MAR ÈNE LARUELLE LA QUESTION DU « TOURANISME » DES RUSSES Contribution à une histoire des échanges intellectuels Allemagne — France — Russie au XIXe siècle Au XIXe siècle, le monde slave constitue un objet central des discours politiques et scientifiques et se trouve au cœur de l’une des principales problématiques européennes du moment, le principe des nationalités.
La place de la Russie en Europe et son droit ? or SI occupé une bonne p de du siècle, avec les co quen Pologne, les rebondi d’orient, les réflexion ires occidentales ont p ques s partages de la la célèbre Question Empire habsbourgeois et les jeux d’alliance successifs entre Autriche, Prusse et France. Les débats russes sur le degré et le mode d’européanité de l’empire des Romanov ne sont que rarement mis en relation avec les événements historiques qui leur sont contemporains.
Il semble pourtant qu’on ne puisse y réfléchir qu’en se souvenant, par exemple, de l’émoi occidental lors de l’écrasement du soulèvement polonais de 1863, ou bien encore des revendications ukrainiennes pour un droit ? l’autonomie au sein de l’empire. En effet, la question de l’européanité de la Russie ne concerne pas uniquement celle-ci : es enjeux sont de dimension transnationale puisqu’il s’agit
L’idée d’une arriération politique, économique et sociale de la Russie et de son danger pour l’Europe existe dès le XVIIIe sièclel. À la fin de ce même siècle, avec la 1 . Consulter pour une histoire du regard occidental sur la Russie du XVe au XVIIIe siècle et à travers le prisme du religieux, F. -D. Liechtenhan, Les trois christianismes et la Russie. Les voyageurs occidentaux face à FÉglise orthodoxe russe XVe-XVIIle siècle, Paris, CNRS, 2002. Cahiers du Monde russe, 45/1 -Z Janvier-juin 2004, p. 241-266. 42 MARLÈNE LARUELLE révision romantique du passé, la mise en avant des périodes médiévales et les premières mythologies aryennes réapparaît en Europe une tendance générale ? surestimer le sang germanique en vertu de textes remontant au temps des invasions barbares. Chez certains auteurs allemands ou autrichiens, l’affirmation d’une supériorité germanique se double alors d’une dépréciation des populations de l’Europe pensees comme « premières les Celtes, auxquelles sont très largement assimilés les Slaves.
Au début du XIXe siècle, après les campagnes napoléoniennes, la France connaît, elle aussi, plusieurs explosions de russophobie, lors de l’occupation de Paris par les troupes russes en 181 5, de la répression du premier soulèvement polonais de 1831 de la ublication de La Russie en 1839 du marquis de Custi PAGF 7 1 Napoléon Ill, se développe en France une tendance historiographique russophobe. L’un des modes d’expression de la russophobie occidentale du XIXe siècle est fondé sur la référence aryenne3.
L’idée d’une origine indo- européenne de l’ensemble des peuples européens ou seulement d’une partie ‘entre eux fait en effet partie de « l’équipement intellectuel » classique de l’époque4. Cette référence aryenne est aujourd’hui bien connue dans son opposition au monde sémite, avec les développements historlques que l’on connait ; elle l’est beaucoup moins dans son rapport, pourtant là aussi conflictuel, avec le monde dit touranien.
L’inclusion ou l’exclusion de la Russie dans le monde européen dépendrait en effet, selon les savants de l’époque, de la classification raciale des Russes et de la place donnée aux « Touraniens » dans la généalogie de l’histoire humaine. L’objectif de cet article est donc de montrer, à travers un thème précis et mal connu du discours sur l’identité russe, les interactions existant entre les milieux intellectuels de différents pays, qui s’empruntent mutuellement de nombreuses thématiques appréhendées, selon les intérêts politiques en jeu, de manière positive ou négative.
Après avoir retracé l’histoire du concept de touranisme et présenté les milieux intellectuels concernés, nous nous pencherons sur trois problématiques, celle de la classification raciale appliquée aux Russes, celle de leur suppose « touranisme » puis celle d mation historique au PAGF a 1 touranisme par les intellectuels russes tout au long du siècle et ce, jusqu’au courant eurasiste. 2. pour plus de détails sur la première moitié du XIXe siècle, consulter M.
Cadot, La Russie dans la vie intellectuelle française, paris, Fayard, 1967, 641 p. 3. Les termes d’Indo-germains et d’Indo-européens étaient également employés comme synonymes. Le premier a eu plus de succès en Allemagne qu’en France. Celui d’Aryen reste plus marqué politiquement que celui d’Indo-européen, qui fut retenu par les savants occidentaux et qui permettait d’ignorer la prétendue filiation directe entre Indiens et Germains. 4. Sur le sujet, consulter L. Poliakov, e mythe aryen, Paris, Calmann-Lévy, 1994, 435 p. t M. Olender, Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil-Gallimard, 1989, 213 p. LA QUESTION DU « TOURANISME » DES RUSSES 243 Le Touran, un concept linguistique ou politique ? Au XIXe siècle, les interrogations occidentales sur le monde ottoman ont déjà une longue tradition puisque, dès la fin du siècle précédent, Cuvier avait classé les Turcs dans la branche dite scythe-tatare du groupe caucasien.
L’existence de euples définis comme « blancs » (les Hongrois ou les Turcs) et parlant des langues ni indo-européennes ni sémitiques invite à la réflexion et à la naissance d’une nouvelle taxinomie, celle de Touran. À la fin de la première moitié du XIXe siècle, PAGF OF SI tatares » ou « ottomanes » mais se voit adjoindre de nombreux autres groupes linguistiques encore difficiles à analyser. La paternité du terme de « langues touraniennes » semble appartenir à l’historien Bunsen qui, en 1854, définit ainsi les langues d’Asie qui ne sont ni aryennes ni sémitiques.
Le réel promoteur du terme fut ependant Max Müller qui y inclut, outre les langues finno-ougriennes et turciques, le tibétain, le siamois et le malais5. Le groupe touranien devient alors une sorte de « débarras » pour langues rares : puisque les langues indo-aryennes sont syntaxiques et les langues sémitiques flexionnelles, l’ensemble des langues agglutinantes sont définies comme touraniennes par certains.
Bien que des précisions linguistiques démontrant l’origine diversifiée de toutes ces langues interviennent assez rapidement, le monde dit touranien reste longtemps encore l’objet de fantasmes mythologiques. Il est ainsi supposé que la rlllante civillsation sumérienne — également appelée, à fépoque, acadienne — qui précède la Babylonie classique sémitique serait d’origine touranienne, une théorie défendue en France par François Lenormant, professeur d’archéologie à la Bibliothèque nationale, et Jules Oppert, professeur de sanscrit.
Même si les Russes ne sont pas considérés par l’ensemble des savants occidentaux de l’époque comme des Touraniens, la présence dans rempire des deux groupes jugés constitutifs de l’entité dénommée Touran, les Turciques et les FinnoOugriens, pose problème. Elle met en effet à mal la Russie dans ses fondements ationaux, historiques et territoriaux et sous-tend des enjeux éminemment politiques p de l’empire. Cidée d’un PAGF s 1 éminemment politiques pour le devenir de l’empire.
L’idée d’un lien linguistique puis d’une solidarité imaginaire entre l’ensemble des peuples touraniens alimente diverses lectures nationales de la question et intéresse tant les Finnois, les Hongrois, les Turcs que les Japonais et les Coréens. Cette nationalisation du Touran est corollaire de sa politisation et de son orientation en partie russophobe. L’idée d’une possible origine commune entre langues finno-ougriennes et langues turco- mongoles dessine en ffet un immense arc de cercle entourant la Russie de toutes parts6. Une projection 5.
M. Müller, The languages of the Seat of war in the East, With a survey of three families of languages, Semitic, Arian and Turanian, Londres, 1855. 6. Laponie, Finlande, Estonie, Hongrie, Turquie, Caucase turcophone, Asie centrale, Mongolie, Corée, Japon, sans parler de la présence massive de Touraniens en Russie même, avec les peuples sibériens (les langues paléo-sibériennes étant alors assimilées au groupe touranien), les Caréliens et l’ensemble Volga-Oural (langues mordve, zyriane, votiak, tchérémisse, vogoul, ostiak, etc. . 244 patiale de ce nouvel atlas mental ne peut que frapper : la Russie reste morcelée, perd ses marges impériales et ne peut même arguer d’un noyau slave territorialement unifié. Elle ne présente alors plus aucune unité étatique, même minimale Le concept de Touran ne se limite as à unifier le monde finno- ouerien et PAGF 1 géographique, historique et nationale en présentant Pempire comme un colonialisme précoce des Russes sur l’ensemble des peuples touraniens.
Il peut également décider d’inclure le monde russe dans le concept de Touran et affirmer par ce biais la non-européanité de la Russie. Cette accusation occidentale de ouranisme est fondée sur une lecture engagée des sources antiques : celles-ci affirmaient la prétendue origine sarmate des Slaves, directement arrivés d’Asie centrale après leur victoire contre les Scythes. Les Slaves seraient donc le dernier peuple ? s’installer en Europe et auraient à ce titre conservé de nombreux traits culturels et physiques de leur patrie asiatique.
Les milieux intellectuels en jeu Les Slaves ont longtemps constitué une pièce maitresse, aujourd’hui en partie oubliée, du discours identitaire et politique germanophone : la présence massive de Slaves dans l’empire habsbourgeois, les partages successifs de la Pologne et le souvenir du Drang nach Osten médiéval ont contribué à une focalisation sur les relations Germains-Slaves, leur opposition étant pensée comme principielle.
Deux mondes germaniques sont cependant à différencier : au XVIIIe siècle et pendant une bonne partie du XIXe siècle, les relations entre Russie et Prusse sont plutôt cordiales, voire amicales, et renforcées par des liens matrimoniaux dynastiques, tandis que celles entre Russie et Autr- conflictuelles. Il faut contre la « barbarie » russe. Un certain nombre d’intellectuels allemands ne cachent pas leur sentiment de upériorité envers le monde slave.
Si la France est, au début du XIXe siècle, à la fois un modèle et une concurrente, les Slaves n’inspirent, quant à eux, que des sentiments de mépris pour leur absence d’État : ce sont donc principalement les Slaves d’Europe centrale et non les Russes qui servent d’argumentation ? ce discours, même si ce dernier est étendu jusqu’à eux. Un même cliché se retrouve alors ? l’œuvre, celui de la féminité, la passlvité, la mollesse et la malléabilité des Slaves.
Les Celtes sont dotés des mêmes qualités et les deux races sont souvent comparées, oire assimilées en un substrat slavo-celte ancien que les savants allemands estiment avoir été écrasé par les conquérants germaniques aryens. Si nombre de savants germanophones ont violemment critiqué les Slaves, il a également existé en pays allemands une école scientifique slavophile. Ainsi, sous l’influence de Herder qui attribuait aux Slaves un rôle majeur ? venir dans l’histoire 245 mondiale, se développe chez des savants germanophones un intérêt pour leurs voisins orientaux : Gerhard F.
Müller (1705-1783) fonde la linguistique slave, Karl G. Anton (1751-1818) donne sa remière impulsion à l’étude de ‘antiquité et du PAGF 8 1 raciales naissantes, soit donne aux Slaves leur place au sein du monde aryen. C’est le cas de Schldzer qui divise l’Europe en deux, une culture nordique et une culture méditerranéenne, et rattache sans hésitation les Slaves au premier monde. Rappelons en effet qu’aux XVIIe-XVllle siècles la notion d’a Europe de l’Est » n’existe pas : l’empire des Romanov est traditionnellement rattaché, avec la Suède, au monde dit nordique.
Dans leur grande majorité, les savants allemands russophobes ne cherchent pas, comme le feront leurs collègues français, à différencier monde russe et monde lave : les deux espaces sont rejetés sous la même accusation de touranisme. Alors que, pour les Français, les arguments historiques et racialistes concerneront uniquement la Russie, les Allemands jouent de l’ensemble de la gamme historique, depuis la Scythie antique jusqu’aux Huns et aux Avars, et condamnent les traditions modernes du monde slave centre-européen : paysannerie décapitée de ses classes nobles, absence d’une littérature écrite pendant plusieurs siècles, etc.
Les Tchèques sont alors bien plus visés et détestés que les Polonais, dont les traditions militaires et aristocratiques suscitent un certain respect. L’existence d’une importante masse paysanne russe invite à assimiler l’empre des Romanov au monde slave centreeuropéen plus qu’au cas spécifique de la Pologne. En France s’exprime une plus grande diversité de points de vue. Les milieux scientifiques sont en effet t il existe une réelle école PAGF g 1 préfère avancer l’argument des liens culturels et politiques unissant la France impériale ou républicaine de l’époque avec le monde slave, unis contre la germanité.
C’est le cas par exemple d’Ernest Denis ou de Louis Léger, dont la tchécophilie n’a jamais été russophobe. Anatole Leroy-Beaulieu, dans L’empire es tsars et les Russes (1881), défend lui aussi le droit des Russes au titre de Slaves et critique les prises de position touraniennes des savants allemands : si l’élément finnois fut important dans la constitution du peuple russe, l’influence tatare reste mineure et fut plus historique qu’anthropologique7.
Pourtant, après le soulevement polonais de 1863, un fort sentiment russophobe émerge dans certains milieux universitaires français. La solution ouvertement répressive et russificatrice proposée par SaintPétersbourg en réponse au soulèvement polonais et ce que certains considèrent 7. Leroy-Beaulieu n’a pas de doute sur l’appartenance des Slaves aux Indo-européens puisqu’ils ont, selon lui, migré d’Asie vers l’Europe à peu près en même temps que les Germains.
Ils ont cependant plus perdu que les Latins ou les Germains leur crâne dolichocéphale, ce qui expliquerait le classement de Retzius. Si les Russes sont peut-être proches des Finnois, ils ne sont pas, pour Leroy-Beaulieu, si éloignés des autres Slaves qu’on a voulu le dire. Voir A. Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, paris, Bouquins, 1991, livre Il « es races et la nationalité p. 49-104. 246 MARLÈNE LAW ELLE