s’instruit, cultive sa curiosite et offre ses conseils a ceux qui en ont besoin ; il finit reconnu de tous, roi de Babylone. Contrairement aux heros mythologiques, il construit lui-meme sa voie, ses aventures surviennent, engendrees par les qualites qu’il developpe, et atteint le prestige.
Il est finalement heros malgre lui. L’emploi de tels personnages vertueux semble incontournable pour donner son sens au roman. Cependant, de nombreux auteurs n’ont pas hesite a mettre en scene des antiheros, mediocres personnages, particulierement depuis le XIXeme siecle. Ce choix vise generalement a se rapprocher de la realite, et peut egalement adresser un message ou exprimer une opinion. Une telle ? uvre est alors egalement porteuse de caracteristiques de son epoque. En 1857 parait le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, dont l’heroine aussi celebre que l’ouvrage ; et pourtant Emma Bovary est un personnage ediocre, qui reve d’une vie exaltante de conte de fees qu’elles lisait dans son enfance, mais se retrouve mariee a un homme qui ne la satisfait en aucun point, malgre sa situation aisee. Flaubert denonce ainsi a travers ce roman sans grandes peripeties ni aventures trepidantes les « m? urs de province », par l’intermediaire d’un personnage bien peu attachant. Madame Bovary stigmatise les stereotypes feminins de la bourgeoisie de l’epoque. Pour sa part, Zola place la mediocrite de ses heros au service de sa these sur l’incidence de l’heredite et du milieu sur le destin de ses personnages.
Ainsi, dans L’Assommoir, l’alcool precipite Gervaise dans la decheance, et sa fille Nana ne connaitra pas un meilleur sort. Tout au long de ses romans, Zola met l’accent sur les defauts de ses heros. Il met aussi en scene la cruaute, comme dans Therese Raquin ou les deux amants assassinent le mari afin d’atteindre un hypothetique bonheur qui restera inaccessible. Ses personnages subissent leur destin plus qu’ils ne le maitrisent, comme ils subissent le poids de la societe et de la condition humaine. Cette derniere est revelee mediocre a travers le realisme de Zola.
Lorsqu’elle est poussee a son paroxysme, la mediocrite revele chez Celine l’absurdite de l’existence. Dans Voyage au bout de la nuit, Ferdinand Bardamu que rien ne prepare a devenir un heros est precipite dans les bassesses humaines, et avance de deception en deception du fait du destin qu’il est amene a vivre. Aux brillantes qualites du heros grec, Celine repond par la vilenie de son antiheros. Sachant que son roman est en partie autobiographique, son ouvrage n’en est que plus pessimiste sur la nature humaine et sur notre monde. Son defaitisme peut alors nous amener a devenir plus lucide, et prendre du recul face a l’enrolement.
Il nous presente un personnage broye par son destin, comme la plupart des heros mediocres. On concoit donc que le heros de roman doive etre exemplaire en tout point afin d’illustrer et transmettre des qualites et des valeurs humaines. Cependant, le heros mediocre est utilise dans le roman par de grands auteurs dans un souci de realisme et permet de faire ressortir une realite de facon plus criante, et « denoncer les vices de son siecle » selon la formule de Moliere justifiant la mise en scene de mediocrite dans sa piece Tartuffe.
De plus, lorsque le heros est rendu attachant par son auteur (comme dans le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel), sa mediocrite nous aide a accepter nos failles et etre plus tolerant envers nous-meme et nos pairs. Et si, comme disait Zola dans Deux definitions du roman, « le premier homme qui passe est un heros suffisant », le simple fait de vivre ne serait-il pas un acte d’heroisme ?