Notion de religion THOMAS D’AQUIN, Somme theologique, IIa IIae, q. 81, art. 1. Reponse : Pour definir la religion, Isidore adopte l’etymologie suggeree par Ciceron : « L’homme religieux, c’est celui qui repasse et pour ainsi dire relit ce qui concerne le culte divin. » Religion viendrait donc de « relire », ce qui releve du culte divin, parce qu’il faut frequemment y revenir dans notre c’ ur ; selon Proverbe (3, 6) : « En toutes tes demarches pense a lui. » Mais on peut aussi entendre la religion du devoir de « reelire » Dieu comme le bien supreme delaisse par nos negligences, dit S. Augustin. Ou bien encore, toujours avec S.
Augustin on peut faire deriver religion de « relier », la religion etant « notre liaison au Dieu unique et tout-puissant ». Quoi qu’il en soit de cette triple etymologie, lecture renouvelee, choix reitere de ce qui a ete perdu par negligence, restauration d’un lien, la religion au sens propre implique ordre a Dieu. Car c’est a lui que nous devons nous attacher avant tout, comme au principe indefectible ; lui aussi que, sans relache, notre choix doit rechercher comme notre fin ultime ; lui encore que nous avons neglige et perdu par le peche, et que nous devons recouvrer en croyant, et en
Emile DURKHEIM, Les formes elementaires de la vie religieuse, I, i. Une religion est un systeme solidaire de croyances et de pratiques relatives a des choses sacrees, c’est-a-dire separees, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une meme communaute morale, appelee Eglise, tous ceux qui y adherent. Le second element qui prend ainsi place dans notre definition n’est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l’idee de religion est inseparable de l’idee d’Eglise, il fait pressentir que la religion doit etre une chose eminemment collective.
Roger CAILLOIS, L’Homme et le Sacre, I. Toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacre et du profane, oppose au monde ou le fidele vaque librement a ses occupations, exerce une activite sans consequence pour son salut, un domaine ou la crainte et l’espoir le paralysent tour a tour, ou, comme au bord d’un abime, le moindre ecart dans le moindre geste peut irremediablement le perdre.
A coup sur, pareille distinction ne suffit pas toujours a definir le phenomene religieux, mais au moins fournit-elle la pierre de touche qui permet de le reconnaitre avec le plus de surete. En effet, quelque definition qu’on propose de la religion, il est remarquable qu’elle enveloppe cette opposition du sacre et du profane, quand elle ne coincide pas purement et simplement avec elle. A plus ou moins longue echeance, par des intermediaires logiques ou des constatations directes, chacun doit admettre que l’homme religieux est avant tout celui pour lequel existent deux milieux omplementaires : l’un ou il peut agir sans angoisse ni tremblement, mais ou son action n’engage que sa personne superficielle, l’autre ou un sentiment de dependance intime re tient, contient, dirige chacun de ses elans et ou il se voit compromis sans reserve. Ces deux mondes, celui du sacre et celui du profane, ne se definissent rigoureusement que l’un par l’autre. Ils s’excluent et ils se supposent. On tenterait en vain de reduire leur opposition a quelque autre elle se presente comme une veritable donnee immediate de la conscience. On peut la decrire, la decomposer en ses elements, en faire la theorie.
Mais il n’est pas plus au pouvoir du langage abstrait de definir sa qualite propre qu’il ne lui est possible de formuler celle d’une sensation. Le sacre apparait ainsi comme une categorie de la sensibilite. Au vrai, c’est la categorie sur laquelle repose l’attitude religieuse, celle qui lui donne son caractere specifique, celle qui impose au fidele un sentiment de respect particulier, qui premunit sa foi contre l’esprit d’examen, la soustrait a la discussion, la place au-dehors et au-dela de la raison. « C’est l’idee-mere de la religion, ecrit H. Hubert.
Les mythes et les dogmes en analysent a leur maniere le contenu, les rites en utilisent les proprietes, la moralite religieuse en derive, les sacerdoces l’incorporent, les sanctuaires, lieux sacres, monuments religieux la fixent au sol et l’enracinent. La religion est l’administration du sacre. » On ne saurait marquer avec plus de force a quel point l’experience du sacre vivifie l’ensemble des diverses manifestations de la vie religieuse. Celle-ci se presente comme la somme des rapports de l’homme et du sacre. Les croyances les exposent et les garantissent.
Les rites sont les moyens qui les assurent pratiquement. Auguste COMTE, Catechisme positiviste, I. En lui-meme, [ce nom, religion] indique l’etat de complete unite qui distingue notre existence, a la fois personnelle et sociale, quand toutes ses parties, tant morales que physiques, convergent habituellement vers une destination commune. Ainsi, ce terme equivaudrait au mot synthese, si celui-ci n’etait point, non d’apres sa propre structure, mais suivant un usage presque universel, limite maintenant au seul domaine de l’esprit, tandis que l’autre comprend l’ensemble des attributs humains.
La religion consiste donc a regler chaque nature individuelle et a rallier toutes les individualites ; ce qui constitue seulement deux cas distincts d’un probleme unique. Car, tout homme differe successivement de lui-meme autant qu’il differe simultanement des autres ; en sorte que la fixite et la communaute suivent des lois identiques. ALAIN, Definitions. FOI Volonte de croire, sans preuve et contre les preuves, que l’homme peut faire son destin, et que la morale n’est donc pas un vain mot. Le donjon de la foi, son dernier reduit, c’est la liberte meme ; et il faut y croire, car sans y croire on ne peut l’avoir.
Il faut croire qu’il y a un bien et un mal, et c’est presque la meme chose ; car, si je me crois libre, il est bien que je me garde libre, et il est mal que je me rende esclave, ce qui est preferer les biens exterieurs a la liberte. Il faut croire aussi au semblable et le supposer digne d’etre instruit et capable de liberte. Cette foi se nomme charite. Et enfin il faut croire, a tout le moins, que la nature n’a rien qui s’oppose en principe a la bonne volonte, mais qu’au contraire l’homme de foi reussit meme dans les entreprises materielles.
Cette foi se nomme esperance. Dieu est le modele de l’homme libre, juste et bon. Ce modele est d’autant plus efficace qu’il se rapproche plus de l’homme (car un pur esprit aurait trop beau jeu), ce que la metaphore de l’Homme-Dieu exprime tres bien. Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Essais de Theodicee, Preface, §1. On a vu de tout temps que le commun des hommes a mis la devotion dans les formalites : la solide piete, c’est-a-dire la lumiere et la vertu, n’a jamais ete le partage du grand nombre.
Il ne faut point s’en etonner, rien n’est si conforme a la faiblesse humaine ; nous sommes frappes par l’exterieur, et l’interne demande une discussion, dont peu de gens se rendent capables. Comme la veritable piete consiste dans les sentiments et dans la pratique, les formalites de devotion l’imitent, et sont de deux sortes ; les unes reviennent aux ceremonies de la pratique, et les autres aux formulaires de la croyance. Les ceremonies ressemblent aux actions vertueuses, et les formulaires sont comme des ombres de la verite, et approchent plus ou moins de la pure lumiere.
Toutes ces formalites seraient louables, si ceux qui les ont inventees les avaient rendues propres a maintenir et a exprimer ce qu’elles imitent ; si les ceremonies religieuses, la discipline ecclesiastique, les regles des communautes, les lois humaines, etaient toujours comme une haie a la loi divine, pour nous eloigner des approches du vice, nous accoutumer au bien, et pour nous rendre la vertu familiere. C’etait le but de Moise et d’autres bons legislateurs, des sages fondateurs des ordres religieux, et surtout de Jesus-Christ, divin fondateur de la religion la plus pure et la plus eclairee.
Il en est autant des formulaires de creance ; ils seraient passables, s’il n’y avait rien qui ne fut conforme a la verite salutaire, quand meme toute la verite dont il s’agit n’y serait pas. Mais il n’arrive que trop souvent que la devotion est etouffee par des facons, et que la lumiere divine est obscurcie par les opinions des hommes. Des religions aberrantes Henri BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, II. Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l’intelligence humaine.
Quel tissu d’aberrations ! L’experience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde », l’humanite ne s’en cramponne que davantage a l’absurdite et a l’erreur. Encore si elle s’en tenait la ! Mais on a vu la religion prescrire l’immoralite, imposer des crimes. Plus elle est grossiere, plus elle tient materiellement de place dans la vie d’un peuple. Ce qu’elle devra partager plus tard avec la science, l’art, la philosophie, elle le demande et l’obtient d’abord pour elle seule.
Il y a la de quoi surprendre, quand on a commence par definir l’homme un etre intelligent. Philosophie et religion XENOPHANE de Colophon, Fragments. 11. Homere et Hesiode ont attribue aux dieux tout ce qui chez les mortels provoque opprobre et honte : vols, adulteres et tromperies reciproques. 12. Ils ont raconte sur le compte des dieux beaucoup d’actes contraires aux lois : vols, adulteres et tromperies reciproques. 14. Les mortels s’imaginent que les dieux sont engendres comme eux et qu’ils ont des vetements, une voix et un corps semblables aux leurs. 15.
Oui, si les b’ ufs et les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des ‘ uvres comme les hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareilles a des chevaux, et les b’ ufs pareilles a des b’ ufs, bref des images analogues a celles de toutes les especes animales. 16. Les Ethiopiens disent de leurs dieux qu’ils sont camus et noirs, les Thraces qu’ils ont les yeux bleus et les cheveux rouges. 18. Les dieux n’ont pas revele toutes choses aux hommes des le commencement ; mais, en cherchant, ceux-ci trouvent avec le temps ce qui est le meilleur. 3. Il n’y a qu’un seul dieu, maitre souverain des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par la pensee. 24. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. 25. Mais c’est sans aucun effort qu’il meut tout par la force de son esprit. 26. Il reste toujours, sans bouger, a la meme place et il ne lui convient pas de passer d’un endroit dans un autre. 34. Il n’y eut dans le passe et il n’y aura jamais dans l’avenir personne qui ait une connaissance certaine des dieux et de tout ce dont je parle.
Meme, s’il se trouvait quelqu’un pour parler avec toute l’exactitude possible, il ne s’en rendrait pas compte par lui-meme. Mais c’est l’opinion qui regne partout. ALAIN, Spinoza, introduction. Les hommes cherchent Dieu dans les livres sacres et dans les paroles des prophetes ; ils ne voient pas qu’il n’y a dans les livres et dans les discours que des lettres et des sons, que c’est par leur raison seule qu’ils donnent sens a tout cela, et qu’en un mot ils ne peuvent trouver Dieu dans les livres que parce qu’ils l’ont deja en eux.
La revelation par les livres suppose donc la revelation interieure, et n’est rien sans elle. Et, puisqu’il y a une revelation interieure, nous n’avons besoin de rien autre chose, pour atteindre la vraie Religion et le vrai bonheur, que de nous servir comme il faut de notre Raison. Comme dit l’apotre : « C’est par ce que Dieu nous a donne de son esprit que nous savons que nous sommes en lui et qu’il est en nous. » C’est donc en cherchant l’esprit de Dieu en nous que nous serons sauves. La philosophie est la verite de toute religion. Baruch SPINOZA, Traite theologico-politique, preface.
Si les hommes pouvaient diriger toutes leurs affaires suivant un dessein assure, ou si la chance leur souriait toujours, ils ne seraient jamais en proie a aucune superstition. Mais, reduits souvent a une extremite telle qu’ils ne savent plus quelle resolution prendre, et, la plupart du temps, condamnes par leur desir immodere des biens incertains du sort, a flotter miserablement entre l’espoir et la crainte, ils ont l’esprit tres enclin a croire en general n’importe quoi. Celui qui est alors dans le doute est pousse ici et la par la moindre impulsion, d’autant plus facilement qu’il est suspendu entre l’espoir et la crainte.
A d’autres moments, quand il est trop assure, il est plein de vantardise et d’orgueil. Cela, j’estime que personne ne l’ignore, quoique la plupart s’ignorent eux-memes : personne, en effet, n’a vecu parmi les hommes sans voir qu’aux jours de prosperite la plupart, bien qu’inexperimentes, se comportent avec une telle sagesse qu’ils croient qu’on leur fait injure si l’on veut leur donner un conseil ; mais, lorsqu’ils sont dans l’adversite, ils ne savent plus ou se tourner, et demandent en suppliant conseil a tout un chacun ; et il n’y a pas d’avis si inepte, si absurde ou si vain qu’ils ne soient prets a suivre.
En outre, meme les plus legers motifs leur sont pretexte a esperer une amelioration, ou, au contraire, a craindre le pire ; si en effet, pendant qu’ils sont plonges dans la crainte, quelque incident arrive qui leur rappelle un souvenir passe bon ou mauvais, ils pensent que cet incident leur annonce une fin heureuse ou malheureuse ; et par la, bien que cent fois c’eut ete dementi, ils l’appellent presage favorable ou funeste.
Qu’il leur arrive, enfin, de voir avec grand etonnement, un phenomene insolite, ils croient que c’est un prodige, signe de la colere des Dieux ou de la Supreme Divinite. Et, des lors, aux yeux de ces hommes soumis a la superstition et contraires a la religion, ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des v’ ux est tenu pour sacrilege. De la sorte ils forgent d’innombrables fictions, et interpretent toute la nature de facon miraculeuse, comme si elle delirait avec eux. En de elles conditions, nous voyons en particulier que les plus pousses a accepter tout genre de superstition, sont ceux qui desirent sans mesure les biens incertains, et que tous, surtout lorsqu’ils courent des dangers et ne savent trouver aucun secours en eux-memes, implorent des secours divins par des v’ ux et des larmes de femmes ; ils declarent la Raison aveugle (parce qu’elle n’est pas capable de leur montrer une voie certaine pour parvenir aux vains biens auxquels ils aspirent), et traitent la sagesse humaine de vanite.
Au contraire, les delices de l’imagination, les songes et les pueriles inepties, sont pour eux des reponses divines. Bien plus, ils pensent que Dieu a les sages en aversion, et qu’il a ecrit ses decrets non dans l’esprit mais dans les entrailles des animaux domestiques, ou bien que ce sont les idiots, les dements et les oiseaux qui, par une inspiration, un instinct divins, les font connaitre. Voila a quel point de deraison l’apprehension porte les hommes. La cause qui fait naitre la superstition, la conserve et l’alimente, est donc la crainte. Religion et superstition
THOMAS D’AQUIN, Somme theologique, IIa IIae, q. 92. Nous abordons maintenant l’etude des vices opposes a la religion. Certains ont avec elle ceci de commun qu’ils comportent des actes de culte divin. Les autres manifestent au contraire leur opposition par le mepris de ce qui touche au culte de Dieu. Les premiers constituent la superstition, les seconds l’irreligion [… ]. La superstition est un vice qui s’oppose a la religion par exces ; non que l’on rende a Dieu plus d’hommage que ne fait la vraie religion, mais par le fait qu’on rend le culte divin a qui on ne le doit pas ou d’une maniere indue.
Baruch SPINOZA, Traite des autorites theologiques et politiques, preface. Si les hommes avaient le pouvoir d’organiser les circonstances de leur vie au gre de leurs intentions, ou si le hasard leur etait toujours favorable, ils ne seraient pas en proie a la superstition. Mais on les voit souvent accules a une situation si difficile, qu’ils ne savent plus quelle resolution prendre ; en outre, comme leur desir immodere des faveurs capricieuses du sort les ballotte miserablement entre l’espoir et la crainte, ils sont en general tres enclins a la credulite.
Lorsqu’ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l’issue d’un evenement qui leur tient a c’ ur, la moindre impulsion les entraine tantot d’un cote, tantot de l’autre ; en revanche, des qu’ils se sentent surs d’eux-memes, ils sont vantards et gonfles de vanite. Ces aspects de la conduite humaine sont, je crois, fort connus, bien que la plupart des hommes ne se les appliquent pas… En effet, pour peu qu’on ait la moindre experience de ceux-ci, on a observe, qu’en periode de prosperite, les plus incapables debordent communement de sagesse, au point qu’on leur ferait injure en leur proposant un avis.
Mais la situation devient-elle difficile ? Tout change : ils ne savent plus a qui s’en remettre, supplient le premier venu de les conseiller, tout prets a suivre la suggestion la plus deplacee, la plus absurde ou la plus illusoire ! D’autre part, d’infimes motifs suffisent a reveiller en eux soit l’espoir, soit la crainte. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d’une issue heureuse ou malheureuse ; pour cette raison, et bien que l’experience leur en ait donne cent fois le dementi, ils parlent d’un presage soit heureux, soit funeste.
Enfin, si un spectacle insolite les frappe d’etonnement, ils croient etre temoins d’un prodige manifestant la colere ou des Dieux, ou de la souveraine Deite ; des lors, a leurs yeux d’hommes superstitieux et irreligieux, ils seraient perdus s’ils ne conjuraient le destin par des sacrifices et des v’ ux solennels. Ayant forge ainsi d’innombrables fictions, ils interpretent la nature en termes extravagants, comme si elle delirait avec eux. [… ] La foi ne consiste plus qu’en credulite, en prejuges ; et quels prejuges, vraiment !
De ceux qui reduisent des hommes raisonnables a l’etat des betes, puisqu’ils empechent, avec l’exercice libre du jugement, la distinction du vrai et du faux, puisqu’ils semblent inventes tout expres afin d’eteindre la lumiere de l’intelligence. La ferveur des croyants, o Dieu ! et la religion sont identifiees a d’absurdes esoterismes ; c’est a l’intensite de leur mepris de la raison, de leur eloignement de l’intelligence, dont ils disent la nature corrompue, que l’on distingue les hommes eclaires de la lumiere divine.
Or, s’ils avaient seulement recueilli une etincelle de cette lumiere, ils ne seraient pas si orgueilleux de leur demence, mais ils apprendraient a honorer Dieu avec plus de sagesse ; ils l’emporteraient sur leur prochain, non comme ils font a present par la haine, mais par l’amour. Ils ne poursuivraient pas d’une telle hostilite ceux qui ne pensent pas comme eux, mais ils auraient pitie d’eux ! Si, du moins, c’est bien du salut d’autrui qu’ils s’inquietent et non de leur propre sort temporel ! Emmanuel KANT, La Religion dans les limites de la simple raison, II, §1.
L’illusion ou l’on est de pouvoir, par des actes religieux cultuels, travailler, si peu que ce soit, a sa justification devant Dieu, porte le nom de superstition religieuse ; de meme, l’illusion qui consiste a vouloir arriver a ce but par une aspiration a un pretendu commerce avec Dieu est l’extravagance religieuse. — C’est une folie superstitieuse que de vouloir etre agreable a Dieu par des actions que tout homme peut accomplir sans avoir besoin d’etre homme de bien (par la profession, v. g. , d’articles de foi positifs, par la fidelite a l’observance ecclesiastique de meme qu’a la discipline, etc. ).
Ernst CASSIRER, La Philosophie des Lumieres, IV, L’idee de religion, §2. Les plus graves empechements que nous rencontrons dans la recherche de la verite ne sont pas les insuffisances de notre savoir ; c’est une maxime generale de la philosophie des Lumieres, cent fois citee sous diverses formes et a divers propos. Nul doute, d’ailleurs, que notre savoir ne souffre de pareilles insuffisances, que chaque pas en avant de la science ne nous mette peniblement en presence de notre incertitude et de nos lacunes. Mais cette limitation ne presente en realite aucun danger pour peu que nous en ayons conscience.
La science corrige d’elle-meme les fautes qu’elle commet, de par son progres interne, et les erreurs ou elle peut nous engager s’eliminent d’elles-memes des que nous la laissons suivre spontanement son cours. Bien plus graves sont les errements qui, au lieu de naitre d’une insuffisance de savoir, ont pour cause une fausse direction de la recherche. Le plus a craindre n’est pas le manque mais la perversion. Et cette perversion — inversion et falsification des vrais criteres de la science — survient des que nous pretendons anticiper le but a atteindre, le fixer avant la recherche.
L’ennemi de la science n’est pas le doute mais le dogme. Le dogme n’est pas l’ignorance pure et simple mais l’ignorance qui se donne pour verite, qui veut s’imposer pour verite : voila le danger qui menace vraiment la connaissance dans ses ‘ uvres vives. Car il ne s’agit plus alors d’une erreur mais d’une imposture, non plus d’une illusion involontaire mais d’une mystification dans laquelle l’esprit tombe par sa propre faute et dans laquelle il s’enferre lui-meme toujours plus profondement. Et cette regle ne vaut pas seulement pour la science mais pour la foi egalement.
Ce qui, en effet, s’oppose veritablement a la foi, ce n’est pas l’incredulite mais la superstition : car celle-ci touche aux racines memes de la foi, elle tarit la source d’ou jaillit la religion veritable. Nous voyons donc que la science et la foi affrontent un adversaire commun : il n’est pas de tache plus urgente que la lutte a mener contre cet adversaire. Il est necessaire que science et foi soient unies dans cette lutte : ce n’est que sur la base de leur accord qu’il sera possible de les departager, de determiner leurs frontieres respectives. Bayle est le premier penseur qui ait adopte nettement cette position.
Dans son Dictionnaire historique et critique, il a realise l’’ uvre fondamentale dans laquelle tous les travaux ulterieurs devaient puiser leurs principes et leurs justifications. [… ] Bayle n’entend pas toucher au contenu de la foi — il se garde de toute critique explicite de ce contenu. L’attitude qu’il combat de toutes ses forces est celle pour laquelle tous les moyens sont bons pour consolider la foi, celle qui entasse pele-mele verites et chimeres, lucidite et prejuge, raison et passion, a la seule condition qu’ils soient utilisables d’une maniere ou d’une autre dans l’interet superieur de l’’ uvre apologetique.
Par de tels procedes, le contenu de la foi n’est pas sauve mais detruit, car ce contenu ne peut subsister que dans sa purete. Le mal fondamental qu’il faut combattre n’est donc pas l’atheisme mais l’idolatrie, non l’incroyance mais la superstition. Cette maxime de Bayle est une anticipation de la these centrale de l’encyclopedisme francais en matiere de critique religieuse. [… ] Diderot lui-meme ne se lasse pas de repeter que la superstition est une pire meconnaissance de Dieu et une plus grave offense contre Dieu que l’atheisme, en ce sens que l’ignorance est moins loin de la verite que le prejuge. … ] On voit donc qu’on meconnait, qu’on mesinterprete totalement la tolerance dont la philosophie des Lumieres proclame la necessite, en lui donnant un sens purement negatif. La tolerance est autre chose que la recommandation d’une attitude laxiste et indifferente a l’egard des questions religieuses. On ne trouve que chez quelques penseurs insignifiants, de dernier ordre, une forme de defense de la tolerance qui se resolve dans un indifferentisme pur et simple. Dans l’ensemble, c’est la tendance inverse qui prevaut : le rincipe de la liberte de croyance et de conscience est l’expression d’une nouvelle force religieuse positive qui est, pour le siecle des Lumieres, reellement determinante et caracteristique. La conscience religieuse y prend une forme nouvelle afin de s’affirmer clairement et fermement. Cette forme ne pouvait se realiser sans un renversement complet du sentiment religieux et des fins de la religion. Ce changement decisif se produit au moment ou apparait, a la place du pathos religieux qui agitait les siecles precedents, les siecles des guerres de Religion, un pur ethos religieux.
La religion ne doit plus etre quelque chose qu’on subit ; elle doit jaillir de l’action meme et recevoir de l’action ses determinations essentielles. L’homme ne doit plus etre domine par la religion comme par une force etrangere ; il doit l’assumer et la creer lui-meme dans sa liberte interieure. La certitude religieuse n’est plus le don d’une puissance surnaturelle, de la grace divine, c’est a l’homme seul de s’elever jusqu’a cette certitude et d’y demeurer. Religion et science Bertrand RUSSELL, Science et religion, I, Terrains de conflit.
La science et la religion sont deux faces de la vie sociale, dont la deuxieme a eu de l’importance aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire de l’esprit humain, tandis que la premiere, apres une existence intermittente et vacillante chez les Grecs et les Arabes, a pris subitement de l’importance au XVIe siecle, et a depuis lors faconne toujours davantage les idees et les institutions parmi lesquelles nous vivons. Entre la science et la religion a eu lieu un conflit prolonge, dont, jusqu’a ces dernieres annees, la science est invariablement sortie victorieuse.
Mais l’avenement, en Russie et en Allemagne, de nouvelles religions, munies de nouveaux moyens d’activite missionnaire fournis par la science, a remis en question le resultat, comme au debut de l’ere scientifique, et a rendu de l’interet a l’examen du terrain et de l’historique de la guerre menee par la religion traditionnelle contre la connaissance scientifique. La science a pour but de decouvrir, au moyen de l’observation et du raisonnement base sur celle-ci, d’abord des faits particuliers au sujet du monde, puis des lois reliant ces faits les uns aux autres, et permettant (dans les cas favorables) de prevoir des evenements futurs.
A cet aspect theorique de la science est liee la technique scientifique, qui utilise la connaissance scientifique pour produire des conditions de confort et de luxe qui etaient irrealisables, ou tout au moins beaucoup plus couteuses, aux epoques pre-scientifiques. C’est ce dernier aspect qui donne tant d’importance a la science, meme aux yeux de ceux qui ne sont pas des savants. La religion, envisagee au point de vue social, est un phenomene plus complexe que la science. Chacune des grandes religions historiques presente trois aspects : 1° une Eglise, 2° un credo, 3° un code de morale individuelle.
L’importance relative de ces trois elements a beaucoup varie selon l’epoque et le lieu. Les religions anciennes de la Grece et de Rome, avant d’etre rendues morales par les Stoiciens, n’avaient pas grand-chose a dire au sujet de la morale individuelle ; dans l’Islam, l’Eglise a toujours eu peu d’importance par rapport au souverain temporel ; dans le protestantisme moderne, les rigueurs du credo ont tendance a se relacher. Neanmoins, ces trois elements, bien qu’en proportions variables, sont indispensables a la religion en tant que phenomene social, ce qui est son aspect principal dans son conflit avec la science.
Une religion purement personnelle, tant qu’elle se contente d’eviter les assertions que la science peut refuter, pourra survivre paisiblement dans les temps les plus scientifiques. Les credos sont la source intellectuelle du conflit entre la science et la religion, mais l’aprete de la resistance a ete due a leurs liens avec les Eglises et les codes moraux. Ceux qui mettaient en doute les credos affaiblissaient l’autorite du clerge, et risquaient d’amoindrir ses revenus ; en outre, ils passaient pour saper la moralite, puisque le clerge deduisait les devoirs moraux des credos.
Il semblait donc aux dirigeants temporels, tout comme aux gens d’Eglise, qu’ils avaient de bonnes raisons de craindre les doctrines revolutionnaires des hommes de science. Dans ce qui suit, nous ne nous occuperons pas de la science en general, ni de la religion en general, mais des points ou elles sont entrees en conflit dans le passe, ou sont encore en conflit a l’heure actuelle. En ce qui concerne le christianisme, ces conflits ont ete de deux sortes. On rencontre parfois dans la Bible un texte qui affirme un fait determine : par exemple, que le lievre rumine.
De telles assertions, quand elles sont refutees par l’observation scientifique, embarrassent ceux qui croient (comme le croyaient la plupart des chretiens, jusqu’a ce que le science les ait forces a changer d’avis) que chaque mot de la Bible est d’inspiration divine. Quand ces assertions bibliques n’ont pas d’importance religieuse par elles-memes, il n’est pas difficile d’en donner une explication satisfaisante, ou d’eviter la controverse en decidant que la Bible ne fait autorite qu’en matiere de religion et de morale.
Mais le conflit devient plus serieux quand la science met en doute un dogme chretien important, ou une doctrine philosophique que les theologiens jugent indispensable a l’orthodoxie. D’une facon generale, les desaccords entre la science et la religion ont d’abord ete de la premiere espece, mais ont porte de plus en plus sur des matieres qui sont (ou etaient) considerees comme une partie essentielle de la doctrine chretienne. De notre temps, des croyants en sont venus a penser que la majeure partie du credo chretien, tel qu’il existait au Moyen Age, est inutile, et constitue meme un obstacle a la vie religieuse.
Mais, si nous voulons comprendre la resistance que la science a rencontree, nous devons penetrer par l’imagination dans le systeme d’idee qui rendait cette resistance logique. Imaginons qu’un homme ait demande a un pretre pourquoi il ne devait pas commettre un meurtre. La reponse : « Parce que vous seriez pendu » paraissait insuffisante, a la fois parce que la pendaison avait besoin d’une justification, et parce que les methodes policieres etaient si peu sures qu’une grande partie des assassins echappait a la justice.
Mais il existait une reponse qui, avant l’avenement de la science, satisfaisait presque tout le monde : a savoir que le meurtre est interdit par les Dix Commandements, qui furent reveles par Dieu a Moise sur le mont Sinai. Le criminel qui echappait a la justice terrestre ne pouvait se soustraire a la colere divine, qui avait decrete pour les assassins impenitents un chatiment infiniment plus redoutable que la pendaison. Toutefois, cet argument repose sur l’autorite de la Bible, qui ne peut etre maintenue intacte que si l’on accepte la Bible dans son entier.
Si la Bible parait dire que la terre est immobile, nous devons nous cramponner a cette assertion en depit des arguments de Galilee, sans quoi nous encourageons les assassins et les malfaiteurs de toute sorte. Bien que ce raisonnement n’ait plus guere de partisans, il ne peut etre considere comme absurde, et ceux qui agissaient en consequence n’encourent aucune reprobation morale. Les conceptions des hommes instruits du Moyen Age avaient une unite logique qui s’est perdue depuis.
Nous pouvons considerer saint Thomas d’Aquin comme l’interprete autorise du credo que la science a ete obligee d’attaquer. Il soutenait (comme le fait encore l’Eglise catholique) que certaines des verites premieres de la religion chretienne peuvent etre demontrees par la raison seule, sans le secours de la revelation. Parmi ces verites figure l’existence d’un Createur omnipotent et bienveillant. De Son omnipotence et de Sa bienveillance, il s’ensuit qu’Il ne doit pas laisser Ses creatures sans une connaissance de Ses decisions suffisante pour obeir a Ses volontes.
Il doit donc exister une Revelation divine, qui est evidemment contenue dans la Bible et dans les decisions de l’Eglise. Ce point etant etabli, le reste de ce que nous avons besoin de savoir peut etre deduit des Ecritures et des decisions des Conciles ‘ cumeniques. L’ensemble du raisonnement procede par deduction a partir de premisses autrefois admises par presque toute la population des pays chretiens, et si le raisonnement parait parfois errone au lecteur moderne, ses erreurs n’apparaissaient pas a la majorite des contemporains instruits.
Or l’unite logique est a la fois une force et une faiblesse. Elle est une force parce qu’elle garantit que quiconque accepte un stade du raisonnement doit accepter tous les stades ulterieurs ; elle est une faiblesse parce que quiconque rejette l’un des stades ulterieurs doit rejeter une partie au moins des stades anterieurs. L’Eglise, dans son conflit avec la science, a manifeste a la fois la force et la faiblesse resultant de la coherence logique de ses dogmes. La maniere dont la science parvient a ses convictions est entierement differente de celle de la theologie medievale.
L’experience a montre qu’il etait dangereux de partir de principes generaux et de proceder par deduction, d’abord parce que les principes peuvent etre faux, ensuite parce que le raisonnement base sur ces principes peut etre errone. La science part, non d’hypotheses generales, mais de faits particuliers, decouverts par observation ou par experimentation. A partir d’un certain nombre de ces faits, on parvient a une regle generale, dont, si elle est vraie, les faits en question sont des cas particuliers.
Cette regle n’est pas positivement affirmee, mais acceptee pour commencer comme hypothese de travail. Si elle est correcte, certains phenomenes non encore observes doivent se produire dans certaines circonstances. Si l’on constate qu’ils se produisent effectivement, cela contribue a confirmer l’hypothese ; sinon, il faut la rejeter et en inventer une autre. Quel que soit le nombre des faits qui confirment l’hypothese, cela ne la rend pas certaine, bien qu’on puisse finir par la considerer comme hautement probable : dans ce cas, on l’appelle « theorie » et non plus « hypothese ».
Un certain nombre de theories differentes, reposant chacune sur des faits, peuvent servir de base a une hypothese nouvelle et plus generale, dont, si elle est vraie, elles derivent toutes ; et aucune limite ne peut etre fixee a ce processus de generalisation. Mais si, pour la pensee medievale, les principes les plus generaux etaient le point de depart, pour la science, ils constituent un aboutissement provisoire, tout en pouvant devenir plus tard des cas particuliers d’une loi plus generale encore.
Un credo religieux differe d’une theorie scientifique en ce qu’il pretend exprimer la verite eternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractere provisoire : elle s’attend a ce que des modifications de ses theories actuelles deviennent tot ou tard necessaires, et se rend compte que sa methode est logiquement incapable d’arriver a une demonstration complete et definitive. Mais, dans une science evoluee, les changements necessaires ne servent generalement qu’a obtenir une exactitude legerement plus grande ; les vieilles theories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossieres, ais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles theories continuent a temoigner que celles-ci possedaient un certain degre de verite pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc a abandonner la recherche de la verite absolue, et a y substituer ce qu’on peut appeler la verite « technique », qui est le propre de toute theorie permettant de faire des inventions ou de prevoir l’avenir.
La verite « technique » est une affaire de degre : une theorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance a un plus grand nombre d’inventions utiles et de previsions exactes. La « connaissance » cesse d’etre un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument a manipuler la matiere. Mais ces implications de la methode scientifique n’apparaissaient pas aux pionniers de la science : ceux-ci, tout en utilisant une methode nouvelle pour rechercher la verite, continuaient a se faire de la verite elle-meme une idee aussi absolue que leurs adversaires theologiens.
Une difference importante entre le point de vue medieval et celui de la science moderne concerne la question de l’autorite. Pour les scolastiques, la Bible, les dogmes de la foi chretienne, et (presque au meme degre) les doctrines d’Aristote, etaient indiscutables : la pensee originale, et meme l’etude des faits, ne devaient pas franchir les limites fixees par ces frontieres immuables de l’audace intellectuelle. Les antipodes sont-ils habites ? La planete Jupiter a-t-elle des satellites ? Les corps tombent-ils a une vitesse proportionnelle a leur masse ?
Ces problemes devaient etre resolus, non par l’observation, mais par deduction a partir d’Aristote ou des Ecritures. Le conflit entre la theologie et la science a ete en meme temps un conflit entre l’autorite et l’observation. Les hommes de science ne voulaient pas qu’on crut a une proposition parce que telle autorite importante avait affirme qu’elle etait vraie : au contraire, ils faisaient appel au temoignage des sens, et soutenaient uniquement les doctrines qui leur paraissaient reposer sur des faits evidents pour tous ceux qui voudraient bien faire les observations necessaires.
La nouvelle methode obtint de tels succes, tant pratiques que theoriques, que la theologie fut peu a peu forcee de s’adapter a la science. Les textes bibliques genants furent interpretes d’une maniere allegorique ou figurative ; les protestants transfererent le siege de l’autorite en matiere de religion, d’abord de l’Eglise et de la Bible a la Bible seule, puis a l’ame individuelle. On en vint peu a peu a reconnaitre que la vie religieuse ne depend pas de prises de position sur des questions de fait, comme par exemple l’existence historique d’Adam et d’Eve.
Ainsi, la religion, en abandonnant les bastions, a cherche a garder la citadelle intacte : il reste a voir si elle y a reussi. Il existe cependant un aspect de la vie religieuse, le plus precieux peut-etre, qui est independant des decouvertes de la science, et qui pourra survivre quelles que soient nos convictions futures au sujet de la nature de l’univers. La religion a ete liee dans le passe, non seulement aux credos et aux Eglises, mais a la vie personnelle de ceux qui ressentaient son importance.
Chez les meilleurs parmi les saints et les mystiques, on trouve a la fois une croyance a certains dogmes et un certain etat d’esprit au sujet des buts de la vie humaine. L’homme qui ressent profondement les problemes de la destinee humaine, le desir de diminuer les souffrances de l’humanite, et l’espoir que l’avenir realisera les meilleures possibilites de notre espece, passe souvent aujourd’hui pour avoir « une tournure d’esprit religieuse », meme s’il n’admet qu’une faible partie du christianisme traditionnel. Dans la mesure ou la religion consiste en un etat d’esprit, et non en un ensemble de croyances, la science ne peut l’atteindre.
Peut-etre le declin des dogmes rend-il temporairement plus difficile l’existence d’un tel etat d’esprit, tant celui-ci a ete intimement lie jusqu’ici aux croyances theologiques. Mais il n’y a aucune raison pour que cette difficulte soit eternelle : en fait, bien des libres penseurs ont montre par leur vie que cet etat d’esprit n’est pas forcement lie a un credo. Aucun merite reel ne peut etre indissolublement lie a des croyances sans fondement ; et, si les croyances theologiques sont sans fondement, elles ne peuvent etre necessaires a la conservation de ce qu’il y a de bon dans l’etat d’esprit religieux.
Etre d’un autre avis, c’est etre rempli de craintes au sujet de ce que nous pouvons decouvrir, craintes qui generont nos tentatives pour comprendre le monde ; or, c’est seulement dans la mesure ou nous parvenons a le comprendre que la veritable sagesse devient possible. Religion et morale Emmanuel KANT, La Religion dans les limites de la simple raison, I. Toutes les religions peuvent se ramener a deux : l’une (de simple culte) cherche a obtenir des faveurs ; l’autre est la religion morale, c’est-a-dire la religion de la bonne conduite.
Dans la premiere les hommes se flattent soit que Dieu peut les rendre eternellement heureux (par la remission de leurs fautes), sans qu’ils aient pour cela a devenir meilleurs, soit, quand cette premiere supposition ne leur semble pas etre possible, que Dieu peut les rendre meilleurs sans qu’ils aient eux-memes autre chose a faire qu’a l’en prier ; et comme prier, devant un Etre qui voit tout, ce n’est rien de plus que souhaiter, l’homme n’aurait proprement rien a faire : car, s’il suffisait d’un simple desir, chacun serait homme de bien.
Mais dans la religion morale (et de toutes les religions connues, la chretienne est la seule qui merite ce titre), c’est un principe fondamental que chacun doit faire tout ce qui depend de lui pour devenir meilleur, et que c’est seulement quand, au lieu d’enfouir le talent a lui confie (Luc, XIX, 12-16), l’homme a utilise pour devenir meilleur la disposition primitive au bien, qu’il lui est permis d’esperer qu’une cooperation superieure completera ce qui n’est pas en son pouvoir.
Il n’est pas absolument necessaire que l’homme sache en quoi consiste cette cooperation ; peut-etre meme qu’immanquablement, si la maniere dont elle se produit avait ete revelee a une certaine epoque, les hommes, a une autre epoque, s’en feraient les uns tel concept et les autres tel autre, et cela en toute sincerite. Mais alors ce principe conserve toute sa valeur : « Il ne nous est pas essentiel, ni par consequent necessaire, de savoir ce que Dieu peut faire ou peut avoir fait pour notre salut » ; mais de savoir ce que nous avons a faire nous-memes pour meriter son assistance.
Emmanuel KANT, De la pedagogie, De l’education pratique. Qu’est-ce donc que la religion ? La religion est la loi qui reside en nous en tant qu’elle recoit son influence sur nous d’un legislateur et d’un juge ; c’est la morale appliquee a la connaissance de Dieu. Quand on n’unit pas la religion a la moralite elle n’est plus qu’une maniere de solliciter la faveur celeste. Les cantiques, les prieres, la requentation des eglises, toutes ces choses ne doivent servir qu’a donner a l’homme de nouvelles forces et un nouveau courage pour travailler a son amelioration ; elles ne doivent etre que l’expression d’un c’ ur anime par l’idee du devoir. Ce ne sont que des preparations aux bonnes ‘ uvres, et l’on ne peut plaire a l’etre supreme qu’en devenant meilleur. Il faut avec les enfants commencer par la loi qu’ils portent en eux. L’homme est meprisable a ses propres yeux quand il tombe dans le vice.
Ce mepris a son principe en lui-meme, et non dans cette consideration que Dieu a defendu le mal ; car il n’est pas necessaire que le legislateur soit en meme temps l’auteur de la loi. C’est ainsi qu’un prince peut defendre le vol dans ses Etats sans qu’on puisse le considerer pour cela comme l’auteur de la defense du vol. L’homme apprend par la a reconnaitre que sa bonne conduite seule peut le rendre digne du bonheur. La loi divine doit paraitre en meme temps comme une loi naturelle, car elle n’est pas volontaire. La religion rentre donc dans la moralite.
Mais il ne faut pas commencer par la theologie. La religion, qui est fondee simplement sur la theologie, ne saurait contenir quelque chose de moral. On n’y aura d’autres sentiments que celui de la crainte, d’une part, et l’espoir de la recompense de l’autre, ce qui ne produira qu’un culte superstitieux. Il faut donc que la moralite precede et que la theologie la suive, et c’est la ce qui s’appelle la religion. La loi consideree en nous s’appelle la conscience. La conscience est proprement l’application de nos actions a cette loi.
Les reproches de la conscience resteront sans effet, si on ne les considere pas comme les representants de Dieu, dont le siege sublime est bien eleve au-dessus de nous et qui a aussi etabli en nous un tribunal. Mais d’un autre cote, quand la religion ne se joint pas a la conscience morale, elle est aussi sans effet. Comme on l’a deja dit, la religion, sans la conscience morale, est un culte superstitieux. On pense servir Dieu en le louant, par exemple, en celebrant sa puissance, sa sagesse, sans songer a remplir les lois divines, sans meme connaitre cette sagesse et cette puissance et sans les etudier.
On cherche dans ces louanges comme un narcotique pour sa conscience, ou comme un oreiller sur lequel on espere reposer tranquillement. Ludwig FEUERBACH, L’Essence du Christianisme. Si a une epoque ou la religion etait sainte, nous trouvons respectes le mariage, la propriete, les lois de l’Etat, ce phenomene n’a pas sa raison dans la religion, mais dans la conscience originaire et naturelle de la moralite et du droit, qui considere comme saints par eux-memes les rapports juridiques et moraux.
Celui pour lequel le droit n’est pas saint par lui-meme, ne le considerera jamais comme saint par l’effet de la religion. La propriete n’est pas devenue sacree parce qu’on l’a representee comme une institution divine, mais c’est parce qu’elle etait consideree comme etant sacree par elle-meme, qu’on l’a consideree comme une institution divine. L’amour n’est pas saint parce qu’il est un predicat de Dieu, mais il est un predicat de Dieu parce que, pour lui-meme et par lui-meme, il est divin.
Les paiens n’honoraient pas la lumiere, la source, parce qu’elle est un don de Dieu mais parce que par elle-meme, elle se montre a l’homme comme bienfaisante, parce qu’elle reconforte celui qui souffre ; c’est pour cette qualite excellente qu’ils lui rendent des honneurs divins. La ou l’on fonde la morale sur la theologie, le droit sur l’institution divine, on peut justifier et fonder les choses les plus immorales, les plus injustes, les plus honteuses.
Je ne puis fonder la morale sur la theologie que si je determine prealablement l’etre divin par la morale. Sinon je n’ai pas de critere de la moralite et de l’immoralite, mais une base arbitraire, immorale d’ou je peux deduire n’importe quoi. Donc, si je veux fonder la morale sur Dieu, je dois l’avoir deja situee en Dieu, c’est-a-dire que je ne peux fonder la morale, le droit, bref tous les rapports essentiels que par eux-memes, et je ne les fonde veritablement, conformement aux exigences de la verite, que si je les fonde par eux-memes.
Situer quelque chose en Dieu ou l’en deduire, ne signifie rien de plus que retirer quelque chose a l’examen de la raison, pour le poser comme indubitable, inattaquable et sacre sans fournir de justifications, c’est pourquoi au fond de toutes les fondations de la morale et du droit par la theologie, il y a sinon une intention mauvaise, insidieuse, du moins un auto-aveuglement. La ou le droit est chose serieuse, nous n’avons aucun besoin d’un encouragement ou d’un appui celestes.
Nous n’avons pas besoin d’un droit d’Etat chretien ; nous n’avons besoin que d’un droit d’Etat rationnel, juste, humain. Le juste, le vrai, le bon, a partout le fondement de sa sanctification en lui-meme, dans sa qualite propre. Comportement religieux Raymond VANCOURT, La Pensee religieuse de Hegel. Dans l’attitude religieuse, l’homme se met en rapport avec l’Absolu. Peut-etre le cherche-t-il implicitement en toutes ses activites, s’il est vrai que rien ne peut le satisfaire sinon l’Infini ; en tout cas, dans la religion, il le vise explicitement.
Hegel n’a pas, en commencant, a definir ce qu’il entend par l’Absolu ; il doit au moins en presenter une description provisoire, sans laquelle la recherche partirait dans le vide. L’objet de la religion, explique-t-il, contient la reponse a nos ultimes questions, resout les enigmes du monde, assouvit nos besoins les plus profonds et apporte la consolation supreme. En s’elevant vers l’Absolu, l’homme atteint le commencement et la fin des choses, le point d’ou tout part et ou tout revient ; il poursuit un but seul capable de conferer a nos activites leur justification derniere.
En entrant en relation avec le Divin, la conscience trouve la liberte authentique : est vraiment libre, heureux, equilibre, pacifie, l’homme qui, decouvrant le sens ultime de l’existence, se sent attire vers l’Absolu comme l’aiguille aimantee vers le pole. Les peuples ont spontanement admis que « la religion fait la joie et la dignite de la vie » ; qu’elle constitue, pour les humains, « comme le dimanche de leur existence, ou s’evanouit le souci des fins terrestres et ou, dans le recueillement actuel ou du moins le desir du recueillement, l’esprit s’apaise en Dieu ».
La religion introduit dans l’Eternel, eleve au-dessus du sable mouvant les evenements de ce monde, des inquietudes et des luttes qu’ils impliquent. On y trouve l’espoir d’un bonheur futur ; mais le Divin est aussi ce qui, des maintenant « met la felicite dans l’existence, ce qui agit dans l’individu pour diriger sa conduite ». Bref, la religion, dans la mesure ou elle est « un sentiment, constitue la jouissance absolue que nous appelons felicite ; en tant qu’activite, elle a pour tache de manifester la gloire de Dieu, de reveler sa magnificence et elle ne fait rien d’autre » (Lec. sur la phil. de la relig. , I).
L’attitude religieuse est a base de foi. A l’etat pur, la foi est celle qui n’a pas rencontre d’obstacles, la foi spontanee, naive, en face de laquelle le doute n’a pas surgi. Elle consiste en une humble soumission devant l’enseignement qui l’a fait naitre. Le croyant n’a pas decouvert lui-meme la verite a laquelle il adhere ; il l’a recue du dehors. Il l’accepte en s’appuyant sur l’autorite d’une revelation, d’un temoignage transcendant, dont il percoit implicitement la valeur ; ou encore, se referant a une tradition qu’il n’eprouve pas le besoin de critiquer, il fait confiance a ceux qui, parents ou maitres, la lui ont communiquee.
La foi peut avoir un contenu plus ou moins riche, etre une foi-sentiment, dont l’objet demeure vague : on adhere a une realite divine indeterminee. Hegel reproche souvent a Jacobi d’avoir compris la foi de cette facon ; il lui oppose la complexite du contenu de la foi chretienne qui est simultanement foi historique : on croit en des evenements passes charges de signification spirituelle ; et foi dogmatique, l’Eglise ayant precise un ensemble de verites, que le fidele doit admettre, au moins en gros, car il peut ne pas les connaitre dans le detail.
C’est en ce sens que Hegel entend de preference la foi, allant jusqu’a dire qu’on devrait, en toute rigueur, n’employer le mot qu’a propos du christianisme ; il concede cependant qu’entre une foi au contenu vague et la richesse spirituelle de la doctrine chretienne, il existe des formes intermediaires ; il rappelle aussi qu’en toute hypothese, la foi doit absolument avoir un objet, aussi indetermine qu’il soit ; sinon, elle deboucherait dans le vide.
D’autre part, la foi ne se reduit pas a une adhesion purement intellectuelle a des propositions abstraites ; elle est une vie, un principe qui anime les pensees, les sentiments et les actions du croyant. Jusqu’ici, nous avons parle de la foi paisible, qui n’a pas rencontre d’obstacles et qu’on n’a pas eprouve le besoin de justifier.
Cet etat ne peut durer et des causes multiples vont le faire cesser : contact avec d’autres religions, ou avec des gens qui se disent athees ; decouverte d’objections qu’on formule de l’exterieur ou de l’interieur, contre nos croyances ; prise de conscience que nos coreligionnaires, meme les plus qualifies, n’accordent pas leur conduite avec les principes dont ils se reclament. Ces raisons — et d’autres encore — ebranlent la certitude du croyant et lui font comprendre que la force de sa conviction ne suffit pas a garantir la verite des dogmes auxquels il adhere.
Le doute, en matiere religieuse, est particulierement penible ; il penetre au plus intime de nous-memes. On ne s’en libere pas en fermant les yeux, en refusant de voir les problemes ; il faut, au contraire, aborder en face les difficultes. Si on parvient a les surmonter — la philosophie de la religion doit y aider — la foi, cessant d’etre la croyance naive initiale, deviendra consciente d’elle-meme, de son objet, de sa portee. La foi fait adherer a une realite qu’on appelle Dieu, l’Absolu, etc. peu importent les termes employes. Cette realite est posee comme transcendante, separee de nous ; la conscience du croyant la projette en quelque sorte au-dehors, dans un lointain inaccessible. Dieu nous depasse infiniment et vis-a-vis de lui nous eprouvons crainte et tremblement. Mais il est aussi celui qui attire et auquel l’homme desire s’unir. Le culte, selon Hegel, se ramene a l’action deployee en vue de realiser cette union.
Quelles que soient les formes qu’il revet, il doit permettre au fidele de « posseder Dieu », d’acquerir l’assurance que le Principe supreme le recoit en grace. Il ne s’agit pas seulement d’un rapport « theorique » mais d’une relation pratique : « Dieu est d’un cote, moi de l’autre » ; il faut « m’unir a Dieu en moi-meme, me savoir en Dieu et savoir Dieu en moi » (ibidem). L’union que le culte realise doit assurer le salut, ce salut que l’homme vise a travers tout son comportement religieux et qu’il concoit de bien des manieres.
S’il reconnait generalement qu’il lui faut faire un effort personnel pour l’atteindre, il s’agit toujours cependant d’un salut que, pour une part importante, il attend de la bienveillance, de la grace, de la faveur de l’Etre supreme. Vis-a-vis de celui-ci, par consequent, l’homme adopte une attitude de quemandeur, qui implique humilite, conscience de son impuissance et une certaine passivite. Il doit recevoir du Tres-Haut ce qu’il n’est point capable de produire par lui-meme ; il ne peut que remercier, s’abaisser, confesser son neant.
Le croyant n’est pas solitaire. Certes les fondateurs de religion et les prophetes, encore qu’heritiers d’une tradition spirituelle, ont joui d’une experience personnelle de la Divinite. D’autre part, la religion concerne inevitablement chacun de nous en tant qu’individu. Meme si on m’invite a me dissoudre dans le Tout, l’espece humaine ou la societe, c’est toujours de moi qu’il s’agit, de ma destinee ; en outre, la religion sollicite de ma part des demarches dont je dois prendre l’initiative, assumer la responsabilite.
Enfin, dans mon odyssee spirituelle, la mort constitue, en tout etat de cause et de quelque facon que je l’interprete, un moment important qui me concerne en premier lieu : je ne puis oublier que je quitterai seul le monde ou je vis. La religion n’est cependant pas une affaire exclusivement individuelle. Dans l’histoire, nous dit Hegel, elle apparait sous la forme de comportements collectifs, de croyances partagees, qui reunissent en une Eglise ceux qui les acceptent.
C’est une communaute qui prend conscience de Dieu sous une forme particuliere. Ne demandons pas encore si l’Absolu se connaitrait lui-meme au cas ou les hommes n’existeraient pas. Il suffit, pour l’instant, de constater que la religion est la prise de conscience du divin par l’esprit humain, individuel et collectif ; elle s’accomplit sous l’action de l’Absolu, partout present et agissant, qui fait surgir dans l’humanite la connaissance et le culte par lequel nous chantons la gloire de Dieu.
Ce culte ne peut etre purement exterieur, consister en des paroles et des gestes sans signification ; il implique des sentiments d’adoration, d’espoir, de crainte, d’amour, etc. ; il exige au moins un minimum de retour sur soi, de ce recueillement que Hegel recommande avec insistance ; il n’est cependant pas le culte d’un individu comme tel, mais d’une communaute. Allan BLOOM, L’Ame desarmee. Selon nos normes actuelles, mes grands-parents etaient des gens ignorants et mon grand-pere n’a jamais occupe que des emplois subalternes.
Mais leur foyer etait riche spirituellement parce que tout ce qu’on y faisait etait illustre par des textes bibliques. Ce n’etait pas seulement ce qui etait specifiquement rituel, mais pratiquement tout, qui trouvait son origine dans les commandements de la Bible, son explication dans les recits bibliques et leurs commentaires, et sa contrepartie imaginative dans les hauts faits de la myriade de heros qui servaient d’exemples. Mes grands-parents trouvaient dans ces ecrits des raisons d’aimer leur famille, de bien accomplir leurs taches, et ils interpretaient leurs epreuves articulieres en fonction d’un passe prestigieux et ennoblissant. Leur foi et leurs pratiques simples les associaient a de grands savants et a de grands penseurs qui avaient recouru aux memes livres qu’eux, non a des textes venus d’ailleurs et situes dans une perspective etrangere, et qui croyaient aux memes choses qu’eux, mais les avaient approfondies davantage et, de ce fait, pouvaient leur servir de guides. Il y avait chez mes grands-parents un respect de l’enseignement authentique, car celui-ci etait en connexion charnelle avec leur existence.
C’est cela que represente une communaute, une histoire : une experience commune qui associe les puissants et les humbles en un corpus unique de croyances. Mais actuellement, je doute que ceux de ma generation, mes cousins qui ont ete eduques a l’americaine et qui sont tous docteurs en medecine ou en philosophie, disposent d’aucun enseignement comparable. Quand ils discutent du ciel et de la terre, des relations entre hommes et femmes, entre parents et enfants, de la condition humaine, je n’entends enoncer que des cliches, des propos superficiels, tout juste bons pour la satire.
Je ne veux nullement pretendre ici, pensee ultra-banale au demeurant, que l’existence est plus pleine quand les gens disposent de mythes dont ils peuvent s’inspirer pour vivre. Je veux simplement dire qu’une vie fondee sur le Livre est plus proche de la verite, que celui-ci fournit des materiaux pour une recherche plus approfondie et qu’il donne acces a la vraie nature des choses. Que nous soyons nus, c’est la une notion a laquelle il nous est difficile d’echapper, et tout s’en trouve amoindri.
Si les grandes revelations, les epopees et les philosophies ne font pas partie de notre vision naturelle, il n’y a rien a voir ici-bas et il ne reste pas non plus grand-chose a voir a l’interieur de nous. Je ne pretends pas que la Bible procure l’unique moyen de meubler un esprit ; mais faute d’un livre d’un poids analogue, lu avec la gravite d’un croyant potentiel, l’esprit demeurera vide. Marcel GAUCHET, Le Desenchantement du monde, Gallimard, 1985. Le declin de la religion se paie en difficulte d’etre-soi.
La societe d’apres la religion est aussi la societe ou la question de la folie et du trouble intime de chacun prend un developpement sans precedent. Parce que c’est une societe psychiquement epuisante pour les individus, ou rien ne les secourt ni ne les appuie plus face a la question qui leur est retournee de toutes parts en permanence : pourquoi moi ? Pourquoi naitre maintenant quand personne ne m’attendais ? Que me veut-on ? Que faire de ma vie quand je suis seul a la decider ? Serai-je jamais comme les autres ?
Pourquoi est-ce que cela – la maladie, l’accident, l’abandon – tombe sur moi ? A quoi bon avoir vecu si l’on doit disparaitre sans laisser de traces, comme si, aux yeux des autres, vous n’aviez pas vecu ? Nous sommes voues a vivre desormais a nu et dans l’angoisse ce qui nous fut plus ou moins epargne depuis le debut de l’aventure humaine par la grace des dieux. A chacun d’elaborer ses reponses pour son propre compte. Critique des religions Karl MARX, Contribution a la critique de La philosophie du droit de Hegel (W I, 378-379, 385)
Le fondement de la critique irreligieuse est celui-ci : L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en realite la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouve, ou bien s’est deja reperdu. Mais l’homme n’est pas un etre abstrait, exterieur au monde reel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la societe. Cet Etat, cette societe produisent la religion, une conscience erronee du monde, parce qu’ils constituent eux-memes un monde faux.
La religion est la theorie generale de ce monde, son compendium encyclopedique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complement solennel, sa raison generale de consolation et de justification. C’est la realisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de realite veritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arome spirituel. La misere religieuse est, d’une part, l’expression de la misere reelle, et, d’autre part, la protestation contre la misere reelle.
La religion est le soupir de la creature accablee par le malheur, l’ame d’un monde sans c’ ur, de meme qu’elle est l’esprit d’une epoque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le veritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimee en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renonce aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renonce a une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallee de larmes, dont la religion est l’aureole.
La critique a effeuille les fleurs imaginaires qui couvraient la chaine, non pas pour que l’homme porte la chaine prosaique et desolante, mais pour qu’il secoue la chaine et cueille la fleur vivante. La critique de la religion desillusionne l’homme, pour qu’il pense, agisse, forme sa realite comme un homme desillusionne, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par suite autour de son veritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-meme.
L’histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la verite s’est evanouie, d’etablir la verite de la vie presente. Et la premiere tache de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois demasquee l’image sainte qui representait la renonciation de l’homme a lui-meme, a demasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la theologie en critique de la politique. [… ]
La critique de la religion aboutit a cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’etre supreme. Elle aboutit donc a l’imperatif categorique de renverser toutes les conditions sociales ou l’homme est un etre abaisse, asservi, abandonne, meprisable, qu’on ne peut mieux depeindre qu’en leur appliquant la boutade d’un Francais a l’occasion de l’etablissement