Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS Accueil bibliotheque SFLGC Vox Poetica LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS Les comparatistes entretiennent, me semble-t-il, avec la comparaison des rapports plutot ambigus, voire conflictuels. Je plaide coupable. Qu’il me soit permis de citer les mots avec lesquels j’ouvre mon manuel La litterature generale et comparee (Paris, A. Colin, 1994) : Mais vous, les comparatistes, que comparez•vous ? A cette question, faussement naive et vraiment malicieuse, le comparatiste se doit de repondre : rien.
Mais peut-etre ne faisais-je que mettre mes pas dans ceux de Jean-Marie Carre qui, dans sa preface a La litterature comparee (QSJ ? no 499, 1951) de Marius•Fr. Guyard, affirmait : La litterature comparee n’est pas la comparaison litteraire. Il ne s’agit pas de transposer simplement sur le plan des litteratures etrangeres les paralleles des anciennes rhetoriques [ … ] Nous n’aimons pas beaucoup a nous attarder aux ressemblances et differences entre Tennyson et Musset, Dickens et Daudet, etc.
A l’inverse, d’autres verraient volontiers dans la comparaison non seulement le symbole de nos activites mais l’apotheose de toute veritable activite intellectuelle. Ainsi George Steiner (Passions impunies, Gallimard, 1997) dans un chapitre au titre suggestif « Lire en frontalier » consacre a la discipline, n’hesite pas
Il conviendrait peut-etre de reflechir sur notre ou nos pratiques, sur l’acte comparatiste qui est prioritairement lecture, lecture comparatiste ou mieux comparante, pour parvenir peutetre a quelques mises au point benefiques et salutaires. Pour rendre compte de nos pratiques, je me propose d’en dresser successivement, mais avec une inegale attention, l’archeologie, l’anatomie, la typologie, la theorie et possiblement la philosophie.
I C’est par un exemple quelque peu inhabituel par rapport au stock de noms rituellement avances pour montrer qui etaient nos ancetres les comparatistes que je voudrais commencer. Dans ses Nuits attiques (X, Ill), le grammairien et polygraphe Aulu Gelle se livre a une « etude comparee » de quelques « passages celebres, tires des discours de C. Gracchus, de Ciceron et de M. Caton ». Ce qui m’interesse est la facon dont l’exercice de comparaison est amene, defini.
Curieusement, deux mots sont necessaires pour la definition : « Locorum quorumdam illustrium collatio contentioque facta ex orationibus C. Gracchi, M. Ciceronis et M. Catonis. » Pour comparer, Aulu Gelle a du d’abord assembler (conferre, collatum) et aussitot mettre en parallele (collatio est le « parallele » en rhetorique, cf. Quintilien V, 11, 23), comparer mais dans le sens d’un rapprochement. Ensuite il a fallu faire la demarche inverse : proceder a une distinction, a une mise en evidence de differences, contentio etant employe en rhetorique dans le sens d’antithese (Quintilien, IX, 3, 81).
De fait, il s’est agi de faire entrer des textes en dialogue, c’est-a-dire en coincidence, en une sorte d’assemblage ; puis distinguer, separer (dia-ballein est l’action « diabolique » qui pratique la separation, amene au jour l’antithetique). C’est dire que la difference ne peut etre justifiee qu’apres elucidation du projet global qui a preside a la multiplication des textes. Une sorte de pre-synthese est donc toujours a la base du geste comparatiste. Si separer est compromettant, assembler l’est plus encore : dis-moi quel est ton corpus retenu et je te dirai ce que tu veux chercher…
Je ne m’attarderai guere sur le parallele qui a sans doute en Plutarque son ancetre et en August-Wilhelm Schlegel son precurseur, du point de vue comparatiste. Sa comparaison entre la Phedre d’Euripide et celle de Racine (1807) reprise dans son Cours de Litterature dramatique (Paris, 1814), inspiree peut•etre par les talents dramatiques de Madame de Stael dans le role de la fille de Minos et de Pasiphae sur son theatre de Coppet, peut a bon droit passer pour un modele du genre et pour le point de depart du mouvement romantique en France.
Il fut en tout cas durement attaque par l’Abbe Geoffroy dans le tres http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (2 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS academique Journal de l’Empire. Sur ce chapitre des « paralleles », peut-etre faudrait-il ne pas se cantonner a l’exercice rhetorique. On ne saurait oublier la tradition hermeneutique des « passages paralleles », issue des « concordances » telles qu’on les pratique dans le texte biblique.
On la trouve exposee au xviiiP• siecle dans l’ouvrage de Georg Friedrich Meier (1718•1777), Versuch einer Allgemeinen Auslegungskunst/Essai d’un art universel de l’interpretation (1748), reimprime en 1965 par Lutz Geldsetzer (Peter Szondi, Introduction a l’Hermeneutique litteraire, Paris, ed. du Cerf, 1989 : 69•87). Je n’insisterai pas non plus sur le premier Cours de Litterature comparee de MM.
Noel et Delaplace qui, des 1816, offre deja les deux defauts redhibitoires de la discipline qui n’etait pas meme reellement nee : la juxtaposition (en une suite de volumes consacres aux litteratures etrangeres sous forme de lecons litteraires et morales) a laquelle il faut ajouter la comparaison spontanee, ingenue qui est suggeree mais non developpee : Ils aimeront sans doute comparer Pascal avec Addison, Clarendon avec Bossuet, Voltaire tour a tour avec Shakespeare, Pope et Parnell, Massillon avec Blair, Delille avec Denham, Goldsmith et Darwin, Thomson avec Saint Lambert, Florian avec Byron ( … ] M. e Chateaubriand avec Goldsmith, etc. Paralleles, mises en paralleles et comparaisons aboutissent a la premiere litterature comparee illustree par Villemain a la Sorbonne en 1828-29 avec son « Tableau compare » grace auquel on pouvait voir « ce que l’esprit francais avait recu des litteratures etrangeres et ce qu’il leur rendit » et defendue a la fin du siecle par Ferdinand Brunetiere en ces termes dans L’Evolution des genres : S’il est interessant de comparer l’ornithorynque et le kangourou, les memes raisons, absolument les memes, rendent necessaires la comparaison du drame de Shakespeare avec celui de Racine.
Cette litterature comparee represente, je l’espere, une espece disparue. Je souhaiterais plutot discuter le privilege dont jouit Mme de Stael qui passe pour la pionniere, la marraine ou la patronne de nos etudes comparatistes. Si j’en crois Georges Poulet (La conscience critique, Corti, 1986 : 15•25) et Jean Starobinski (Table d’orientation, L’age d’Homme, 1989 : 57•110), elle pourrait plutot apparaitre, par le principe d’enthousiasme qu’elle applique a ses lectures, a commencer par celle de Rousseau, comme l’initiatrice d’une critique d’identification ou creatrice, reflexive.
Je verrais beaucoup plus notre discipline sous le double patronage quelque peu ambigu de Mme de Stael, sans doute, mais aussi d’Herodote, l’ethnographe, le voyageur, l’affabulateur. Ainsi l’on comprendrait mieux la double face de notre discipline : pensee de l’alterite et activite comparante. Francois Hartog dans sa grosse etude Le miroir d’Herodote (Gallimard, 1980) met en http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (3 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS vidence la logique d’une ecriture qui fait passer une alterite opaque (le monde non grec) a une « alterite porteuse de sens » pour reprendre les mots des deux historiens Guy Bourde et Herve Martin (Les ecoles historiques, Le Seuil, 1983 : 16). Francois Hartog a tres utilement distingue quatre operations qui sont en fait des variations comparatives entre les Grecs et les autres. 1. L’opposition terme a terme avec cas d’inversion : les Egyptiens font l’envers des Grecs (les femmes vont au marche et les hommes restent chez eux et tissent). Il joue du schema binaire avec images contrastees. . La comparaison, l’analogie, autre facon de ramener l’autre au meme. La course des messagers du roi de Perse ressemble a la course des porteurs de flambeaux en Grece. Il etablit en ce sens des paralleles : cela ressemble a… 3. Il pratique parfois la traduction pour faire mieux comprendre Xerxes signifie le guerrier. 4. Enfin et surtout il decrit, inventorie, c’est-a-dire il apprivoise par le discours l’inconnu, il colonise le different et F. Hartog a bien montre comment, en decrivant les Scythes, Herodote construit une « figure de nomade » qui rend « pensable » son alterite.
A ce schema, ce systeme, Guy Bourde et Herve Martin ont cependant pu proposer deux complements : 1. L’autre est merveilleux et totalement different du connu, c’est•a•dire de l’observateur. 2. L’autre est l’ancetre et parfois tenu pour superieur a la reference connue (l’Egypte ainsi devient le berceau de la Grece). Sans doute sommes-nous en face de procedures qui reposent sur des dichotomies simples, des binarites qui trahissent une difference absolutisee et non dialectisable (cf. La litterature generale et comparee, Colin, 1994 : 167•168).
Mais il faut mesurer tout l’interet de cette premiere typologie de cas, de modalites de l’ecriture de l’alterite. Joseph Texte, l’auteur de la premiere these de litterature comparee, J. •J. Rousseau et les origines du cosmopolitisme litteraire (1895), a bien mis en lumiere le travail « comparatiste » de Mme de Stael. Il montre comment la distinction fondamentale entre litteratures du Midi et du Nord est une comparaison qui a ete precedee d’une « operation d’analyse delimitant les objets de la future comparaison ». Mais pour mener a bien cette comparaison, il faut faire appel a des notions qui ont ete systematiquement etudiees par H.
Taine, promu « heritier de Mme de Stael » : la race, le genie ou l’esprit, mieux « la psychologie des peuples » (cites par J. Texte). Et celui-ci n’hesite pas a proclamer que « la litterature est, avant tout, un probleme d’ethnographie » et qu’il y a des varietes d’hommes comme il y a des varietes de taureaux ou de chevaux. Peu importe que J. Texte n’ait pas songe a mentionner Montesquieu comme modele que Mme de Stael transpose au plan litteraire. Ces deux exemples permettent de situer la comparaison et l’etude de l’alterite en couples, mais inverses.
La comparaison peut fort bien se passer de considerations culturelles ou ethnographiques, surtout si elle s’attache http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (4 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS a des problemes formels. C’est a nos yeux une erreur, puisque tout echange, tout dialogue de cultures est la traduction d’un rapport de force et qu’il n’est pas opportun ni meme licite de sortir les formes litteraires de leur contexte social et culturel. De son cote, l’etude de la dimension etrangere ne peut valablement tre menee sans le recours a des procedures d’evaluation et de comparaison dont il faut avoir une claire conscience. On peut dire qu’acculturation et mieux encore transculturation, soit un processus dialectique qui comporte une reponse ou une resistance a l’acculturation (transculturaci6n, notion mise au point par le Cubain Fernando Ortiz et systematiquement ignoree par la tradition europeenne et nord•americaine) dessinent et proposent l’essentiel de ces procedures. Au cours de la premiere moitie du XXe siecle, les comparatistes evitent le mot comparaison.
A la faveur du mot « frontiere » qui a transforme le comparatiste en douanier vetilleux, le mot important est « rapport » et plus encore « rapport de fait », ainsi que la belle notion de « passage » proposee par Van Tieghem. Ce dernier, de plus, precise la transformation de la litterature comparee en une histoire litteraire generale, grace a des « mailles » que l’on « tissera » (sic) entre les differentes histoires litteraires et « au•dessus » d’elles. Ces deux positions, procedures sont aussi celles qui peuvent servir a la synthese d’une comparaison entre plusieurs textes, comme on le verra. De leur cote, Cl.
Pichois et A-M. Rousseau preferent parler de l’art methodique, « par la recherche des liens d’analogie, de parente et d’influence, de « rapprocher » la litterature d’autres domaines d’expression ou des faits et des textes litteraires entre eux ». L’acte de rapprocher suppose de toutes facons une hypothese explicative, voire une explication de type causal qui n’est pas sans ressemblance avec l’acte de « retrodiction », propre aux historiens, tel que le definit Paul Veyne sur lequel nous reviendrons plus loin. On dira sans doute qu’il importe peu de chercher a opposer des synonymes : rapprocher, comparer, confronter, etc. u rapports, relations, comparaisons, etc. Il n’en demeure pas moins que l’essentiel nous apparait clairement : « entre » et « au-dessus de » (l’inter et le supra, cf. La litterature generale et comparee, 1994 : 20) donnent consistance et coherence a l’acte comparatiste. II Il est entendu que la comparaison n’est pas un acte exclusif ni specifique de la litterature comparee ou du comparatisme litteraire. On pourrait l’envisager en termes de logique comme un acte de pensee hypothetico-deductif qui procede par induction puis par deduction.
Mais la discipline ne repond pas aussi facilement ou simplement a cette proposition. Si je reflechis a la pratique quasi quotidienne (pedagogie ou recherche), je dirais que c’est deja dans le choix du titre (le « chapeau » du programme ou le titre programmatique de la these) que reside l’essentiel du travail d’analyse et de synthese de la comparaison, lato sensu. Il n’est pas faux de dire que, pour un etudiant comme pour un lecteur de these, la prise de contact avec le titre est essentielle. Le titre bien concu, bien formule, delimite et http://www. vox-poetica. rg/sflgc/biblio/comparaisons. html (5 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS verrouille, exprime en resume et in nuce la problematique qui sera celle du programme ou du travail de recherche. Le titre, fil conducteur des differentes lectures possibles, des jeux de ressemblances et de differences, est aussi l’hypothese proposee par l’enseignant ou le chercheur qui l’autorise a avoir effectue un regroupement de textes ou tel choix pour son corpus. Le titre retenu cree, oriente les lectures. Il justifie, cautionne les comparaisons.
Il est l’annonce d’une longue demarche illustrative, inventive ; il doit d’emblee emporter l’adhesion et prouver qu’il n’y a pas de sujet pauvre ou ingrat : il n’y a que des sujets qui sont mal poses. Il peut etre aussi un revelateur pour des aspects, des elements d’un texte qui n’auraient pas ete vus, retenus, s’il avait fait l’objet d’une lecture singuliere, unique, isolee, non comparee a d’autres, d’une lecture de specialiste. Toutes ces lectures en serie aboutissent a ce que Yves Chevrel a appele des lectures « en va et vient » ou a ce que Francis Claudon a nomme des lectures « laterales ».
On pourrait dire aussi transversales. Et pour ne pas oublier la comparaison issue de la reflexion sur l’Autre, parlons aussi de « mouvement pendulaire (qui) va permettre l’instauration d’un sens », definition imagee qu’utilise Michele Duchet (Le partage des savoirs, La Decouverte, 1984 : 36) pour definir le travail du Pere Lafitau, l’un des pionniers de l’ethnologie comparee, avec son ouvrage Les moeurs des sauvages americains comparees aux moeurs des premiers temps (1724).
Laterales, transversales, pendulaires, ce sont ces lectures qui donnent validite et dynamisme a la comparaison, a la serie de comparaisons qui va se developper, d’un texte a l’autre, d’un ensemble ou d’une serie a d’autres, et qui fournit la base de la synthese, des axes, des lignes directrices qui non seulement permettent de passer d’un texte a un autre, mais de les lire comme un nouvel ensemble (l’inter et le supra … ).
Cette synthese sera d’autant plus riche, variee qu’il y aura eu une reflexion non seulement sur les textes regroupes, mais de facon abstraite, theorique, sur des questions plus generales soulevees par le sujet retenu et qui ressortissent a la thematique, au mythe, a l’image, au genre, a la poetique, etc. Mais le « detour » (et j’employais ce terme dans mon manuel de 1994 et bien avant, et d’autres l’ont fait egalement, on verra pourquoi j’insiste sur le mot plus tard), le detour par une ou plusieurs litteratures peut-il etre assimile a un travail, a un projet autonomes ?
Rien n’est moins sur. Le comparatiste doit justifier ses mises en relation, ses manipulations, les detours faits par telle ou telle litterature etrangere et les lectures nouvelles qui peuvent parfois reveler, par le jeu des comparaisons, des aspects inedits, ignores de certains textes retenus. L’analyse litteraire ici n’est pas une fin au meme titre que l’etude specifique d’un texte. Elle apparait toujours comme un moyen et la comparaison est d’ailleurs, dans le cas d’un programme, toujours inachevee (elle n’a de fin que elle du cours) et dans le cas d’une these elle se confond avec le plan, plus ou moins bien pose pour ratisser tous les aspects dans un ordre logique supposant clarte et progression. Aussi le comparatiste a-t-il toujours besoin de se justifier pour faire accepter son travail et pour se justifier. Comme j’ai voulu l’ecrire : le telos du comparatiste est sa toile de Penelope. Quant a la nature hypothetico-deductive du travail, j’ai pu montrer, en utilisant les travaux http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. tml (6 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS des Belges Guy Jacquois et Pierre Swiggers (Le comparatisme au miroir, Louvain la Neuve, 1991), qu’il s’agissait bien plutot, comme ils le suggeraient de facon si subtile et sure, d’abduction que de deduction. Je ne reprendrai pas la demonstration a partir de la definition classique de l’abduction donnee par C. S. Pierce, lequel tient l’abduction pour la seule espece de raisonnement susceptible d’introduire des idees nouvelles.
Qu’il suffise de rappeler que si l’abduction peut se definir comme mouvement de pensee de la maniere suivante : « Le fait surprenant C est observe. Si A etait vrai, C irait de soi, il y a donc des raisons pour soupconner que A est vrai », alors on peut identifier un cheminement identique dans de nombreuses etudes de rapports, de relations compa– ratistes. Et si l’on veut passer au plan negatif ou critique, on peut dire que le comparatiste est, de par ce type de aisonnement, voue a des observations non homogenes et doit s’accommoder d’une pluralite de methodes et de strategies. Sa tache est bien d’elaborer un discours (un « interlangage » disent les chercheurs belges) qui pourrait se definir comme une demarche de description. Premiere exigence, mais aussi premiere limitation. Mais les faits compares, le resultat des comparaisons ne sont pas evidents : ils sont du domaine des analogies, des equivalences, des filiations, le tout relevant de l’ordre du relatif, sans que rien soit demontrable.
Si la comparaison, meme bien menee, aboutit au relatif, que dire alors de celles qui basculent dans la juxtaposition ou qui debouchent sur la reconnaissance de la specificite de chaque element compare, regroupe ? Chaque fois que la mise en rapport aboutit a consolider des dichotomies, des singularites, elle a manque son but : elle n’a rien cree de nouveau (il n’y a pas eu de veritable abduction), il n’y a rien eu de construit ni entre, ni au•dessus des textes ou des faits regroupes.
C’est pourquoi les chercheurs belges ont raison de souligner que le comparatisme est avant tout une « visee » et qu’il n’est pas definissable en tant que domaine ou en tant que methode. Par visee, il faut entendre que l’examen du comparatiste reside dans la recherche, la confrontation d’ensembles de donnees, d’analogies structurelles ou de rapports systemiques qu’on pourra ensuite expliquer par l’histoire, par des principes de causalite divers.
Ils proposent de nommer « comparats » ces unites descriptives ou approches correlatives puisque la visee comparatiste est essentiellement une mise en correlation d’objets. Cette mise en correlation peut porter sur des coincidences histo– riques, des parallelismes methodologiques, des similarites structurelles ou la subsumption d’un ensemble de donnees dans la culture humaine et dans les capacites du sujet producteur qu’est l’homme.
Sous reserve d’un discours elabore par lequel le comparatisme definirait une demarche de description, la discipline pourrait etre envisagee comme une « ethnographie ouverte », etudiant les cultures comme des polysystemes en contact, avec une attention portee aux echanges, aux oppositions, aux derivations, aux imitations, aux adaptations, en gros aux correspondances (homologie de contenu d’ordre qualitatif), aux equivalences (correspondances quantitatives) ou homomorphies (correspondances formelles ou structurelles).
On se souviendra que Joseph Texte envisageait deja, en bon comparatiste, la litterature comme ethnographie. http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (7 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS Quant a la fameuse « influence », chere a l’ancienne litterature comparee, elle suppose bien des correspondances chronologiques (ou equivalences), des correspondances homologiques (transfert de themes, de motifs) et/ou des correspondances homomorphiques (transfert de genres formels, de procedes stylistiques).
Mais dans tous ces cas qui sont autant de descriptions de programmes, de lectures comparatistes, le fait compare n’est pas « evident », il ne s’impose pas, il n’est pas absolu, il est « non contraignant » et trop peu « rigoureux », il est relatif dans tous les sens du terme. Je dirais volontiers que le comparatiste est condamne a travailler sur du second, du virtuel. A l’aide des reflexions de deux chercheurs belges, nous avons pu y voir plus clair dans nos travaux.
On attend donc du comparatiste qu’il sache bien maitriser les exercices enumeres : il doit savoir monter toutes ces gammes. Mais on attend surtout qu’il sache agencer et composer, qu’il montre comment ces exercices menent a quelque chose de neuf, de nouveau. Bref, que la mise en rapport ait ete feconde et que la comparaison prouve sa valeur heuristique. Mais, au dela de procedures decrites et evaluees, la comparaison qui est fondamentalement lecture peut-elle faire l’objet d’un classement plus large et tout aussi eclairant pour la prise de conscience de nos pratiques?
III Je mettrais de cote la comparaison portant sur la litterature et les arts, la comparaison inter-artistique, c’est-a-dire sur le travail qui porte sur le passage d’un systeme de representation narrativo-verbal a un systeme autre : narrativo-pictural pour la peinture (pour reprendre les termes de Louis Marin, Etudes semiologiques, 1972) ou expressif et non plus narratif dans le cas de la musique, par exemple. On pourra aussi se reporter aux etudes de Roman Jakobson (Questions de poetique, Paris, Le Seuil, 1977) sur l’art verbal des poetes-peintres et sur les rapports entre musicologie et linguistique.
Il s’agit, il s’agirait dans tous ces cas d’inventer une intersemiotique capable de decrire deux systemes differents (texte et systeme iconique ou musical) ou une transsemiotique susceptible d’analyser les elements en commun (cf. aussi dans le meme ordre d’idee J. •L. Cuppers, Euterpe et Harpocrate ou le defi litteraire de la musique, Bruxelles, Facultes univ. Saint Louis, 1988). Il faut (et l’on retrouve les deux principes ou positions de l’entre et du dessus, de l’inter et du supra), penser a la fois l’interrelationnel et le differentiel, lequel se definit comme une suite de transpositions.
Mais la tache est ardue et peut-etre entachee de quelque arbitraire ou vouee a l’aporie. Michel Foucault dans Les Mots et les choses, apres avoir decrit Les Menines a beau jeu de remarquer : « On a beau dire ce que l’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit. » La formule peut d’ailleurs rebondir au plan de la litterature et l’on peut songer a l’extrapolation proposee par Roland Barthes dans sa Lecon (Le Seuil, 1977 : 21•22) : Le reel n’est pas representable et c’est parce que les hommes veulent sans cesse le representer par des mots qu’il y a une histoire de la litterature. ttp://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (8 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS Ce cas de comparaison interdisciplinaire mis a part, j’ai pu distinguer quatre types de lectures comparatistes : 1. A partir d’un seul texte, en s’appuyant sur le principe d’intertextualite (tout texte est « absorption » et « transformation » d’un autre ou d’autres textes, tout texte est un intertexte dans la perspective de Barthes, mais aussi de Bakhtine et de Genette).
Cette co•presence d’une pluralite de textes dans un seul texte autorise une lecture « differentielle » qui essayerait de comprendre les mecanismes d’une assimilation desormais nommee intertextualite en fonction de quatre grands principes bien mis en lumiere par Genette : la conservation (la citation), la suppression (ou probleme de la trace), la modification ou transformation (probleme des sources) ou le developpement (probleme de l’amplification). Mais on peut aussi etudier a partir d’un texte et d’une etude par exemple imagologique la dimension etrangere d’un texte (lectures etrangeres, voyages, correspondances, modeles etc… d’une ? uvre, d’une litterature. Dans les deux cas, lorsqu’il s’agit de textes, la lecture comparatiste tendra a se confondre, par moments ou dans sa visee, avec l’elucidation de principes de production, d’elaboration, de creation, de logique de l’imaginaire. Je veux souligner le double mouvement que ce type de lecture peut offrir. Ou bien tailler dans l’? uvre une dimension comparatiste en problematisant la question de la dimension etrangere (la otredad chere a Octavio Paz citant Antonio Machado ou l’ailleurs), en rapportant la partie (l’etranger) au tout (l’oeuvre) et je citerai la courte etude de Gerard Genette portant sur Proust et
Venise (« Matiere de Venise » dans Territoires de l’imaginaire. Pour Jean-Pierre Richard, Le Seuil, 1986). Ou bien la confrontation d’une oeuvre, en soi riche d’ouvertures sur l’etranger (espace europeen, dialogue inter•continental … ) avec un ensemble polyculturel et multilingue et je prendrai l’exemple d’une these toute recente que j 1 ai eu plaisir a diriger (Annick Le Scoezec Masson, Valle Inclan et la sensibilite fin•de•siecle). Je ne resiste pas a citer un exemple limite de ce genre de questionnement. Il ne s’agit pas d’un travail comparatiste, mais d’une « lecture » de Mallarme par Jacques Derrida (D.
Attridge ed. , Acts of literature, New York, Routledge, 1992 : 110•126). Mallarme, sa langue, sa poesie sont etudies dans la perspective de l’influence anglaise qui concerne en effet de pres la pensee et l’on n’ose dire la « carriere » du professeur-poete (nous soulignons les mots importants du point de vue «comparatiste»): We know, and not only through his biography, that Mallarme’s language is always open to the influence of the English language, that there is a regular exchange between the two, and that the problem of this exchange is explicitly treated in Les mots anglais.
For this reason alone, « Mallarrne’ does not belong completely to « French literature ». 2 et 3. Lectures binaires (paralleles) ou plurielles. Dans les deux cas, il s’agit de lectures qui ressortissent a la poetique, de lectures thematiques, transversales, transtextuelles ou laterales (Jean Rousset a parle de « metamorphoses laterales » a propos du mythe de Don Juan). Il s’agira de batir un tertium comparationis entre les textes, veritable utopie http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (9 sur 21) [10/09/2009 15:21:05]
Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS textuelle qui entretient des rapports avec chaque texte en presence, mais qui ne ressemble a aucun d’eux (utopie comme neutre au sens donne par Louis Marin, Utopiques. jeux d’espace, Minuit, 1973). Eleve a l’intersection d’ensembles qui ont chacun sa specificite, ce texte construit se nourrit d’interferences, d’intersections, de rencontres, d’echanges. Lire, c’est toujours relire, lier et relier. C’est dans ce cas aussi parier sur l’illumination mutuelle de plusieurs textes susceptible de degager un ou plusieurs enjeux en commun.
Il s’agit bien de construire une comparaison, un ensemble comparant. Mais comment comparer des singularites sans passer par la construction d’ensembles, de sousensembles, de series ? Il faut donc admettre que la litterature comparee plus que d’autres approches critiques suppose que le texte est a la fois pure singularite et, a certains niveaux, et dans une certaine mesure, de nature seriable. Et il faut reconnaitre que cette proposition appliquee a la poesie constitue un serieux probleme auquel s’ajoute celui de la traduction.
Faire entrer des textes, poetiques ou non, en resonance, mettre au jour des constantes, sans oublier de conserver et d’expliquer des variantes, represente le defi comparatiste et ce qui de fait pose le probleme de la legitimite de sa demarche. Ce type de lecture est generalise dans le cas d’etudes thematiques et il faut ici citer Georges Poulet (Trois essais de mythologie romantique, Paris, Corti, 1966) et sa sobre et claire defense et illustration de cette pratique La critique thematique peut encore nous reveler ce qui se transmet d’une pensee a d’autres, ce qui se decouvre en diverses pensees comme etant leur principe ou fond commun.
Alors elle tend a se confondre avec cette histoire des idees, des sentiments, des imaginations qui devrait toujours etre adjacente a l’histoire dite litteraire. On se souviendra que le comparatiste decrit aussi un « passage », meme dans le cas simple du passage de frontieres. J’ai tente aussi de rendre compte de cette lecture laterale en ces termes (Images et mythes d’Haiti, Paris, l’Harmattan, coll. « Recifs », 1984 : 7) : Cela suppose que par une serie de glissements controles et de similitudes identifiees et exploitees, un texte puisse en eclairer un autre.
La lecture ainsi concue est une ecoute des textes, la plus detaillee et la plus large a la fois. Elle s’identifie a un jeu de miroirs ou se dessinent alternativement les principes organisateurs, les schemas fondateurs, les logiques et les derives de l’imagination creatrice, les decalages et les surimpressions d’elements, les motifs secondaires. Lectures a la fois oscillantes et croisees ou le specialiste de telle ou telle litterature peut ne pas reconnaitre « son » texte, son auteur. Mais y a•t•il un sens, un texte ? Une lecture critique bien menee est toujours nouvelle.
Je mentionne deux variantes tres differentes a ce genre de lectures qui peuvent intimider ou rebuter. La premiere prend une base simple et sure (un texte) et suit ses variations, http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (10 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS lesquelles constituent l’essentiel du corpus. Je pense a la sobre et penetrante etude de Carlos Garcia Guall qui prend dix variations ou variantes dans le temps et l’espace (diachronie et heterotopie) de la fable esopique du corbeau et du renard (El zorro y el cuervo, Madrid, Alianza ed. 1995). Aucune interrogation prolongee sur les modeles anterieurs, l’attention est posee sur le « patron » esopique, ses traductions, ses transformations, ses interpretations et recreations, sur ce~qui se conserve et sur ce qui change sans jamais pretendre aller vers l’essence de la Fable. Mais le comparatiste n’est jamais a l’abri de quelque surprise, tant la matiere qui est la sienne est immense, a l’echelle d’une Weltliteratur. Au corpus largement diachronique ainsi constitue peut s’en ajouter un autre, selon les capacites et les connaissances du chercheur.
Le Pere Garibay, bibliothecaire de Rhilippe II, signale, dans son Historia de la literatura nahuatl, des traductions en langue nahualt de ces fables, l’une des rares manifestations de textes profanes, sans autre interet, a ses yeux, que celui de fournir des informations sur la mentalite indigene, ce qui nous fait passer, une fois de plus, de la comparaison formelle a l’anthropologie culturelle (Gordon Brotherston, et Gunther Vollmer ed. , Aesop in Mexico.
Die Fabeln des Aesop in aztekischer Sprache, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1987). La seconde mise au contraire sur l’ouverture illimitee du corpus et fait jouer les echos innombrables que des textes moins regroupes que mis en resonance autorisent, ou du moins permettent. Je citerai la « Chambre d’echo » qui ouvre Barroco de Severo Sarduy, essai poetique et non etude au sens strict du terme, mais qui entend confronter des textes a des « modeles scientifiques », d’ordre cosmologique.
De facon significative, Sarduy, s’engageant dans une confrontation entre systeme de pensee scientifique et imaginaire, en l’occurrence baroque, et textes ou oeuvres d’art, prend soin d’eviter toute presentation de type causal (relation dite « de fait » entre un etat des connaissances auquel correspondrait un type de litterature), et parle de « retombee » : L’ecoute de ces resonances n’est commandee par aucune notion de contiguite ou de causalite : chambre ou l’echo parfois precede la voix. Mais telle qu’elle est presentee en exergue, la « retombee » peut devenir une veritable notion operatoire en litterature comparee.
On appreciera cependant sa nature : causalite achronique/isomorphie non contigue, /ou/ consequence d’une chose qui ne s’est pas encore produite/ressemblance avec quelque chose qui pour le moment n’existe pas/. La demarche qui utilise cette notion n’est pas eloignee, a tout prendre, de l’abduction definie plus haut. Encore faut•il voir que son originalite majeure reside dans la nature ambigue des liens explicatifs ou descriptifs qu’elle expose. 4. Face a l’aporie de l’acte comparatif et des lectures laterales, Jean Rousset a propose ce que je tiens pour une relance de la comparaison par l’elaboration d’un « modele ». ttp://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (11 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS Dans le cas du mythe de Don Juan, il parle d’un « scenario donjuanesque permanent » dont les unites constitutives, les invariants sont au nombre de trois (le mort, le groupe feminin, enfin le heros lui•meme qui s’attaque au Mort et qui recevra le chatiment final. Par invariant, il faut ici entendre la composante d’un modele : c’est une abstraction qui sert a un « dispositif triangulaire minimal » qui determine donc « un triple rapport de reciprocites ».
Jean Rousset propose une methode structurale dont il ne veut nullement etre prisonnier. Il veut lire des textes, proceder a des microanalyses, a des superpositions (il a lu a la fois Levi-Strauss et le feuilletage du mythe ou son empilement necessaire a la mise au jour de « paquets de relations » et Charles Mauron qui pratique la superposition pour l’etablissement de ses metaphores obsedantes). Superpositions donc d’elements, de sequences, d’unites diverses, « mise en pile » ecrit•il, du corpus, traitant les versions u mythe comme si elles etaient synchroniques, de facon a degager les principales combinaisons, c’est-a-dire les facons possibles de comparer. Le corpus est tributaire de la subjectivite (connaissances linguistiques, preferences), les lectures peuvent etre traversees par des contiguites thematiques, des associations d’idees : l’elaboration d’un schema, d’un modele est un temps de reflexion a la fois subjectif et objectif. Le schema permet le « filtrage » des textes et justifie le rejet d’autres (relevant par exemple d’autres demarches libertines).
Les textes retenus le sont en raison de leur pertinence par rapport a un schema et non en raison de qualites esthetiques ou d’arbitraire (pas plus d’une certaine quantite … ). Jean Rousset renouvelle avec efficacite sa methode dans Leurs yeux se rencontrerent (Corti, 1984) consacre a la scene de premiere vue dans le roman, scene•cle, situation fondamentale et topos narratif. La methode consiste en ceci : 1. Degager d’abord de textes pris au hasard un certain nombre de traits constants et les constituer en une structure coherente. 2.
Une fois le modele construit, il devient possible d’organiser une etude, un parcours de lecture commande par les constantes decelees sur une serie de textes « superposes ». Le mot est significativement repris. 3. Le modele (ici sorte de forme ideale) joue le role de « grille de lecture » permettant de poser des « questions pertinentes » et d’organiser le developpement de l’etude. 4. Le modele theorique permet d’isoler trois possibilites narratives l’effet et la soudainete de l’effet, l’echange, le franchissement, la communication d’un message, manifeste ou latent, enfin le franchissement ou l’annulation de la distance.
A noter que les ecarts par rapport a ce modele prennent autant d’importance que les applications et illustrations du modele. Qu’il me soit permis de signaler que, mis a part ce dernier cas, mes preferences vont nettement au premier cas de figure. La « comparaison » va de pair avec une reflexion sur http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (12 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS la composition, la creation. Le travail (de these) par exemple est circonscrit, modeste, mais stimulant.
Je prefere un travail sur Marguerite Yourcenar et l’Italie (these de Camilo Faverzani) a je ne sais quel accouplement de la romanciere avec des homologues etrangers, sous le pretexte douteux que ce genre de pratique matrimoniale servirait a l’avancement des reflexions theoriques sur le roman, voire a l’amelioration de la race litteraire. IV La visee de l’acte comparatiste etant toujours ambigue ou discutable, la construction de modeles explicatifs, a la fois analytiques et synthetiques, represente l’activite la plus dynamique du travail compa–ratiste.
On en a vu d’ailleurs un exemple avec le modele propose par Francois Hartog pour Herodote. On peut dire que toute lecture « laterale » (cas 2 et 3) tend a produire son propre modele qui se confond avec le plan de la «comparaison ». C’est par l’existence d’un veritable modele explicatif qui montre comment l’on passe de l’inter au supra que la « comparaison » trouve sa justification et sa validite. Nous nous sommes essaye a ce type d’exercice chaque fois qu’un corpus de trois ou quatre textes etait a etudier, dans le cadre d’une question d’agregation (cf. e theme de la misanthropie, de la comedie au XVIIIe siecle dans Le Bucher d’Hercule; cf. Le roman du poete, (Joyce, Rilke, Cendrars), ed. Champion, 1996; cf. « Les semences du temps », Destin et tragedie, Didier erudition, 1998, ou alternent des modeles d’inspiration esthetique et philosophique). On notera, dans le cas des etudes de Jean Rousset, que l’elaboration d’un modele relativise le probleme du corpus, Il faut un nombre significatif de textes, mais d’autres textes peuvent etre convoques par le lecteur : ils le seront a titre de contre-epreuve, elargissant la serie sans devoir la remettre en cause.
Mais l’elaboration de modeles doit aussi concerner nos pratiques, nos champs de recherche. Nous en donnerons quelques exemples. Dans son manuel Entre Io uno y Io diverso (Barcelona, 1985), Claudio Guillen etablit une continuite de pensee entre theorie litteraire et supranationalite pour laquelle j’ai marque quelques reserves (cf. c. r. dans RLC 1989/1). Mais il evoque trois strategies possibles qui relevent d’une problematique, qu’il nomme supranationale, qui ont une indeniable valeur heuristique (on verra le mot reapparaitre bientot). 1.
Il commence par envisager des phenomenes ou ensembles qui « supposent une relation genetique » donc des manifestations litteraires qui depassent les frontieres (existantes) comme le roman picaresque qui a pu connaitre des formes comparables a celles qui ont pris naissance en Espagne. L’etude releve d’une certaine histoire litteraire generale et fait appel a des analyses textuelles, a des lectures de poetique comparee qui peuvent mettre en evidence des ressemblances formelles au prix de quelques oublis ou de generalisations. http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. tml (13 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS 2. Il passe ensuite a des phenomenes « a processus genetiquement independants » appartenant a differentes civilisations mais qui impliquent des conditions socio•historiques communes (exemple : le roman en Occident au XVIIIe siecle et au Japon au XVIIe siecle). 3. Il signale enfin des phenomenes « genetiquement independants » qui composent des « ensembles supranationaux », en accord avec des principes et des propositions derives de la theorie de la litterature.
Il s’agit de facon privilegiee de l’etude des relations Est/Ouest, relations non « de fait », puisqu’il n’y a pas eu d’echanges, de passage, mais qui peuvent etre envisagees comme autant de mises en parallele d’ensembles a la fois differents et comparables (textes, genres, formes, etc. ). Cette derniere categorie fait evidemment penser aux travaux entrepris par Etiemble pour sortir le comparatisme du cadre europeen et proposer sa theorie des invariants (formulee des 1957 et reprise dans Hygiene des lettres).
Encore faut•il ajouter qu’ils n’ont jamais eu d’autre explication que celle de la nature humaine immuable, eternelle, et qu’il resterait donc a faire non seulement l’histoire d’invariants qui, s’ils existent, sont en importance quantifiable, mais examiner, de facon plus stimulante encore, comment ces invariants, plonges dans des textes et des contextes differents (dans le temps et dans l’espace) changent quasiment de nature et a coup sur de fonction dans l’imaginaire d’une collectivite ou de textes qui forment la litterature ou la thematique d’une epoque.
Je souhaiterais accorder une place particuliere au modele propose par Pierre Brunel dans le Precis de litterature comparee (PUF, 1989). Il y presente en ouverture les trois « lois » qui peuvent definir une methode ou une lecture comparatiste : la loi d’emergence, la loi de flexibilite (ou se retrouve cite Roland Barthes evoquant le texte « tissu nouveau de citations revolues »), enfin la loi d’irradiation.
Il a lui-meme applique ces lois a la mythocritique, non sans attirer l’attention sur la prudence qu’il faut avoir dans ces cas d’illustration plus ou moins explicite, voire univoque ou mecanique d’une methode. Dans le cas du mythe, il a double ce trajet d’un autre schema eclairant (le mythe recit, le mythe explication, le mythe revelation). J’ai moi-meme eu l’occasion de souligner tout le profit a tirer de ce schema, non seulement pour l’etude particuliere d’une uestion (les themes et le processus de thematisation) mais pour l’avancement d’une reflexion sur une authentique theorie litteraire comparatiste. On pourrait aussi citer les quelques textes brefs et denses sur l’im–portante question du polysysteme (eclairant la question de la traduction et des echanges poetiques), notion et categories mises au point par Itamar Even•Zohar et par le Belge Jose Lambert (cf. La litterature generale et comparee, 1994 : 136-144).
A citer egalement les formalisations eclairantes proposees par Yves Chevrel pour couvrir tous les cas de reception (Precis de Litterature comparee, 1989 : 177•214). Dans d’autres cas, l’elaboration d’un modele s’approche d’un travail de typologie litteraire. C’est ainsi que Daniel Madelenat (L’epopee, PUF, 1986) distingue pour rendre compte du « genre » epique trois « modeles » au sens esthetique du terme : le modele « mythologique », le « modele homerique » et le modele « historique medieval ».
Mais le « detour » (Les epopees dAfrique noire, Karthala, Unesco, 1997 : 40•50) permet d’« ajouter http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (14 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS » des « nuances », « voire des categories », bref il s’agit de reconstruire un nouveau modele descriptif et explicatif qui prend en compte l’epopee royale ou « dynastique », l’epopee « corporative » (pecheurs, chasseurs, pasteurs … , l’epopee « religieuse » et l’epopee « mythologique clanique ». J’oserais mentionner pour relancer les etudes d’imagologie le modele symbolique a quatre attitudes fondamentales que j’ai propose (phobie, manie, philie et un quatrieme cas reserve, cf. Images du Portugal dans les lettres francaises (1700•1755), Paris, Fondation Gulbenkian, 1971 : 18-19 et Precis de Litterature comparee, 1989 : 133•162), le modele exotique (fragmentation, theatralisation, sexualisation, cf.
Le Bucher d’Hercule, Paris, Champion, 1996 : 55•86) eclairant plusieurs manifestations dans le temps et l’espace de l’ecriture exotique. Enfin, dans le cas de l’elaboration d’une theorie specifiquement comparatiste, le modele a quatre parametres (emetteur, recepteur, message, modele) et a trois niveaux (historique ou champ litteraire, poetique ou systeme litteraire, et imaginaire suscitant et expliquant la nature et la fonction de la litterature comme mediateur symbolique, cf. La litterature generale et comparee, Colin, 1994 : 144•149).
Je pourrais illustrer ces trois niveaux en ayant recours a des travaux qui les nourrissent et les diversifient : la somme classique d’Ernst Robert Curtius pour le niveau de l’etude historique des topoi, les travaux de Jean Rousset (specialement Forme et signification, Corti, 1962) ou de Henri Focillon (Vie des formes, PUF, 1942) pour comprendre le niveau poetique et s’avancer vers une poetique historique dont Bakhtine avait pose les bases. Enfin, pour le niveau 3, les travaux du regrette Hans Blumemberg, philosophe, qui avec sa « metaphorologie » montre comment l’ancienne rhetorique peut tre mise au service d’une reflexion existentielle, voire ontologique (cf. La litterature generale et comparee, A. Colin, 1994 : 123). V La mention du philosophe allemand Blumemberg m’amene a examiner en un dernier temps, ou plutot a explorer les possibilites offertes par des voisins ou des freres qu’on ignore trop souvent, les philosophes. Ce faisant, je ne fais que reprendre a mon compte le titre et le programme d’un beau chapitre de Lucien Febvre qui, pour relancer l’histoire litteraire moribonde, suggerait des rencontres entre litteraires et historiens (Combats pour l’histoire, Colin, 1953 : 247•275).
C’est un historien philosophe que j’interroge en premier pour y trouver matiere a reflexion, a titre de comparaison. Paul Veyne (Comment on ecrit l’histoire, Le Seuil, 1971) reflechit sur l’histoire comparee, mais tres vite suggere que ses propos s’appliquent aussi a la litterature comparee. S’interrogeant sur la nature d’une telle discipline, Paul Veyne avance que l’histoire comparee (et donc la litterature comparee) n’est pas une variete particuliere de l’histoire (traduisons : de la litterature) ni une methode particuliere : elle est avant tout « une heuristique ».
Souvenons-nous de la « visee » definie par les chercheurs belges. Seconde constatation : il est difficile, dans ces conditions, de dire quand cesse l’histoire tout court et ou commence l’histoire comparee. Selon lui, on fait de l’histoire comparee a partir du moment « inevitable » ou l’on « mentionne cote a cote » des faits qui sont a la http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (15 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS fois semblables et differents. Citant des exemples (Marc Bloch, Robert Aron, etc. il en vient a penser que certains insistent sur des differences nationales, tandis que d’autres degagent des « traits communs ». Ce type de travail qui multiplie les « rapprochements » a une valeur « didactique » pour le lecteur, et une valeur « heuristique » pour l’auteur. Histoire et litterature comparees sont donc « originales » moins par leurs « resultats » que par leur « elaboration ». Il precise cependant que, sous une expression aussi equivoque (histoire comparee), coexistent « deux ou trois demarches differentes ».
Et l’analyse qu’il propose nous conforte dans celle qui a pu etre menee jusqu’ici. Il y a d’abord le « recours a l’analogie » pour suppleer, dans le cas de l’histoire, aux lacunes de la documentation. Il y a ensuite le « rapprochement a fins heuristiques de faits empruntes a des nations ou a des periodes diverses ». Il y a enfin « l’etude d’une categorie historique ou d’un type d’evenement a travers l’histoire, sans tenir compte des unites de temps et de lieu. » On retrouve ici, point non negligeable, des categories qui recoupent le schema avance par Claudio Guillen, specialement le troisieme cas.
Quant aux deux cas precedents, ils recoupent en effet des demarches identifiees (analogie et rapprochement). Pour essayer de lutter contre les accusations de legerete et d’imprecision, de manque de rigueur, les comparatistes pourraient en quelque sorte se premunir avec l’eblouissant plaidoyer pro, domo que Michel Serres fait dans Eclaircissements, Flammarion, 1994 (entretiens avec Bruno Latour). Il plaide en effet pour la fantaisie controlee et savante, se developpant sous l’autorite souriante d’Hermes, « l’operateur de rapprochement », le « mediateur libre » (95).
Il assigne une tache au penseur : « decrire les espaces qui se situent entre des choses deja reperees, des espaces d’interference. » Et il ajoute : Entre m’a toujours paru et me parait toujours une preposition d’importance capitale. Et encore : L’espace entre, celui des interferences, le volume interdisciplinaire, reste encore tres inexplore. Il faut aller vite quand la chose a penser est complexe. Comme j’aime a souscrire a cet ideal du fa presto, surtout lorsque la legerete va de pair avec le poids des connaissances et que le fil souple de la recherche, fil d’Ariane comparatiste, fil mediateur, aura raison du savoir specialise.
Il preconise comme methode celle du « court circuit » : Le comparatisme joue par courts circuits, et comme on le voit dans l’electricite, ils produisent des etincelles eblouissantes. (106) Nouveau Bachelard, il reve devant les flammes et fait d’elles le foyer d’une reflexion nouvelle : http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (16 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS Voyez comment les flammes dansent, par ou elles passent, d’ou elles viennent, vers quelle absence elles se dirigent, comme elles se dechirent et se raccommodent ou s’aneantissent.
A la fois fluctuante et dansante, cette nappe trace ainsi des relations… Voila une metaphore eclairante, c’est le cas de le dire, pour comprendre ce que j’ai en vue ; cette variete topologique continue et dechiree qui dessine des cretes, peut fuser haut et s’annuler d’un coup. Les flammes dessinent et composent ces relations. Je pense en lisant Michel Serres a ce beau principe enonce a la fin de la Consagracion de la primavera par Enrique, heros du roman de Carpentier : Hay que trabajar metaforicamente. Il faut travailler metaphoriquement. Mais n’est-ce pas aussi pratiquer d’une maniere poetique l’analogie et la comparaison ?
Le meme Carpentier, dans une conference donnee a Yale en 1979 (La novela latinoamericana en visperas de un nuevo siglo, Mexico, Siglo XXI, 1981 : 17), proposait une definition de la « culture » qui s’approche fort de ce que pourrait etre l’ideal de la demarche comparatiste (je souligne, au passage les mots-cles) : Je dirais que la culture est la masse des connaissances qui permettent a un homme d’etablir des relations, au•dessus du temps et de l’espace, entre deux realites semblables ou analogues, en expliquant l’une en fonction de ses similitudes avec l’autre qui a pu se produire il y a bien des siecles.
Et pour bien preciser sa pensee et se demarquer de l’opinion plutot critique de Simone de Beauvoir a l’egard du savoir de Malraux, il ajoute, dans la perspective de definir un « mecanisme mental » : Je dirais que cette faculte de penser immediatement a une autre chose quand on regarde une chose determinee est la plus grande faculte que peut nous conferer une vraie culture. Revenons pour terminer a des perspectives plus en rapport avec les exigences d’une recherche universitaire. C’est l’exemple de Francois Jullien (Le detour et l’acces. Strategies du sens en Chine, en Grece, BiblioPoche, 1995) qui retiendra mon attention.
On sait quel sort a deja ete fait au mot « detour » que j’ai pour ma part utilise souvent. Ici, il se conjugue avec la notion d’« ecart », autre maitre mot que j’ai tire de Cl. Levi-Strauss pour expliquer comment va se constituer une sorte de parallele entre Grece classique et Chine classique et moderne pose a la fois pour mieux comprendre cette derniere et pour faire retour sur nos propres fondements culturels, philosophiques, epistemologiques. Question : « Quel benefice trouvons•nous a parler indirectement des choses ? » Elle pourrait etre reprise par tout comparatiste pour son usage personnel.
Dans une suite de chapitres, a la fois erudits et limpides, Francois Jullien multiplie les angles d’attaque et commence precisement par l’etude comparee de la strategie militaire dans les deux cultures : de front pour la phalange grecque, de biais pour la troupe chinoise. Or, il pose comme hypothese : http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (17 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS A l’obliquite recommandee par l’art de la guerre correspond une obliquite equivalente de la parole. 48) L’hypothese va trouver avec la comparaison entre l’enseignement de Socrate et celui de Confucius une verification stimulante. Le premier va vers la definition, l’essence des choses, ousia. Le second, faute, de definition, fait un detour paf un chemin sans fin. Avec Confucius, la pensee chinoise est embarquee dans un detour qui n’en pas. C’est que la parole, dans ce cas, est « modulation », « itineraire de la reflexion ». De l’absence de definition, il s’ensuit l’impossibilite d’une argumentation. Ainsi se trouvent opposees globalite, confuceenne et generalite socratique (233).
Le detour par la Chine a donc servi a nous interroger « a partir d’un certain dehors ». On peut reprendre la formule et la changer en une raison d’etre de la discipline. Mais alors c’est miser beaucoup plus sur l’exploitation de la dimension etrangere que sur l’exercice meme de la comparaison qui s’ensuit automatiquement. S’interroger du dehors, il faut d’autant plus que, selon Fr. Jullien, l’Occident s’interroge toujours du dedans. Il faut donc prendre « du recul ». Claude Levi-Strauss parlait a la fin de Tristes tropiques de la necessite de « se deprendre ». Grace a l’ailleurs, le regard porte sur la question peutetre plus global. » commente de son cote Francois Jullien. A l’ineffable de l’Occident s’oppose l’allusif de la Chine et son silence. A quoi l’on peut opposer quand meme l’emouvante tradition monastique depuis Saint Benoit en passant par la recherche du silence interieur chez Saint Bernard pour souligner que le silence n’est pas exclusivement chinois… Qu’importe. Pour Francois Jullien, et il a raison, il faut « creuser un clivage ». Par le clivage on « commence a penser »’ (347).
Nous nous sommes fait constamment l’avocat de la « difference » telle qu’elle avait ete posee des le premier colloque francais de litterature comparee par Robert Escarpit a Bordeaux, verre de vin en main qui plus est, pour « gouter et comparer ». L’exemple de Francois Jullien renouvelant l’exercice ancien du parallele ou de la comparaison binaire, appliquee a deux cultures et en traversant les siecles, devrait conforter les comparatistes sceptiques et leur prouver les bienfaits de la pensee solitaire et la fecondite de la subjectivite. Rapprocher est un geste compromettant.
Il faut savoir oser et depasser l’intuition, sans pour autant dedaigner cette « divination », ce « flair » toujours a l’oeuvre selon Van Tieghem et qui change le comparatisme tout a la fois en une enquete a la Sherlock Holmes et une chasse a la trouvaille surrealiste. Face a l’inevitable subjectivite du chercheur, du comparant, ajoutons qu’elle est salutaire en ce qu’elle l’engage et qu’elle ne s’oppose nullement a une possible « autodistanciation » pour reprendre la notion capitale de Norbert Elias (Norbert Elias par lui-meme, Fayard pocket, 1991 : 172).
J’ai voulu plaider, en conclusion, a la presentation des etudes d’imagologie, non pour quelque scientificite du champ de recherche, mais pour la prise de conscience, l’objectivation de pensees et de pratiques que ces recherches permettaient (Precis de litterature comparee, 1989 : 159). Si les etats d’ame du chercheur comparatiste peuvent etre apaises, il reste le probleme de http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (18 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS ‘autonomie d’une discipline. Ni la comparaison, ni l’etude de la dimension etrangere, ni la construction de modeles ne sont l’apanage de la discipline et ne peuvent donc lui fournir une reelle autonomie. Par contre, ces pratiques expliquent comment elle est sans cesse ecartelee entre le role d’une science auxiliaire, ancillaire et la pretention a etre, comme on le disait encore dans les annees 50-60, une « science de couronnement. » Et elle oscille aussi, en raison de ces pratiques, entre la litterature et les sciences humaines.
Or on ne peut en faire une philosophie de la litterature. Il faudrait que d’autres nous assignent et nous reconnaissent cette tache. On comprend que la discipline favorise a la fois le conformisme prudent et le surgissement de franc-tireur patrouillant sur toutes les lisieres disciplinaires. La litterature comparee vit donc de l’exercice alterne de trois pratiques : l’etude de la dimension etrangere, la comparaison de textes et l’elaboration de modeles plus ou moins « theoriques ».
Il me semble que la seconde orientation est la plus largement pratiquee. Il est curieux de noter qu’aux Etats-Unis, apres avoir pratique a grande echelle la comparaison litteraire (cf. par exemple de Rene Wellek, Confrontations, Princeton Univ. 1965), on s’adonne a des etudes sur des litteratures « ethniques » (ethnic literatures), a des etudes dites culturelles (cultural studies), plutot orientees vers les minorites linguistiques et raciales, les femmes et l’ideologie post-coloniale (les minorites considerees comme internal colonial subjects).
Ces travaux consacrent donc, lorsqu’ils sont faits en litterature comparee, l’alterite (la difference) comme element d’etude, soit le premier type d’activite comparatiste. Mais on voit aussi en France des chercheurs qui ont illustre les etudes d’esthetique, de poetique et de theorie litteraire s’adonner aux memes themes de reflexion (T. Todorov, Nous et les autres : la reflexion francaise sur la diversite humaine, Paris, Seuil, 1989; J. Kristeva, Etrangers a nous•memes, Paris, Fayard, 1988). Autre remarque d’une portee intellectuelle plus evidente.
Il n’est pas sans interet de noter que ces trois types de « lectures » comparatistes renvoient, dans le schema theorique que j’ai propose, aux trois niveaux que je rappelle : le champ litteraire ou niveau social, historique, culturel ; le niveau esthetique et formel, celui du systeme litteraire ; enfin, le niveau imaginaire qui est aussi le niveau theorique en ce qu’il justifie la caracteristique essentielle de la litterature et de toute creation : la dimension symbolique. Il semble bien qu’il y ait un venir plus fecond et prometteur pour les etudes consacrees a l’« ecart differentiel », ou litterature, linguistique et anthropologie se melent. Je pense aux textes francophones qui sont toujours des « ethnotextes », lies au contexte social, culturel et bien sur linguistique (un francais different…). Il faudrait a cet egard citer la formule heureuse de Jean Starobinski (« decalage fecond) pour parler de La Nouvelle Heloise de J. -J. Rousseau qui n’appartient donc pas de plein droit a la litterature « francaise », mais aussi helvetique (Pref. a La Nouvelle Heloise, Lausanne, ed.
Rencontre, 1970). Et aussi a l’analyse qu’Edward Said fait de l’Etranger d’Albert Camus, mettant en evidence, a partir du statut de la victime « algerienne », le point de vue ethnocentrique du texte (Culture et imperialisme, Fayard, 2000). Je pense aussi, sur un autre plan, aux reflexions sur la mediation culturelle, a l’ecriture de la mediation, utile renouvellement de la notion d’intermediaire (cf. Claude Murcia, « http://www. vox-poetica. org/sflgc/biblio/comparaisons. html (19 sur 21) [10/09/2009 15:21:05] Daniel-Henri PAGEAUX: LITTERATURE COMPAREE ET COMPARAISONS
Figures de la mediation : l’Amerique espagnole et la France au tournant du siecle », RLC 1992/1) ; a la dimension « regionale » d’une litterature a l’interieur d’un ensemble « national » devenu problematique (cf. Anton Figueroa et Xan Gonzalez Millan, Communication litteraire et culture en Galice, Paris, l’Harmattan, 1997) ; au « multilinguisme » (creolite, langues « minoritaires », dialogisme, metissage culturel, etc. ). Ce theme a ete aborde lors du Xe Congres de la Societe espagnole de Litterature generale et comparee (Actas del X Simposio de la SELGC, Univ. e Santiago de Compostela, 1996, 2 vol. ) ou encore dans les travaux menes par Zila Bernd a l’Universite du Rio Grande do Sul (Impresiveis Ainericas. Questoes de hibridacao cultural, Porto Alegre, 1995 ; Fronteiras do litertirio. Literatura oral e popular BrasillFranca, Porto Alegre, 1995, Producao literaria e identidades culturais, Porto Alegre, 1997). Nous avons surtout reflechi sur la nature de l’acte comparatiste. Proposons quelques suggestions quant a sa fonction, aux taches qu’il impose.
Celle par exemple d’etudier les differences tout en postulant l’unite, sans cesse repoussee, ajournee, des objets d’etude envisages. Mais la encore on trouverait sans peine le pari intellectuel et l’ideal philosophique d’un Claude Levi-Strauss, penche sur les differences culturelles, mais inscrivant ses reflexions dans le cadre d’une reflexion qui postule l’unite de l’esprit humain, perceptible des les premieres pages de La pensee sauvage. Precisons : il ne fait pas de l’homme eternel et immuable un a priori de sa recherche (comme le fait tout tenant d’une conception « archetypique » de l’homme et de la culture).
S’il fallait donc definir la singularite majeure du point de vue comparatiste, je n’hesiterais a l’identifier chaque fois que se dessine une ligne de partage (une frontiere ? ) entre deux cultures, chaque fois que l’homme entreprend, par la decouverte de l’Autre, un dialogue avec celui•ci et avec soi•meme, creant ainsi des moments ou la conscience de soi se trouve obligee de saisir, dans un meme mouvement, ce q