Qu’est-ce qu’une ?uvre d’art ?

Qu’est-ce qu’une ?uvre d’art ?

A. L’uvre et l’ideal Dans la Critique de la Faculte de juger Kant propose une definition classique de l’uvre d’art , a partir de l’activite creatrice qui le manifeste. L’art est humain et non pas un produit de la Nature. Si la Nature produit des effets, elle ne cree pas des  uvres. L’uvre d’art suppose une liberte creatrice qui excede la fecondite naturelle. L’artiste cree en vertu d’un libre-arbitre, qui n’est pas la necessite naturelle. Or, a ce libre-arbitre proprement humain est attache l’usage de la raison et la capacite de donner une forme rationnelle a une creation. Ainsi, pour Kant, « on se plait a nommer une ? vre d’art le produit des abeilles (les gateaux de cire regulierement construits) mais ce n’est qu’en raison d’une analogie avec l’art, en effet des que l’on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune reflexion proprement rationnelle, on declare aussitot qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct), et c’est seulement a leur createur qu’on l’attribue en tant qu’art ». L’abeille produit une structure tres bien faite, mais elle ne fait pas par reflexion, elle fait sans penser ce qu’elle fait et elle ne peut pas faire autre chose,

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car il est tout simplement dans sa nature de produire les elements de la ruche.

C’est donc seulement dit Kant par analogie que nous verrons dans les ouvrages naturels de l’animal de l’art, parce que nous ne pouvons pas nous empecher de les penser a l’image des creations humaines. Cette analogie releverait ainsi d’un anthropomorphisme spontane, ce qui est une forme commune d’erreur. Il y cependant dans ce texte deux points surprenants :

1) Kant met la raison a l’origine de la creation artistique. Cela se concoit tres bien dans le champ de la technique ; apres tout, une invention comme la lampe halogene est un produit de nos connaissances scientifiques de la combustion et de l’electricite.

Mais ce mode d’analyse convient-il a l’art ? L’? uvre d’art est-elle une elaboration de la raison

2) « c’est seulement a leur createur qu’on l’attribue en tant qu’art » : Kant dit clairement que la Nature qui l’uvre a travers l’abeille peut seule etre designee comme artiste, car en elle se rencontre l’intelligence creatrice que l’abeille deploie. Si cette intelligence creatrice etait consciente, nul doute que l’on pourrait de ce point de vue voir dans la Nature un artiste de genie et dont les vres sont innombrables. Cela serait possible, sans nul doute, dans une interpretation finaliste de la Nature, telle que celle d’Aristote, pas dans une interpretation mecaniste de la Nature. Dans la mesure ou nous continuons d’adherer a un paradigme mecaniste de la Nature, nous sommes restons incapables de voir dans ce que nous considerons comme des « choses » naturelles, des l’uvres d’art. Pour nous, l’uvre d’art nait donc de la presence d’intentions conscientes, d’une finalite humaine dans la production d’un objet.

Ainsi, quand « en fouillant un marecage on decouvre, comme il est arrive parfois, un morceau de bois taille, on ne dit pas que c’est un produit de la Nature, mais de l’art ». Et donc : « quand on nomme simplement une chose une ? uvre d’art, pour la distinguer d’un effet naturel, on entend toujours par la une ? uvre de l’homme ». Pourtant, nous n’allons pas nommer  uvre d’art n’importe quelle production humaine. Il faut distinguer l’invention technique, de la creation artistique et reserver le terme d’? uvre d’art a ce qui ne procede pas seulement d’une visee purement technique.

L’invention technique est liee a un savoir d’ordre scientifique. Ma lampe de poche est un produit d’une ingeniosite technique qui se nourrit d’un savoir tire de la physique. Je ne dirai pas que c’est une ? uvre d’art, le seul nom qui lui convienne en la matiere, c’est « objet technique ». Par contre, je peux identifier les fresques de Tassili N’Ajjer presentes au Musee de l’homme comme des ? uvres d’art. Comme le dit Kant, l’art enveloppe une habilete de faire, distincte d’une science, comme la pratique se distingue de toute theorie.

D’ailleurs, ce n’est pas en apprenant dans un livre comment faire une chaussure que je saurais la fabriquer, c’est une question de pratique et non de theorie. Enfin, dans le meme texte, Kant ajoute qu’a l’art est associe une liberte creatrice qui fait de son activite un jeu, « l’art est liberal », tandis qu’une activite humaine tournee vers la seule technique est contraignante. Il lui manque le jeu libre de la creation caracteristique de l’art, « le metier est mercenaire » dit Kant. L’ouvrier qui est coince sur une chaine de production, n’a certainement pas le sentiment de creer une ? uvre. Il execute des taches techniques et c’est tout.

On l’insulterait, si on designait son travail d’artistique. Or, le paradoxe, c’est que le mot ? uvre, indique le sens de ce que fait un ouvrier. Originellement, l’ouvrier, c’est celui qui fait une ? uvre ! Or dans notre societe post-moderne, le statut de l’ouvrier a ete dechu. Non seulement l’ouvrier ne fait pas d’? uvre, mais en plus, il n’a meme plus le sentiment qu’a l’artisan du bel ouvrage. Il ne travaille pas au sens profond du terme. Il execute machinalement des operations. La encore, le paradigme mecaniste a joue son role, applique rigoureusement dans le monde du travail, il a detruit sa valeur essentielle d’? vre, sous la forme d’une rationalisation forcee. Il en resulte que, dans un monde tel que le notre, regit par la techno-science, nous avons naturellement tendance a situer l’? uvre d’art sur des hauteurs eminentes, a donner a l’? uvre une majeste dont les objets techniques sont depourvus. Mettre l’? uvre d’art sur un piedestal, c’est donc l’idealiser. (texte) Nous avons idealise l’? uvre d’art en la situant dans un monde a part, loin des objets quelconques qui nous entourent, en trouvant en elle une manifestation de l’esprit.

C’est exactement ce que veut montrer Hegel dans son Esthetique : « le cote sensible de l’? uvre d’art n’existe et ne doit exister que pour l’esprit ». Hegel prolonge l’opposition deja presente dans le texte de Kant, entre la Nature et l’art. « L’? uvre d’art ne peut-etre un produit naturel, ne peut-etre animee d’une vie naturelle ». Le monde de l’art, c’est le monde de l’esprit, le monde ou l’esprit vient a se manifester en-soi et pour-soi, tandis que le monde naturel n’existe qu’en-soi. Le monde naturel, c’est le monde des objets, or un objet ne sert qu’a une pure et simple consommation.

Le consommateur detruit l’objet, il n’a pas vraiment egard a sa qualite spirituelle, car il ne voit dans l’objet qu’une chose utile, que la proie d’un desir. « Le desir devore donc les objets », « il a besoin de ce qui est materiel et concret ». Il ne peut pas, sans se renoncer, acceder a une perception libre et desinteressee. Il ne peut pas laisser-etre son objet, simplement pour le regarder, s’en emerveiller, le voir pour le voir, sans aller au-dela. Mais, en meme temps, le moi qui desire sent bien que ses interets sont limites par la predation elle-meme. Il sent bien qu’il n’est pas libre par rapport a l’objet.

Antrios peintre

Or, accorder un regard libre a un objet, n’est-ce pas deja le regarder comme une ? uvre ? La difference entre l’objet et l’? uvre ne tient-elle pas aussi a la difference entre perception commune et contemplation esthetique ? Aussi comprenons-nous Hegel quand il nous indique que l’homme, pour acceder a l’art, doit mettre entre parentheses le desir et la sensualite, se faire pure sensibilite et esprit. « Envers l’art, l’homme ne se comporte pas selon son desir…Les ? uvres d’art occupent un tout autre plan, puisqu’elles sont au service de l’esprit et ne sont la que pour le satisfaire ».

L’homme qui se tourne vers l’? uvre d’art est en recherche du spirituel dans l’art (pour reprendre le titre de Kandinsky). Mais toute la question est de savoir ce que signifie le « spirituel dans l’art ». Le spirituel dans l’art se reduit-il a la beaute ? Si nous admettons cette equation, il en resulte que l’? uvre d’art se doit imperativement de manifester la beaute et c’est par la beaute qu’une ? uvre d’art peut-etre reperee, reconnue, nommee comme ? uvre d’art. Les arts classiques sont les beaux arts, les arts du beau. Le Beau est l’ideal dont participe toute ? vre d’art, et qui la definit comme une ? uvre. C’est la un langage que nous devons a Platon. Dans le Banquet? Platon en effet montre que la Beaute, dans son essence, est ce qui rend toutes choses belles a divers degres, que ce soit dans la Nature ou dans l’art humain. Une chose : une belle marmite, un beau couteau, un etre vivant, le beau cheval, une belle femme ; est belle pour l’harmonie qui est presente en elle ; et quand cette harmonie atteint une perfection mathematique, alors la beaute semble comme descendre sur terre, descendre dans la chose et la rendre belle.

La Beaute absolue, vient toucher de son aile divine, une realite mortelle et lui conferer le charme qui fait naitre le desir. Ainsi du coup de foudre qui fait qu’un visage semble rayonner une Beaute surnaturelle, de cet eblouissement, qui fait qu’un etre qui etait avant quelconque, s’illumine d’une clarte divine. Ce qui est au debut de l’amour est aussi present a son sommet. Au sommet de l’Amour reside la comprehension de la Beaute, car la Beaute est ce que l’Amour decouvre, quand il s’est degage de ses limites sensuelles, quand il s’est purifie e ce qui l’alourdit et le limite. Au sommet de la dialectique ascendante de l’Amour, il y a la revelation de la Beaute dans son essence pure et absolue : « Une realite qui n’est pas soumise au changement, qui ne nait ni ne perit, qui ne croit ni ne decroit, une realite qui n’est pas belle par un cote et laide par un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres.

Et cette beaute ne lui apparaitra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d’autre qui ressortisse au corps, ni meme comme un discours ou comme une connaissance certaine; elle ne sera pas non plus, je suppose, situee dans un etre different d’elle-meme, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre.

Non, elle lui apparaitra en elle-meme et pour elle meme, perpetuellement unie a elle-meme dans l’unicite de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette Beaute d’une maniere telle que ni leur naissance ni leur mort ne l’accroit ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle ». Cela signifie que si nous etions capable de voir avec les yeux de l’Amour, nous pourrions contempler ce que le monde comporte de beaute et il en resulterait alors que nous verrions la Beaute comme principe d’unite de tout ce qui existe.

De ce point de vue, bien que la Beaute ait sa demeure sur un plan qui n’est pas materiel, elle permet que tout ce qui existe participe d’elle a un divers degre. Toute chose, a un degre subtil, est une ? uvre d’art car participant de la Beaute, meme si la relativite des objets fait que, dans le temps, rien ne demeure. Rien n’existe en dehors de la Beaute : de la beaute du corps, a la beaute des actions, a la beaute des sciences, des lois, des ? uvres de l’esprit, a la beaute de l’ame. Cette comprehension tres elevee que nous propose Platon n’est pas d’un acces facile. Elle suppose une perception presque mystique de l’univers.

Il faut etre poete, avoir un amour sans borne pour la Beaute pour comprendre Platon. Pour nous autres postmodernes, c’est un discours assez etrange et notre premiere tentation est de le relativiser dans l’histoire. Il n’est pas etonnant, que de la Beaute comme essence, on n’ait retenu que la beaute comme ideal specifique a une epoque et a une culture. Le culte de la beaute, de la Renaissance a nos jours, est inseparable de « modeles » qui sont ceux de l’art classique. d’un art figuratif, dont les lettres de noblesses ont ete donnees par des artistes de genie comme Raphael, Leonard de Vinci, les freres Le Nain, Nicolas Poussin.

Ou bien en musique, par les monuments que constituent Vivaldi, Bach, Haendel et Mozart. En effet, que comprenons-nous aujourd’hui quand il nous est dit que l’? uvre d’art est l’incarnation de la beaute ? Une seule chose : dans l’art classique l’? uvre d’art doit suivre un modele academique, celui qui a ete legue par les grands maitre de l’art. Notre tendance est de relativiser cette interpretation en disant que c’etait peut-etre vrai de l’art classique, mais cela ne concerne pas l’art contemporain. L’art contemporain n’a que faire de la beaute, qui n’est « qu’un ideal classique ». Il explore de nouvelle voies.

Par consequent, il n’est plus possible de definir aujourd’hui l’? uvre d’art a partir de la beaute ; et comme nous avons toujours tendance a penser que les derniers a parler dans l’Histoire detiennent la verite, il nous semble naturel de regarder l’art du passe, comme un art depasse. C’est nous autres postmodernes qui sommes en possession de la verite de l’? uvre d’art. B. L’? uvre comme objet Trivialement : c’est quoi la verite de l’? uvre d’art pour un post-moderne ? !! La reponse est assez surprenante, mais elle saute aux yeux : la verite de l’? uvre d’art reside dans l’objet et meme dans l’objet technique !

L’objet technique est realise en milliers ou millions d’exemplaires tous identiques. On ne saurait donc parler ici d’une ? uvre, il faut seulement dire qu’il s’agit d’un objet. Ce qui determine la conception de l’objet, c’est sa fonction, son utilite. Peu nous importe que l’ouvre-boite soit joli et decore, l’important c’est qu’il marche ! L’objet technique doit etre pratique, commode, il n’a pas besoin d’etre expressif. L’utilite est le concept qui l’a modele de part en part. Il n’est pas essentiel qu’il soit esthetique, ce qui est essentiel, c’est par contre qu’il soit fonctionnel. Ce que j’attends de mon stylo, c’est d’abord qu’il ecrive!

S’il se trouve qu’en plus l’objet technique est « joli », tant mieux, mais ce n’est pour le bureau d’etude qui l’a concu, qu’un argument commercial de plus pour attirer le client. Personne n’acheterait une voiture qui ne serait que jolie, si elle ne pouvait pas faire dix kilometres sans tomber en panne. J’attends de l’objet technique qu’il soit adequat a la fonction pour laquelle il a ete concu et, de maniere secondaire qu’il soit plutot esthetique. Il arrive souvent que des objets techniques soient esthetiquement laids. Ce n’est pas contradictoire. L’objet technique est avant tout destine au consommateur.

Or la consommation remplit la satisfaction des besoins et elle est, depuis le debut de l’Ere industrielle, consommation de masse. Pour produire massivement et alimenter la consommation, on commence par reduire le cout de production, ce qui peut se faire en enlevant le superflu, en reduisant l’objet purement a son concept. L’ouvre-boite n’a donc pas besoin d’etre esthetique. Il peut fort bien montrer une laideur inexpressive et etre en meme temps tres fonctionnel. On peut reduire au minimum la decoration, cela fait baisser le prix de vente. La table industrielle sera faite de tubes de metal et d’une planche d’agglomere.

L’assiette de la cantine pourra etre en simple verre transparent. Les couverts industriels sont faits de tole emboutie. L’ere de la consommation a d’abord favorise le mauvais gout. En quoi l’? uvre d’art post-moderne a-t-elle un quelconque rapport avec les objets techniques et les gadgets ? D’abord parce que l’art contemporain s’est ingenie a faire tomber l’? uvre d’art du piedestal ou l’avait place l’art classique, en incorporant dans l’art tout ce qui s’en distinguait. Marcel Duchamp est un de ces artistes qui refusent la conception traditionnelle, en se posant comme anartiste.

Il se permet d’incorporer dans l’art des materiaux techniques : poignees de portes, bouteilles de plastiques, objets courants etc. Ce n’est pas nouveau. Picasso s’etait livre a ce genre d’exercice, en prenant un guidon et une selle de velo pour faire un taureau. Duchamp pousse cette logique jusqu’au ready-made. En 1913 il met une roue de bicyclette sur un tabouret. En 1917 il met un urinoir en exposition, en signant du nom d’un fabricant. Ou est la difference entre la chaise du couloir du musee et la chaise mise en exposition ? entre l’urinoir public et l’urinoir expose ? Entre l’egouttoir de la cuisine et l’egouttoir expose ?

Seulement dans l’exposition. Le role de l’artiste n’est plus alors de creer, mais de choisir le lieu et le moment d’exposition. En nommant l’objet technique, l’artiste en fait une ? uvre d’art, il suffit qu’il ait donc un concept original a representer, pour que n’importe quel objet technique devienne ipso facto de l’art. La seule provocation suffit a donner a l’art un contenu. Du coup, la signification utilitaire de l’objet disparait, et il devient une ? uvre sous un point de vue different, eu egard a la justification conceptuelle de l’artiste. L’artiste ne produit rien, il ne cree pas.

Il cree des concepts : il se contente de placer, de nommer pour produire une nouvelle ? uvre. Duchamp donne a penser qu’au fond, ce n’est pas l’artiste qui fait l’? uvre, c’est le spectateur eberlue devant les audaces conceptuelles de l’artiste. Ce qui stupefait, c’est que l’on ait pu avoir un culot pareil. La provocation pour la provocation, est le signe de la vigueur artistique. On peut aller jusqu’au bout, provoquer pour provoquer, meme si on n’a rien a dire. Or une provocation sans message, qu’est-ce que c’est au fond ? Un gag, un simple divertissement. Or n’est-ce pas cela la vocation du gadget ?

Andy Warhol a mis le principe en pratique : il s’est contente d’empiler des bouteilles, comme au supermarche, de reproduire des produits menagers, les « boites de Brillo entassees les unes sur les autres, en piles bien ordonnees, comme dans l’entrepot d’un supermarche… En dehors de la galerie, ce sont des boites en carton ». L’? uvre d’art finit par reproduire l’objet banal, sans rien lui ajouter. Warhol disait tres franchement que sa peinture etait tout en surface, qu’il n’y avait aucun message a y chercher et il avouait meme qu’il n’etait au fond qu’un artiste commercial, le business etant d’ailleurs selon lui le plus beau des arts.

Et comme justement le business est le moteur qui regit la production technique, comme le gadget est l’achevement de la consommation de masse, l’art rejoint le gadget et ne s’en distingue plus de fait. La seule difference entre un objet technique et une oeuvre d’art tient au discours quel’on tient sur les objets. Dans les termes de A. Danto : « ce qui fait la difference entre une boite de Brillo et une ? uvre d’art qui consiste en boite de Brillo, c’est une certaine theorie de l’art. C’est la theorie qui la fait entrer dans le monde de l’art, et l’empeche de se reduire a n’etre que l’objet reel qu’elle est ».

Comme la justification de l’art est des lors purement theorique, il s’ensuit que la difference entre l’artiste et le charlatan est, de ce point de vue, aussi theorique ! Il faut etre initie a la theorie dans l’art contemporain pour comprendre les ? uvres d’art qu’il propose. Sans la theorie, pas de cle de comprehension. Celui qui n’y connait rien, fera peut-etre de l’artiste un charlatan. On lui repondra qu’il n’y comprend rien, qu’il est ignare et inculte. Honte et culpabilite a celui qui n’est pas cultive !

Ne rien y comprendre fait de l’homme commun un ignorant, etre tres au fait des nouveautes de l’art, c’est etre un « initie ». Le cynisme commercial et la theorie excentrique s’allient pour donner a la derision la forme d’une ? uvre. L’? uvre d’art procede d’un concept, exactement comme un produit technique s’appuie sur un concept, comme la publicite fait la promotion de concepts. Quand, par exemple, un sculpteur, propose dans une exposition une serie d’empilements, il ne fait qu’exploiter toute la variete d’un concept : la dans une boite de plexiglas des reveils, la des cafetieres entassees, la des instruments de musique brises, a des canettes de bieres ecrasees etc. L’artiste exploite un concept qui est porteur, exactement comme l’industriel qui trouve un nouveau concept. Dans cette direction, il faut comprendre que l’art contemporain a sciemment entreprit de detruire le statut de l’? uvre d’art et meme de faire de la destruction de l’art le projet eminent de l’art. En bref l’art contemporain, – dans son avant-garde – se veut ferment du chaos. Karel Appel, un peintre hollandais, ecrit en ce sens : « l’art est un chaos positif.

Je l’oppose, par cette expression au chaos negatif, qui est cette barbarie qui monte autour de nous… Toute l’ancienne morale et les valeurs ont ete detruites par le dadaisme, mais ensuite, c’est le dadaisme que l’on continue de detruire, comme dans le groupe Cobra. C’est le cote barbarie dans la peinture qui demolit les anciennes valeurs. Il faut montrer ce nouveau monde ou l’on vit maintenant sans aucun equilibre, …montrer tout cela dans un tableau, je considere que c’est un chaos positif ». C’est pour cette raison que l’on a souvent evoque le nihilisme comme fil conducteur de l’art contemporain.

Il est assez frappant par exemple de remarquer, quand on visite la galerie du Centre Pompidou a Paris, que l’entree commence par du figuratif, puis la deconstruction des visages apparait, ensuite vient la dissolution complete dans l’abstraction et on finit au bout de la galerie, par le Monochrome bleu d’Yves Klein. Or, de l’aveu de Klein, le monochrome bleu represente la parousie de la Vacuite. Klein peint le vide ou l’artiste se retrouve, quand l’? uvre disparait dans la rencontre de la Vacuite. L’art contemporain a donc reussi a desublimer la notion meme d’? vre d’art, pour faire en sorte que l’objet ordinaire et l’? uvre se confondent. Et ce qui est remarquable, c’est qu’en retour, tout devient de l’art, puisqu’il n’y a plus rien qui s’eleve au-dessus des objets ordinaires. C’est l’ere du relativisme :: tout se vaut, tout est de l’art. Et n’importe qui peut-etre artiste. « J. Cage invitera a considerer comme musique n’importe quel bruit d’un concert ; Ben arrive a l’idee d’art total : ‘sculpture d’art total : soulever d’importe quoi, Musique d’art total : ecouter n’importe quoi – peinture d’art total : regarder n’importe quoi… Fin de la sureminente hauteur de l’art, .. ’action est plus interessante que le resultat, tout est art ». Lipovesky en fait une interpretation politique : l’ere post-moderne, selon lui, c’est l’ere du nivellement democratique, ce qui impliquerait une sorte de tentative de sape systematique des cimes de la culture : « l’insurrection contre la culture, quelle que soit la radicalite nihiliste, n’a ete possible que par la culture de l’homo equalis ». Mais ce nihilisme est a penser en terme de conscience et a relier avec la reduction de l’? uvre d’art au rang de l’objet technique, et meme de l’objet quelconque.

La question qu’est-ce que l’? uvre d’art ? a la limite ne se pose meme plus. La seule question qui reste c’est : « quand y a-t-il de l’art ? », puisque un meme objet peut-etre constitue, soit comme objet technique, ou devenir, en passant par une interpretation theorique, un objet d’art prenant la valeur symbolique que la theorie lui attribue. Et puisqu’il n’y a plus de difference, la frontiere entre l’esthetique industrielle et l’esthetique artistique n’existe pas : un four a micro-onde, une cocotte minute, une voiture, un balai-brosse et une poubelle sont de l’art.

La publicite est un art. Tout est de l’art. Il n’y a plus a opposer la gratuite de l’art et l’utilite des objets. « L’industrie apres avoir ete longtemps cause de laideur, s’avere aujourd’hui comme ayant cree de la beaute ». L’ingenieur peut sans complexe se poser en artiste « l’ingenieur a fait a la fois et par le meme acte, par une meme demarche, ? uvre d’industrie et ? uvre d’art ». Comme le consommateur que nous sommes vit dans un monde d’objet technique, il peut se prevaloir d’une appreciation esthetique et juger de l’art au nom du esign industriel. Il subsistera bien sur un public eclaire, celui des amateurs d’art, pour apprecier ce que l’experimentation artistique produit, mais il n’y a plus aucune opposition et tout se vaut. Monde de la confusion. La notion d’? uvre d’art est passee au rouleau compresseur du relativisme qui aplatit la difference entre tous les objets. De meme, tout le monde peut se dire artiste. Il suffit d’un peut d’audace et l’appui de la critique d’art et le n’importe quoi est promut au rang du genial.

Ou encore, la seule publicite donnee a un artiste, va hausser sa cote sur le marche de l’art et finalement au bout du comte, c’est le marche de l’art qui dira – par le prix de l’objet d’art – quelle doit etre sa valeur. Valeur esthetique s’entend. Entre cinq monochromes identiques, celui qui a de la valeur et que l’on se doit d’admirer, c’est le plus cher, quitte a argumenter ensuite pour justifier en donnant la theorie geniale dont il est issu ! C. La Vie et l’? uvre d’art Un tel renversement radical de l’ideal classique du Beau est stupefiant et donne le tournis.

Il y a deux manieres de comprendre cette metamorphose de l’? uvre d’art.

1) Soit nous considerons que l’art a par la prouve son auto-destruction et la seule explication c’est que nous vivons aujourd’hui la fin de l’art. Cette fin de l’art se manifesterait a travers plusieurs signes d’une veritable imposture sur le statut de l’art contemporain. Ces critiques peuvent se resumer ainsi :

a) l’art contemporain est conformiste et ennuyeux, il se borne a des provocations excentriques, qu’il repete stupidement ensuite, dans une surenchere a la limite infantile.

b) l’art contemporain est souvent terne et ne suscite aucune emotion esthetique, voire seulement la repulsion.

c) Il est semble sans contenu reel, de sorte que la surenchere dans l’experimentation pour l’experimentation finit par ne deboucher sur rien.

d) L’art contemporain ne ressemble a rien, son depouillement a l’oppose du realisme, l’amene dans le vide de la representation.

e) Il ne repond a aucun critere esthetique precis.

f) on ne peut y deceler aucun talent (n’importe qui est capable d’en faire autant).

g) c’est une pure creation du marche, un produit commercial et rien d’autre.

h) c’est un art officiel, elitiste, reserve aux inities ; c’est un art coupe du public qui ne le comprend pas.

i) Il est tellement cerebral, que l’on peut penser que ses ? uvres ne sont que des elucubrations intellectuelles, des trucages qui dissimulent la vacuite : c’est n’importe quoi.

j) Le prix de certaines oeuvres est injustifie en regard du talent ou de la virtuosite demontree.

On ne peut pas s’en tirer, devant pareilles critiques, en culpabilisant le neophyte pour lui assener l’argument qu’il n’y comprend rien. Ce sont des specialistes de l’art qui eux-memes tiennent aujourd’hui ce discours.

Ou bien on admet la supercherie, ou bien on en releve le defi. Admettre qu’il y a supercherie, c’est par exemple pour le peintre Roger Somville, tirer sa reverence devant cet art, accepter d’etre traiter de ringard, parce que l’on refuse « l’urinoir de Duchamp contre la Chapelle Sixtine »en restant fidele au realisme. C’est un choix avec lequel on peut ne pas etre d’accord, mais il a le merite de permettre de poser les vraies questions. Pourquoi donc dans cet art contemporain, cette tendance a la perte du sens, a la deshumanisation ? Pourquoi ce rejet des acquis du passe ?

Somville ose denoncer clairement « les productions vides », le triomphe du moins que rien », les ? uvres « portees au pinacle dans lesquelles sevit « le conformisme du jamais vu ». A tout bien compter en effet, l’anti-conformisme, ce n’est qu’un conformisme a l’envers. Rien de plus. Sans oublier de citer un critique americain, Clement Greenberg, qui fait la loi sur les marches americains : « nous donnons du genie a qui nous voulons ». Cela ne conduit pas d’ailleurs Somville au defaitisme : pourquoi ne peut-on pas envisager que tout reste encore a jouer ? dit-il.

2) Ou ien, le nihilisme de l’art contemporain traduit la limite de la representation objective, de sorte que l’art finit par atteindre la limite historique qu’on avait pu lui assigner. La question n’est plus alors qu’est-ce qu’une ? uvre d’art ? mais plutot : pourquoi suis-je une ? uvre d’art ? Selon A. Danto, la periode contemporaine serait, depuis une trentaine d’annees, celle de la fin de l’art, ce qui ne signifie pas dans son esprit que cette periode ne produirait plus d’? uvres d’art, mais que l’art a atteint un niveau d’auto-reflexion tel, qu’il est devenu philosophiquement adulte. C’est exactement ce que disait Hegel.

Il faut distinguer l’art moderne, qui commence avec Van Gogh et Gauguin dans les annees 1880 et s’acheve avec l’expressionnisme abstrait d’un Pollock ou d’un Rothko dans les annees soixante, de l’art contemporain. De l’art contemporain releve l’art postmoderne d’Andy Warhol ou de Joseph Beuys. Cet art postmoderne est post-historique. Sa caracteristique et sa nouveaute fait que n’importe quel objet peut desormais devenir une ? uvre d’art. Or l’analyse d’Arthur Danto, finit par apercevoir dans ce renversement un phenomene inoui : l’art contemporain finit par designer la Vie elle-meme comme une oeuvre d’art.

Danto dit que ce qui est proprement « essentiel dans l’art, c’est la capacite spontanee qu’a l’artiste de nous amener a voir sa maniere de voir le monde – de ne pas uniquement voir le monde comme si la peinture etait une fenetre, mais le monde tel que l’artiste nous le donne ». C’est cette affection meme qui est dans le regard qui est essentielle. « Nous ne voyons pas simplement une femme nue assise sur un rocher, comme le ferait des voyeurs… nous la voyons en tant qu’elle est vue avec amour grace a la representation magiquement enchassee dans l’? uvre ».

N’est-ce pas alors justement, que nous prenons conscience que depuis toujours l’essence meme de l’art reside dans cette vie qui en nous connait tout a la fois l’extase sensible de la contemplation et de la creation ? L’essence de l’? uvre d’art se tient la ou la Vie s’eprouve elle-meme comme sensibilite et auto-affection, elle est donnee dans l’essence pathetique de la Vie. Un adage indien dit que la beaute reside dans l’? il de celui qui contemple. La beaute n’est pas dans l’objet comme une propriete objective, telle sa longueur, sa profondeur, son poids, elle est dans la sensibilite qui rencontre l’experience esthetique.

Ce qui nous fait entrer dans la dimension esthetique, c’est le sentiment se donnant a lui-meme, c’est la Vie se donnant comme sentiment de soi. Mais qu’est-ce alors que la Vie pour autant qu’elle est l’origine de la creation et son achevement dans le regard et l’ecoute de celui qui s’y abandonne ? Rien de representable, rien de visible ni de mesurable. Rien qui ressemble a un objet ! La Vie dans son essence subjective est irrepresentable, invisible. En un mot : abstraite ! Abstraite par rapport a la reconnaissance perceptive, la mesure scientifique des choses, la vision scientifique du monde.

Michel Henry tire alors cette consequence radicale : en un sens, toute peinture est abstraite parce que la Vie n’est pas un objet, parce que la Vie n’est pas objective et ne l’a jamais ete ! Mieux, par rapport a l’univers technologique et mediatique, tout art est abstrait. Le sourire de Mona Lisa n’est pas, dans son essence spirituelle plus « concret » que les traces de Kandinsky, que les dessins de Miro, les compressions de Cesar, le monochrome de Yves Klein. Ce qui vient vers nous a travers l’? uvre d’art, c’est encore et toujours l’Invisible de la Vie.

Tout artiste cherche a donner forme a une experience, tout artiste cherche a communiquer ce qu’il eprouve, toute ? uvre d’art est donation affective de soi a soi, tentative de communication infinie du sentiment avec lui-meme, de la Vie avec elle-meme. Toute jouissance esthetique est experience de soi, bouleversement, epreuve et donation de Soi. De la suit, parce que l’art s’adresse directement a la sensibilite, que l’art est par essence populaire, universel : car tout etre humain peut-etre touche, interieurement affecte, dans ce tremblement originaire de la Vie en elle-meme qu’est le sentiment.

Il n’y a dans l’art aucun « objet », il n’y a que le sujet, la Vie se donnant a elle-meme sensiblement, dans l’Invisible du sentiment. Ainsi, « si une communication s’instaure entre l’? uvre et le public, c’est sur le plan de la sensibilite, par les emotions et les modifications immanentes de celle-ci : elle n’a donc que faire des mots, des representations collectives, ideologiques ou scientifiques, de leur formulations critiques, intellectuelles, litteraires ou autres, de tout ce qu’on appelle culture. Elle est totalement independante de cette culture-la.

C’est pourquoi elle s’adresse a l’ensemble des hommes ‘prive’ de culture, elle est populaire au sens premier qu’elle reconduit chaque etre humain a ce qu’il porte de plus essentiel en lui : a sa capacite de sentir, de souffrir et d’aimer ». La culture, telle qu’on l’entend d’ordinaire, la culture des media, est un avatar mort de la veritable Culture, qui n’a de sens que dans l’intime epreuve de soi et la reconnaissance de Soi de la Vie. Allons jusqu’au bout sans craindre de choquer : c’est quand la desensibilisation devient generale, que le concept est appele a a rescousse, que l’on cherche a faire « comme si » c’etait de l’art, que le regard intentionnel est appele pour « donner un sens » – parce que nous n’eprouvons plus rien. Comme le telespectateur face a l’ecran, plonge dans l’hebetude devant quelque chose qui bouge. C’est donc a un tout autre regard sur l’art contemporain que nous sommes des lors convies. Pour Michel Henry, Kandinsky a une grandeur, parce qu’il est descendu au plus pres de l’explosion interieure de la Vie, au point de tenter de saisir les vibrations des couleurs de telle maniere que la derealisation objective atteigne son paroxysme.

Une toile, une musique, est donc a eprouver en tant qu’experience, comme elle a ete le lieu d’implosion d’une experience. Le jaillissement des Formes du trefonds de l’Inconscient est la, matrice de l’expression radicale de la Vie. Et c’est la que le monochrome de Klein lui-meme est extraordinaire. Il n’y a plus « rien », pas d’objet, il n’y a que la tonalite affective de la couleur, et ce bleu touche affectivement la Vacuite de la Conscience pure, la Vacuite a partir de laquelle toute Manifestation est possible.

C’est au moment meme ou nous sommes le plus detourne du champ de l’objectivite, de la reconnaissance habituelle des formes, que la sensibilite est la plus rendue a elle-meme dans son Fond essentiel. Epreuve invisible de soi. « L’experience esthetique n’est pas une experience d’objets, leur conferant un sens » elle est pure impression. Cela explique les remarquable description litteraire de Kandinsky sur la tonalite affective des couleurs. Michel Henry propose donc, pour comprendre la donation originaire de l’? uvre d’art, de partir de l’experience proprement affective de l’artiste et il en trouve une remarquable chez Kandinsky.

Difficile de resister au plaisir de la donner : « Kandinsky y mentionne un voyage a la petite ville allemande medievale de Rothenburg-ob-der-Tauber, voyage qui l’impressionna beaucoup et au retour duquel il peignit un merveilleux tableau: encore figuratif, La Vieille Ville. « Dans ce tableau encore, ecrit Kandinsky, j’etais a vrai dire en quete d’une certaine heure qui etait et qui reste la plus belle heure du jour a Moscou. Le soleil est deja bas et a atteint sa plus grande force celle qu’il a cherchee tout le jour, a laquelle il a aspire tout le jour.

Ce spectacle n’est pas de longue duree : encore quelques minutes et la lumiere du soleil deviendra rougeatre d’effort, toujours plus, d’un rouge d’abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache qui, comme un tuba forcene, fait entrer en vibration tout l’etre interieur, l’ame tout entiere. Non ce n’est pas l’heure du rouge uniforme qui est la plus belle! Ce n’est que l’accord final de la symphonie qui porte chaque couleur a son paroxysme de la vie et triomphe de Moscou tout entiere en la faisant resonner comme le fortissimo final d’un orchestre geant.

Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des eglises- avec chacune sa melodie propre -, le gazon d’un vert forcene, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l’allegretto des rameaux denudes, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus tout, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un alleluia oublieux de lui-meme, le long trait blanc, gracieusement severe, du clocher d’Ivan-Veliky.

Et sur son cou long, tendu, etire vers le ciel dans une eternelle nostalgie, la tete d’or de la coupole qui, par les etoiles dorees et bariolees des autres coupoles, demeure le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste. Ces impressions se renouvelaient a chaque jour ensoleille, elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu’au fond de l’ame et qui atteignait jusqu’a l’extase. » Quand on est capable de parler ainsi d’un moment aussi sensible, d’un ieu, d’une maniere aussi riche, c’est que la tonalite de l’impression est belle et bien la. C’est dans cette tonalite que la peinture se donne, c’est dans cette tonalite que la musique s’ecrit, que la poesie se developpe, que la grace de la danse trouve sa magie. L’artiste et l’esthete ne se rencontre qu’en un seul lieu, la Vie comme auto-affection, et c’est bien la Vie comme auto-affection qui fonde la profondeur, la puissance, la magie, la beaute d’une ? uvre et qui fait d’elle une ? vre d’art.

Dans un de ses sketches, Raymond Devos commente un vers : objets inanimes avez-vous donc une ame qui de mon ame se rapproche et l’oblige a aimer ? C’est bien notre question. L’? uvre d’art a une ame, et communement, nous ne pretons justement pas d’ame aux objets inanimes. Et c’est aussi le sens secret de l’amour que nous portons a l’art. D’ordinaire, comme dans l’exemple du coupe-papier de Sartre, l’objet n’est identifie comme objet que par la fonction que l’on reconnait en lui.

L’objet est utilitaire et c’est en quoi nous ne lui pretons pas l’attention, comme nous pretons une attention particuliere a une ? uvre d’art. Nous recherchons dans l’art la presence de l’ame, nous ne voyons dans l’objet quelconque que l’utilite. * * * L’? uvre d’art et l’objet different essentiellement et pas seulement pas par une « exposition » differente. Ce n’est pas la theorie seule qui pose l’? uvre d’art. Ce n’est pas le marche de l’art qui definit le genie. L’art n’a rien a voir non plus avec une photocopie studieuse de la realite, comme le naturalisme.

L’uvre d’art n’a rien a voir avec l’objet quelconque, non pas dans son motif, sa forme, sa composition, sa production ni sa texture, mais dans l’experience interieure qu’elle suscite, autant pour l’artiste qui la cree que pour l’amateur d’art qui l’apprecie. C’est une difference de sensibilite qui fait que nous n’accordons qu’un regard distrait a l’objet, plus disponible, plus present, plus sensible a l’uvre. De loin en loin, aussi loin que s’etend la sensibilite, que pourrait-on alors exclure de l’? uvre d’art ?

Un sourire magnifique d’une passante dans la rue, c’est la magie d’un instant ou, touche, nous penserons que ce visage, c’est une veritable uvre d’art. De meme, le cinema, dans le style, le rythme, le soin chaleureux du metteur en scene a epouser le mouvement des acteurs, nous laisse parfois pantois : une uvre d’art est la, qui n’attend que la disponibilite de notre presence pour resonner en nous. L’uvre d’art est constituee dans la sensibilite poetique de la Vie pour elle-meme, elle ne peut pas se definir objectivement, comme peut l’etre un objet technique.