Publie en 1942, ce premier essai philosophique prend comme paradigme (exemple qui sert a construire une theorie) le mythe grec de Sisyphe. Les dieux avaient condamne Sisyphe a rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’ou la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pense avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. Camus se sert du mythe pour decrire l’attitude de l’homme confronte a l’absurdite de la condition humaine : toute vie, sortie du neant, n’est destinee qu’a retourner au neant.
Comment donner du sens a la vie des lors qu’on a pris conscience de l’absurdite de toute vie ? A. Camus passera en revue plusieurs modeles d’existence : le suicidaire et le croyant, qui cherchent a echapper a l’absurde (l’un par le « grand saut », l’autre en se livrant a une cause, une valeur absolue) ; puis le « heros de l’absurde » et le revolte, qui seuls affrontent l’absurdite de l’existence, le premier en s’y complaisant (don Juan), l’autre en l’affrontant. Extrait 1. « Il n’y a qu’un probleme philosophique vraiment serieux : c’est le suicide.
Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine
Si je demande a quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je reponds que c’est aux actions qu’elle engage. Je n’ai jamais vu personne mourir pour l’argument ontologique. Galilee, qui tenait une verite scientifique d’importance, l’abjura le plus aisement du monde des qu’elle mit sa vie en peril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette verite ne valait pas la peine du bucher. Qui de la terre ou du soleil tourne autour de l’autre, cela est profondement indifferent. Pour tout dire, c’est une question futile.
En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’etre vecue. J’en vois d’autres qui se font paradoxalement tuer pour les idees ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu’on appelle une raison de vivre est en meme temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions. » Questions. (donnees en classe). Extrait 2. « (… ) L’une des seules positions philosophiques coherentes, c’est ainsi la revolte. Elle est un confrontement perpetuel de l’homme et de sa propre obscurite.
Elle est exigence d’une impossible transparence. Elle remet le monde en question a chacune de ses secondes. De meme que le danger fournit a l’homme l’irremplacable occasion de la saisir, de meme la revolte metaphysique etend la conscience tout le long de l’experience. Elle est cette presence constante de l’homme a lui-meme. Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette revolte n’est que l’assurance d’un destin ecrasant, moins la resignation qui devrait l’accompagner. C’est ici qu’on voit a quel point l’experience absurde s’eloigne du suicide. On peut croire que le suicide suit la revolte.
Mais a tort. Car il ne figure pas son aboutissement logique. Il est exactement son contraire, par le consentement qu’il suppose. Le suicide, comme le saut, est l’acceptation a sa limite. Tout est consomme, l’homme rentre dans son histoire essentielle. Son avenir, son seul et terrible avenir, il le discerne et s’y precipite. A sa maniere, le suicide resout l’absurde. Il l’entraine dans la meme mort. Mais je sais que pour se maintenir, l’absurde ne peut se resoudre. Il echappe au suicide, dans la mesure ou il est en meme temps conscience et refus de la mort.
Il est, a l’extreme pointe de la derniere pensee du condamne a mort, ce cordon de soulier qu’en depit de tout il apercoit a quelques metres, au bord meme de sa chute vertigineuse. Le contraire du suicide, precisement, c’est le condamne a mort. Cette revolte donne son prix a la vie. Etendue sur toute la longueur d’une existence, elle lui restitue sa grandeur. Pour un homme sans oeilleres, il n’est pas de plus beau spectacle que celui de l’intelligence aux prises avec une realite qui le depasse. Le spectacle de l’orgueil humain est inegalable. Toutes les depreciations n’y feront rien.
Cette discipline que l’esprit se dicte a lui-meme, cette volonte forgee de toutes pieces, ce face a face, ont quelque chose de puisant et de singulier. Appauvrir cette realite dont l’inhumanite fait la grandeur de l’homme, c’est du meme coup l’appauvrir lui-meme. Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m’expliquent tout m’affaiblissent en meme temps. Elles me dechargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul. A ce tournant, je ne puis concevoir qu’une metaphysique sceptique aille s’allier a une morale du renoncement.
Conscience et revolte, ces refus sont le contraire du renoncement. Tout ce qu’il y a d’irreductible et de passionne dans un coeur humain les anime au contraire de sa vie. Il s’agit de mourir irreconcilie et non pas de plein gre. Le suicide est une meconnaissance. L’homme absurde ne peut que tout epuiser, et s’epuiser. L’absurde est sa tension la plus extreme, celle qu’il maintient constamment d’un effort solitaire, car il sait que dans cette conscience et dans cette revolte au jour le jour, il temoigne de sa seule verite qui est le defi.
Ceci est une premiere consequence. (… ) » Questions. 1) § 1. Expliquez la definition de la revolte donnee dans le premier paragraphe. 2) § 2. Si, comme le suicide metaphysique, elle part de la conscience de l’absurdite de la vie, en quoi se distingue-t-elle du suicide ? 3) § 3-4. En quoi la revolte « donne tout son prix a la vie » ? Extrait 3. « Il arrive que les decors s’ecroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le meme rythme, cette route se suit aisement la plupart du temps.
Un jour seulement, le « pourquoi » s’eleve et tout commence dans cette lassitude teintee d’etonnement. « Commence », ceci c’est important. La lassitude est a la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en meme temps le mouvement de la conscience. Elle l’eveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaine, ou c’est l’eveil definitif. Au bout de l’eveil vient, avec le temps, la consequence : suicide ou retablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d’ecoeurant. Ici je dois conclure qu’elle est bonne.
Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n’ont rien d’original. Mais elles sont evidentes : cela suffit pour un temps, a l’occasion d’une reconnaissance sommaire dans les origines de l’absurde. Le simple « souci » est a l’ origine de tout. De meme et pour tous les jours d’une vie sans eclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours ou il faut le porter. Nous vivons sur l’avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l’age tu comprendras », ces inconsequences sont admirables, car enfin il s’agit de mourir.
Un jour vient pourtant et l’homme constate ou dit qu’il a trente ans. Il affirme ainsi de sa jeunesse. Mais du meme coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnait qu’il est a un certain moment d’une courbe qu’il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, a cette horreur qui le casait, il y reconnait son pire ennemi. Demain, il souhaitait, quand tout lui-meme aurait du s’y refuser. Cette revolte de la chair, c’est l’absurde. » Questions. 1) Qu’est-ce qui fait « tout s’ecrouler » ? Et qu’est-ce qui s’ecroule ? ) Que cela signifie-t-il que l’homme prenne conscience que dans le temps, il « reconnait son pire ennemi » ? 3) Contre quoi l’absurde est-il la revolte ? Extrait 4. « Les dieux avaient condamne Sisyphe a rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’ou la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pense avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. On a compris deja que Sisyphe est le heros absurde. Il l’est autant par ses passions que par son tourment.
Son mepris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible ou tout l’etre s’emploie a ne rien achever. C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime. Pour celui-ci, on voit seulement tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’enorme pierre, la rouler et l’aider a gravir une pente cent fois recommencee; on voit le visage crispe, la joue collee contre la pierre, le secours d’une epaule qui recoit la masse couverte de glaise, ‘un pied qui la cale, la reprise a bout de bras, la surete toute humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesure par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre devaler en quelques instants vers ce monde inferieur d’ou il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine. C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’interesse. Un visage qui peine si pres des pierres est deja pierre lui-meme. Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais egal vers le tourment dont il ne connaitra pas la fin.
Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi surement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, ou il quitte les sommets et s’enfonce peu a peu vers les tanieres des dieux, il est superieur a son destin. Il est plus fort que son rocher. Si ce mythe est tragique, c’est que son heros est conscient. Ou serait en effet sa peine, si a chaque pas l’espoir de reussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux memes taches et ce destin n’est pas moins absurde.
Mais il n’est tragique qu’aux rares moments ou il devient conscient. Sisyphe, proletaire des dieux, impuissant et revolte, connait toute l’etendue de sa miserable condition : c’est a elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du meme coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mepris. Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur etait au debut.
Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se leve au coeur de l’homme : c’est la victoire du rocher, c’est le rocher luimeme. Ce sont nos nuits de Gethsemani. Mais les verites ecrasantes perissent d’etre reconnues. Ainsi, Oedipe obeit d’abord au destin sans le savoir. A partir du moment ou il sait, sa tragedie commence. Mais dans le meme instant, aveugle et desespere, il reconnait que le seul lien qui le rattache au monde, c’est la main fraiche d’une jeune fille.
Une parole demesuree retentit alors : « Malgre tant d’epreuves, mon age avance et la grandeur de mon ame me font juger que tout est bien. » L’Oedipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoievsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’heroisme moderne. On ne decouvre pas l’absurde sans etre tente d’ecrire quelque manuel du bonheur. » Eh ! quoi, par des voies si etroites… ? » Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la meme terre. Ils sont inseparables. L’erreur serait de dire que le bonheur nait forcement de la decouverte absurde.
Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. » Je juge que tout est bien », dit Oedipe, et cette parole est sacree. Elle retentit dans l’univers farouche et limite de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas ete epuise. Elle chasse de ce monde un dieu qui y etait entre avec l’insatisfaction et le gout des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit etre reglee entre les hommes. Toute la joie silencieuse de Sisyphe est la. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De meme, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles.
Dans l’univers soudain rendu a son silence, les mille petites voix emerveillees de la terre s’elevent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers necessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaitre la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinee superieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et meprisable. Pour le reste, il se sait le maitre de ses jours.
A cet instant subtil ou l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, cree par lui, uni sous le regard de sa memoire et bientot scelle par sa mort. Ainsi, persuade de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui desire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidelite superieure qui nie les dieux et souleve les rochers.
Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers desormais sans maitre ne lui parait ni sterile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque eclat mineral de cette montagne pleine de nuit, a lui seul, forme un monde. La lutte elle-meme vers les sommets suffit a remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Questions. 1) A quel moment Sisyphe a-t-il le temps de reflechir ? 2) Pourquoi sa conscience est-elle alors tragique ? 3) Alors qu’il est condamne au supplice eternel, comment peut-on « imaginer Sisyphe heureux » ? A quoi dit-il « oui » ?