Peut-on desirer sans souffrir ? Le «coup de foudre» revele a ceux qui en sont les victimes, les souffrances et les tribulations de la passion amoureuse: avant la rencontre, aucun des deux etres ne soupconnait l’existence de l’autre, tandis qu’apres, l’absence de l’un sera ressentie par l’autre comme un manque qui le fera souffrir. Ce manque, alimente par la separation et la distance, est a l’origine du desir amoureux: un etre nous manque, parce qu’il est loin de nous, et notre desir, tout comme notre passion, nait de ce manque.
Nous imaginons que notre souffrance prendra fin a une prochaine rencontre, sans soupconner que peut-etre, la realite ne correspondra pas forcement a ce que nous avons imagine, et que nous connaitrons alors une nouvelle deception, et une nouvelle souffrance. Le desir apparait comme la tension d’un etre vers un objet qui lui manque, et dont l’obtention est consideree comme le moyen de faire cesser la souffrance. Or, dans le meme temps, le desir est l’occasion d’une souffrance d’un autre type, qui nait du caractere incomplet de la satisfaction qu’il propose.
Est-on condamne a souffrir en desirant? Peut-on desirer sans souffrir? Si le desir nait d’un manque, il engendre une souffrance telle qu’aucune satisfaction ne
Le desir semble, dans son essence, se reveler a nous au cour d’une experience aussi douloureuse qu’irrecusable: il est l’epreuve d’un manque de quelque chose que nous devons trouver hors de nous, et dont l’obtention comblera ce manque. En effet, le desir est fondamentalement tension vers un objet dont nous pensons . qu’il la fera cesser, et tension douloureuse: nous eprouvons a son occasion la misere de notre condition d’etres finis, qui ne peuvent trouver en eux des ressources de completude, et doivent retirer, dans des objets exterieurs, des moyens de satisfaction.
Nous souffrons de n’avoir pas, et nous esperons la fin de la souffrance, la fin de la tension, la satiete. Dans ces conditions, la souffrance semble bien etre la condition du desir, qui n’existe que parce que nous sommes prives de ce qui nous manque. En effet, contrairement aux animaux, ou au monde inanime, nous pensons, et notre pensee est sans cesse l’occasion de nous projeter vers des possibles au-dela de la realite presente. Nous sommes capables d’envisager le futur (qui n’est pas encore), l’ideal (qui n’existe qu’en idee), l’irreel (qui ne correspond pas a la realite), le possible (qui n’est pas, mais qui pourrait etre) …
Nous ne manquons pas de nous comparer a d’autres, de nous mesurer, et de nous devaloriser de cette comparaison, qui ne se fait jamais a notre avantage: si nous ne nous rendons pas toujours compte que nous avons plus que ceux qui ont moins, nous souffrons toujours d’avoir moins que ceux qui ont plus. Le collectionneur mesure ces affres a chaque instant, lui qui souffre de n’avoir pas la piece qui manque a sa collection, sans etre capable de se rejouir de celles qu’il est parvenu a amasser.
Comme le collectionneur, nous nous echappons en permanence, puisque telle est notre condition, vers ce qui est absent a la conscience, et qui la manifeste comme intentionnalite. Dans l’epreuve du desir, cette projection est douloureuse et inquiete, car nous savons que nous ne connaitrons la paix qu’au moment ou notre desir sera satisfait, ou au moment ou nous ne desirerons plus … Dans un passage du Monde comme volonte et comme representation, Schopenhauer illustre ce lien entre desir et suffisance en affirmant que le desir nait d’une souffrance, et qu’il conduit a une suffisance plus grande encore.
La satisfaction du desir peut bien faire cesser la souffrance, en permettant au sujet de rencontrer enfin l’objet convoite et d’eprouver du plaisir, mais pour autant, il souffre tant qu’il ne l’a pas rencontre. Toute une tradition issue de Platon enonce le caractere douloureux de ce desir, toujours inquiet, telle Diotime dans le Banquet: « Ne vois-tu pas dans quel terrible etat sont les betes quand elles desirent engendrer? ( [… ] Elles sont toutes malades el torturees », tant qu’il n’a pas rencontre l’objet qu’il convoite.
Or, loin d’apaiser l’inquietude et la souffrance qui le generent, le desir ne fait que les creuser encore davantage, en entretenant dans l’homme l’illusion de la satisfaction et de la satiete. En effet, si l’obtention de l’objet procure satisfaction, celle-ci n’est que provisoire et temporaire, dans la mesure ou un autre objet sollicitera bientot toute l’energie du desir. Si on ne desire que ce dont on manque, ce que l’on possede n’est plus desire, et il faut chercher autre chose.
D’autre part, le desir apparait comme une construction imaginaire et fantasmatique au cour de l’etre, qui ne peut manquer de decevoir celui qui le realise (realiser = rendre reel -res- en latin). De sorte que le desir nous conduit au cour d’un cycle duquel nous ne pouvons sortir: nous souffrons de ce qui nous manque et cherchons a l’obtenir, mais l’obtention nous fait souffrir davantage, en nous faisant realiser qu’il nous manquera toujours quelque chose. Le desir nous donne l’impression que nous sommes condamnes a la souffrance et a l’insatisfaction permanente.
Or, le desir ne nous fait souffrir que pour autant que nous y voyons l’expression du manque et de l’absence, c’est-a-dire, tant que nous l’envisageons selon son etymologie classique (il est « nostalgie d’un astre disparu », ou chez Platon, nostalgie d’un monde divin et complet). Mais, il se revele en meme temps a nous comme une puissance, un elan, une tension d’un etre vers la realite ou vers la valeur. En effet, sans une force positive qui nous pousse vers une chose, et nous la fait desirer, nous n’attribuerions aucune valeur a rien: c’est le desir qui, n nous orientant a vouloir ceci plutot que cela, transforme un monde neutre et objectif en un monde de choses desirables: comme Spinoza l’affirme, « quand nous nous efforcons a une chose, quand nous la voulons ou aspirons a elle, ou la desirons, ce n’est pas parce que nous jugeons qu’elle est bonne,’ mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est precisement parce que nous nous y efforcons, nous la voulons ou aspirons a elle, ou la desirons» (Ethique III scolie de la prop. 9).
L’appetit est, pour Spinoza, l’-effort qui se rapporte aussi bien au corps ( il est alors « appetit») qu’a l’esprit (il est alors « volonte»), et qui conduit l’etre a exprimer cette puissance; il est en nous pour autant que nous sommes un mode de la puissance eternelle et infinie de Dieu. Le desir est donc un effort conscient pour « perseverer dans son etre)} (ou « conatus» pour Spinoza), il n’est pas souffrance, mais au contraire puissance et joie. Dans ces conditions, il faut comprendre que le desir ne procederait pas necessairement d’un manque, mais qu’il pourrait au contraire provenir d’un exces, d’un trop plein e puissance, et que, contrairement a ce que peut enseigner son etymologie, il ne serait pas la nostalgie d’un astre, mais l’absence de l’astre. En effet, si l’on envisage que le desir est createur de son objet, il lui preexiste necessairement, en ce qu’il est ce par quoi il y a quelque chose, et ce par quoi ce quelque chose peut valoir pour nous. Contrairement a l’idee que le desir nous fasse tendre vers un objet imaginaire dote de qualites mysterieusement attirantes, il convient de developper la conception d’un desir generateur et producteur du monde, qui qualifie le monde en meme temps qu’il le produit.
Alors il est possible de comprendre que l’intensification du desir entraine l’intensification de la joie : le desir nous conduit a nous rapprocher de nous-memes en nous confrontant a notre propre essence. Ce serait alors l’absence de desir qui nous ferait souffrir, en nous eloignant de nous-memes, et en nous faisant faire alors l’experience d’une separation. Comme l’enonce Rousseau, dans un passage de la Nouvelle Heloise « Malheur a qui n ‘a plus rien a desirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possede ». C’est en ne desirant plus que l’on souffre, alors que le desir lui-meme est jouissance autosuffisante (