L’unite semantique des termes

L’unite semantique des termes

L’unite semantique des termes et la « distinction ontologique » _____________________ Comment est-il possible qu’un meme terme, un nom commun, puisse designer une diversite d’etants, ou certains de leurs aspects, tous differents les uns des autres ? Sans doute parce que, bien que divers par leurs proprietes, ces etants ou leurs etats se ressemblent, partagent une identite qu’envisage precisement leur denomination commune.

Ainsi, si nous nommons jeux, les echecs, la belote, la marelle ou le football, ce serait parce que, en depit de leurs differences, ces activites se ressemblent, et ce de facon essentielle puisque, ainsi nommees, elles repondent a la meme definition. Telle est la these des tenants de l’unite semantique des termes. – Cependant une telle these a-t-elle jamais ete pensee dans toute sa rigueur ? *** Tout d’abord, comment comprendre cette identite partagee par les referents d’un meme terme ? Soit le substantif : batiment.

Considere en lui-meme, il est un complexe de sons qui porte la pensee a la consideration de tels ou tels types d’etants, comme les immeubles ou les bateaux d’une certaine importance. Telle est la definition du signe : il est un element sensible qui renvoie la pensee a autre chose que lui-meme, qu’il evoque precisement[1]. Si un meme terme peut ainsi designer

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des etants aussi differents, c’est soit parce qu’il neglige ce qui les differencie, ne les considerant que par leurs traits communs, soit parce qu’il les comprend selon une perspective qui ramene leurs differences a une identite essentielle. La premiere hypothese a ete soutenue par Locke dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain, d’un point de vue empiriste, avec sa theorie de l’abstraction[2] : d’une maniere ou d’une autre, les etants ne peuvent recevoir le meme nom que parce qu’on neglige (on fait abstraction de) leurs differences, qu’on les considere seulement par les traits qui les unissent. – L’autre hypothese consiste a soutenir que le nom se rapporte aux etants sans faire abstraction de quoi que ce soit en eux, mais selon une perspective qui comprend leurs proprietes respectives selon le principe d’une ressemblance, d’une identite essentielle.

Le cas serait assez semblable a celui des mathematiques ou, par exemple, deux series de nombres apparemment sans lien, ainsi « 2, 4, 8, 16 » et « 5, 10, 20, 40 », peuvent constituer une meme progression, ou encore a celui de la logique ou une inference, une meme forme logique, prend des contenus differents selon la valeur attribuee a ses variables. – La premiere hypothese n’est pas recevable, non seulement, dans l’hypothese de Locke, a cause de la difficulte a trouver les identites empiriques dont elle nous parle[3], mais avant tout parce que, contrairement a ce qu’elle postule ou implique, c’est, quand on le nomme, la otalite de l’etant designe, l’etant en tant que tel, que l’on considere. Cette derniere objection vaudrait egalement contre la theorie des Universaux attribuee a Platon, qui pose que l’Universel, toujours identique a lui-meme, ne rend pas reellement compte du sensible, compris dans ses contradictions ou ambiguites, mais seulement de sa relative stabilite : les noms ne designeraient donc jamais les etants en tant que tels, les sujets concrets, mais seulement les especes transcendantes qui circulent entre eux et les affectent momentanement[4]. Reste cependant, dans la seconde hypothese, a definir cet X suppose identique en chacun des referents d’un meme terme, cet X relatif a l’etre propre des etants. Un tel X, s’il existe, n’appartient pas a l’ordre du percu car la perception est tout entiere tournee vers la singularite des etants. Nous sommes ainsi renvoyes a une comprehension conceptuelle de la realite (sans doute presente dans la perception, mais non thematisee comme telle) : cet X est l’objet d’un concept. – Mais de quelle facon mettrons-nous a jour ce dernier ? Conviendra-il pour cela de scruter le reel ?

Dans le but de saisir les etants d’un point de vue ontique, comme le font les sciences (les dictionnaires encyclopediques se fondent sur cette approche) ? Ou encore dans l’idee de fixer leur essence a partir de determinations ontologiques generales, comme en general le tente la philosophie (ainsi Aristote considere que l’etant trouve d’abord son identite en sa forme, laquelle appelle une matiere definie, et se trouve ouvert a des accidents d’un certain type) ? – Selon nous, aucune de ces voies ne doit etre suivie pour notre probleme, trop axees sur le referent et non sur la comprehension mis en jeu dans la denomination.

La signification d’un nom est dans son « faire signe » qui le rend apte a designer tel ou tel etant. Elle porte donc en elle, implicitement (d’ou notre difficulte a l’expliciter), le savoir de son objet. Afin de determiner quel est l’X auquel un nom se rapporte en ses referents, il convient donc de se tourner, non pas vers ces derniers (les etants et leurs etats ainsi designes, comme Aristote par sa theorie de la definition) afin d’examiner ce qu’ils sont, mais vers la pensee selon laquelle ils sont, par lui, penses : seul ce savoir nominal nous interesse ici. C’est donc un contresens que Wittgenstein commet lorsque, dans ses Investigations philosophiques, il pretend refuter la these de l’unite semantique de jeu en mettant en evidence qu’il n’est aucun point commun identifiable, ni objectif ni subjectif, qui puisse lier les differents types de jeux[5]. En effet, la seule question qui se pose est celle de savoir si, lorsque nous nommons jeux certaines activites, nous les envisageons ou non sous un certain rapport qui devoile leur identite d’essence. Pourtant cette attitude, claire en elle-meme, est-elle toujours comprise ?

Qu’entendre par « identite d’essence » ? Et la perspective ontologique, engagee par la philosophie et selon nous necessaire, est-elle exempte d’ambiguites ? Dans nos essais de definition, en effet, nous commettons en general deux erreurs : nous envisageons la signification des termes, non point strictement en elle-meme (le savoir nominal n’est alors finalement qu’un moyen d’orienter la recherche sur le referent, comme explicitement chez Aristote[6]) et sous la condition des distinctions ontiques, usuelles et explicites, que nous faisons entre leurs referents.

Aussi, si des etants ou leurs etats nous semblent trop differents (sans communaute ontique), nous renoncons a l’unite semantique du terme commun qui les designe, et entendons fractionner celle-ci. Nous renoncons ainsi a l’explicitation du savoir nominal et nous manquons l’ontologique. Le cas de jeu peut etre repris en ce sens. Qui aurait l’idee de rechercher l’identite de signification de jeu dans le savoir nominal que portent les expressions : jeux d’echec, jeux de l’imagination, jeu d’un ressort, jeu de brosses, etre vieux jeu, etc. Les realites concernees appartiennent a des domaines trop eloignes, etrangers les uns aux autres, et l’on ne saisit pas ce que jeu pourrait y designer de commun, meme si l’on y admet une certaine ressemblance. – Aussi les dictionnaires indiquent-ils plutot des liens de famille, lesquels unissent les differentes acceptions des termes, soit diachroniquement s’ils entendent signifier l’ordre et les circonstances de leur emergence[7], soit synchroniquement s’ils y cherchent des relations logiques[8].

Ainsi, selon la theorie classique des tropes[9], on comprend qu’a partir du sens propre du terme jeu aient pu naitre ses differents usages, a l’image des exemples donnes[10]. D’ou la these de Wittgenstein. – Cependant, si cette attitude suffit au linguiste, elle ne peut satisfaire le philosophe. En effet, si, par exemple, des immeubles et des bateaux peuvent etre egalement nommes batiments, ce n’est certainement pas en vertu d’une essence commune au sens classique du terme, mais par un autre type d’identite.

De la meme facon, cet X, s’il existe, compris dans le savoir nominal de jeu, ne concerne certainement pas les caracteristiques phenomenales des jeux, mais un element plus fondamental compris en eux. Cette hypothese nous eloigne des principes de l’analyse phenomenologique definie par Husserl. Certes, comme nous venons de l’indiquer, nous faisons notre l’orientation de son attention, tout entiere axee sur le sens selon lequel le monde est pense, et non point vers ce monde fixe en un suppose en soi oppose au sujet.

Cependant, une telle analyse ne prend jamais les expressions linguistiques, les « simples mots », que pour un premier moment vite depasse : car, selon Husserl, non seulement leurs significations, non vivifiees par des « intuitions completes », restent floues, mais encore elles sont souvent equivoques, « variables » selon les « contextes d’enonces ». Il convient donc de discriminer les intuitions ou les concepts confondus en elles et de raisonner seulement par rapport a eux[11].

C’est ce que fait Husserl lorsque, identifiant les « signes signifiants » et les expressions, il exclut du domaine de validite du dernier terme « bien des choses que l’on qualifie d’expression dans le langage ordinaire »[12]. Il neglige donc qu’il puisse y avoir une unite semantique significative des « choses elles-memes » dans les visees que recouvrent les differents usages du terme expression. Il s’agit bien de « retourner aux “choses elles-memes” »[13].

Cependant, comment comprendre ces choses vers lesquelles il convient de revenir ? Notre hypothese est que l’unite semantique des noms a rapport a l’etre des realites, au sens d’etre des etants ou etats qu’ils designent. Ce savoir nominal est fait des determinations ontologiques qui se trouvent au fondement de leur essence, de leurs caracteristiques ontiques, terme auquel s’arretent les dictionnaires et trop volontiers les philosophes. Nous voudrions indiquer ici les justifications et quelques developpements possibles de cette these. *** Un des acquis de la pensee contemporaine est de comprendre le rapport a l’etre sous le concept phenomenologique d’intentionnalite. Qu’en retenons-nous pour notre sujet ? Qu’il faut renoncer a l’opposition classique, bien illustree par la philosophie cartesienne, entre une interiorite et une exteriorite dont la premiere nous donnerait une representation.

Le sujet a directement rapport a l’etre et c’est au sein de ce rapport que se distinguent les plans : celui de la transcendance ou l’objet qui constitue le terme de l’intention ou de la visee de la conscience, l’objet intentionnel, n’est pas vu lui-meme, absolument, sans reste, mais indirectement et par esquisses, tels les objets de la perception, et celui de l’immanence effective ou l’objet vise est donne, de facon adequate, en personne, comme dans la connaissance de la cogitatio. [14] – Or cette epreuve meme, cette distinction, suppose pour etre posee une visee du sujet, une intention de signification.

C’est le sujet qui distingue des plans et qui, a l’interieur de chacun d’eux, definit les termes de sa comprehension. C’est bien parce que nous recherchons l’evidence absolue que nous distinguons ces facons, diverses, selon lesquelles l’etre nous est donne. Et c’est parce que nous nous rapportons aux domaines alors distingues selon differentes intentions que nous sommes capables d’y discerner et d’en identifier les elements, qu’ils concernent la prise de conscience de nos vecus ou la perception proprement dite.

Des lors, en quoi consiste la signification d’un nom ? Comme nous venons de le suggerer, non point en une idee separee de son referent nominal et maintenue a distance ontologique, mais en la visee d’un certain type de realite, qui nous est intentionnellement present : tel est l’objet intentionnel. Cette derniere formule est problematique, nous l’admettons, mais elle n’a pas besoin d’etre interpretee pour notre sujet. Une telle visee est, par definition, referentielle.

Mais, il y a lieu de distinguer, en ce rapport, l’etant particulier, ou son type, auquel le nom est applique, et ce qui y est envisage, compris dans le savoir nominal qui s’y rapporte. – Cette distinction recoupe celle de Frege, dans Sens et denotation, au sujet des noms propres. Soit la designation d’un objet singulier. Celle-ci, explique le philosophe, « peut consister en plusieurs mots ou autres signes. A fin de brievete, continue-t-il, on appellera nom propre toute designation de ce type »[15].

Il est facile de remarquer que deux noms differents ainsi entendus peuvent avoir la meme denotation. Ainsi, les noms « point d’intersection de a et de b » et « point d’intersection de b et de c » ont le meme referent, dans le cas ou a, b et c sont les droites joignant les sommets d’un triangle au milieu des cotes opposes : le point d’intersection de a et de b est alors le meme que celui de b et de c. En consequence se trouvent distingues la denotation des signes du mode de donation de leur objet, que Frege designe comme leur sens[16]. Cette distinction, soutenue pour les noms propres, est semblable a celle etablie par les linguistes entre le determine et le determinant dans le cas des noms communs. Le determine represente l’etant auquel le nom s’applique et le determinant la qualite particuliere selon laquelle cet etant est, par ce dernier, designe. « Tout substantif, ecrit A. Darmesteter, designe a l’origine un objet par une qualite particuliere qui le determine. Ainsi, la chose que le latin appelle fluvius, fleuve, presente divers traits caracteristiques : aspect des rives, mouvement de l’eau, etc. dont chacun pourrait servir a la denommer ; le mouvement de l’eau a ete choisi, et cette qualite d’eau courante, quod fluit, a donne son nom a la chose. […] Cette qualite particuliere qui sert a denommer l’objet est le determinant, ainsi dit parce qu’il le determine et le fait connaitre par un caractere special. […] Le choix d’un determinant, tel est donc le premier acte de l’esprit denommant un objet : il y saisit une qualite et en prend le nom pour en faire le nom de l’objet. »[17] Reste a savoir ce que represente cette qualite commune reconnaissable en la diversite des determines. Les linguistes repondent : un determinant est d’abord choisi, qui sert a determiner tel type d’etants, puis qui, par le systeme des tropes, etend son champ d’application. Et, ajoutent-ils, ce glissement est utile et sans inconvenient car, dans nos conceptions, nous laissons toute place a la consideration de l’objet[18], comme dans le cas de la perception qui n’a pas spontanement conscience du point de vue sous lequel elle s’exerce. – Mais, selon nous, cette theorie, necessaire pour debrouiller les faits de langue sur le plan empirique, est insuffisante sur le fond. Son defaut est de conclure trop vite.

Avant d’interpreter les glissements de sens qui affectent les termes, elle ne considere pas assez la visee dont leur signification est faite, c’est-a-dire cet X ou cette « qualite » des etants a laquelle ils font initialement reference. Ou plutot elle pense confusement que le determinant, la qualite qui sert a nommer les etants, est d’abord ou essentiellement constitue de determinations ontiques. Que pourrait-il concerner d’autre de la realite ? Il n’est pas envisage l’autre hypothese selon laquelle une telle qualite pourrait avoir rapport a l’etre des etants, au sens d’etre qui les constituent : elle ignore la distinction ontologique[19].

Dans ce dernier cas, l’evolution semantique d’un terme ne traduirait pas, sauf accident de l’histoire, ses glissements et ruptures de sens, mais au contraire l’appropriation progressive de son domaine propre. L’unite semantique des noms aurait rapport a l’etre des realites, au sens d’etre des etants ou etats qu’ils designent ou dont ils nous parlent. – Notre preoccupation exclusive de l’etant, notre oubli de l’etre, fait que ces expressions conservent un caractere enigmatique. Comment les eclaircir ?

Si notre hypothese est exacte, nulle part ailleurs (du moins dans ce temps d’analyse auquel nous nous tenons ici) que dans le savoir nominal qu’elles comportent. C’est en cet exercice que consiste notre demonstration. *** Afin d’expliquer ce que nous entendons par sens d’etre des etants, commencons par definir le terme sens et a illustrer, par ce moyen, notre these de l’unite semantique des termes. Sens est issu du latin sensus[20], derive du verbe sentio dont « sentir, eprouver une sensation ou un sentiment »[21] est la signification premiere.

Notons d’abord que la sensation a pour le vivant une fonction utilitaire d’evaluation et d’orientation. Elle est, avec les sens en general, ce sans quoi la vie, qui suppose une action orientee, serait impossible[22]. De la meme facon, le sentiment nous ouvre a un ordre de realite, en meme temps qu’il nous implique dans son evaluation et nous engage dans les actions[23] coherentes avec elle, comme le sentiment de la pitie suppose une attitude[24] qui nous fait partager la souffrance d’autrui et nous incite a l’aider. Ainsi, au vu de cette premiere approche, sensus designe une faculte qui nous fait saisir un reel et nous le fait evaluer, en meme temps qu’elle nous porte a prendre par rapport a lui une attitude (adaptee) determinee. L’ensemble de ces actes s’exercent sur un mode intuitif et immediat plutot que reflechi. Les domaines de cette ou de ces facultes sont, par la sensation (sensus audiendi pour « le sens de l’ouie »), celui de l’utilite vitale, par le sentiment (sensus humanitatis pour « le sentiment d’humanite »), celui de la valeur propre des choses, mais aussi, par le jugement, celui de la connaissance proprement dite. Par voie de consequence, sensus concerne la direction prise par l’esprit dans son jugement ou evaluation (sensus communis pour « la maniere de penser ordinaire »), mais encore ce qui en est le moyen, l’expression ou le produit, ainsi la sensation, le sentiment, l’idee (scire ubi claudatur sensus pour « savoir ou l’idee s’acheve ») ou la phrase (verbo sensum cludere pour « terminer la phrase par un verbe » – sensus en vient ainsi a designer la signification). Telle est l’unite semantique initiale du terme. Cette unite a rapport a un acte complexe du sujet dont l’intention forme systeme : ouverture a un reel afin de l’evaluer, par la sensation, le sentiment ou le jugement, et ce dans le but de prendre par rapport a lui, c’est-a-dire en fonction de la connaissance ainsi obtenue (contenu de l’idee, du jugement, ou son expression linguistique), telle ou telle attitude adaptee. Aucun de ces elements n’est isolable : ils relevent tous d’une meme enomination (sans glissement de sens) car l’intention du sujet, qui fait partie de leur signification, est de les referer les uns aux autres. Sens, en francais, comporte les memes acceptions, mais generalise et specifie les competences de la faculte d’orientation qu’il designe : ainsi parle-t-on du sens commun, du bon sens, du sens moral, du sens religieux, du sens du beau, du sens de l’orientation, du sens des affaires, du sens de la mesure, mais aussi des cinq sens, etc. Par ailleurs, le francais, influence par l’allemand sinno[25], donne au terme la capacite de designer une qualite objective des choses qui definit leur rapport a l’univers qui les comprend. Ainsi sens renvoie-t-il a l’ordre des elements d’un processus, a la position d’une droite dans un plan ou d’un plan dans un volume, a la fonction qu’un element (une institution, par exemple) remplit dans la realite ou il prend place, a la justification ultime qu’il y trouve, et enfin a la raison d’etre, a la raison objective qui explique son essence et son existence reunies. En effet, si, conformement a sensus, le sens est une faculte d’orientation, cette derniere peut s’exercer selon deux perspectives, soit celle du sujet, soit celle des objets qu’il a a connaitre. Ainsi, saisissant les rapports pratiques de mon etre corporel a l’univers materiel dont il fait partie, je peux dire que je suis oriente vers la table qui se situe devant moi, ou que le petit cote de cette table rectangulaire est orientee vers moi. Il y a ici comme une forme de decentration ou ce qui compte est le rapport objectif d’un element a l’univers qui le comprend.

Des lors, sens peut designer ce rapport sous les differentes dimensions qui peuvent lui etre attribuees : geometrique lorsqu’il s’agit d’une droite dans un plan, fonctionnelle lorsqu’il s’agit d’un organe dans un corps ou d’une institution dans la societe, ontologique lorsqu’il est question de la raison d’etre. – Enfin, la valeur d’un terme (comme celle de n’importe quel element du reel) est son sens : elle fixe la facon dont le sujet doit le prendre afin d’accomplir sa signification (sens figure, sens propre, etc. ).

Qu’on la considere dans son etymologie latine ou dans son usage francais, dans ses acceptions premieres ou secondes, la notion de sens renvoie ainsi a un contenu coherent qui forme systeme. Le sens est soit une faculte d’orientation relative a un domaine defini auquel il ouvre le sujet qui doit y exercer une certaine activite (en rapport avec les objets qu’il y trouve), soit l’orientation definie par cette faculte, soit un attribut attache aux objets de l’univers concerne. *** Qu’entendre par sens d’etre des etants et quel est le rapport de ce sens d’etre avec l’unite semantique des termes ?

Tout d’abord qu’est-ce qu’un etant ? – Rappelons, pour l’expliquer, l’equivalence de l’etre et de l’un. Celle-ci s’exprime sur les plans gnoseologique et ontologique. D’une part, en effet, nul ne saurait concevoir une realite, un etre, sans lui attribuer une unite, celle d’un objet defini[26]. D’autre part, comme l’exprime Leibniz, « ce qui n’est pas veritablement un etre n’est pas veritablement un etre »[27]. Plus precisement, ne sont a proprement parler des etres que les realites trouvant le principe de leur unite en elles-memes, et se distinguant a ce titre des autres : les etres vivants, l’homme, Dieu.

Mais qu’en est-il d’une armee, d’une machine ou d’un bloc de marbre ? Certes, l’esprit les comprend comme des ensembles unifies, mais ces realites ne tirent pas leur unite d’elles-memes : elles sont constituees d’elements agreges par un artifice (de l’homme ou de la nature) qui leur donne une unite de composition seulement. A ce titre, ils sont des etants, mais non point des etres au sens strict. – La denomination d’etant convient ainsi a toute realite unifiee et discrete. Procedons maintenant a la « distinction ontologique ». En l’etant doivent en effet etre distingues l’etre et le phenomene : le second (determinations ontiques) est la manifestation du premier (determinations ontologiques). Nous disons phenomene, et non point apparence, pour marquer l’absence de dissociation (sauf accident) entre ce qui nous est donne a saisir des etants et ce qu’il sont veritablement. Et nous parlons de manifestation, et non pas d’expression, pour insister sur la distance qui est entre leur etre et leurs determinations ontiques : si le premier permet de comprendre les secondes, il ne suffit pas (a lui seul) a les faire connaitre. – Ainsi, un etant historique a un etre defini.

Il est pris dans le temps et dans un milieu, un monde, ou il rencontre d’autres etants avec lesquels il entretient des rapports d’influence reciproque ; il est susceptible d’avoir une evolution qui n’affecte pas son identite ; les changements qu’il connait sont les consequences, voulues ou subies, de son propre deploiement et de sa rencontre avec celui des autres etants ; enfin, il n’a d’histoire a proprement parler que dans la mesure ou les evenements qui y surviennent et la font paraissent contingents par rapport a son etre (chaque etant historique est implique en un milieu qui auraient pu etre autre au regard de son etre). Ces determinations ontologiques rentrent, en tant que telles, dans la comprehension de tout etant qu’on suppose avoir une histoire, et elles representent les conditions de possibilite de tout evenement historique particulier susceptible de lui survenir : l’etre est au fondement de l’etant. Mais, nous comprenons bien, en meme temps, que de telles determinations ne suffisent a connaitre l’histoire d’aucun etant particulier : ce qui constitue l’histoire des etants n’est connaissable qu’empiriquement. Ces remarques se situent dans la perspective du debut de L’etre et le temps d’Heidegger.

Le philosophe allemand y etablit de la facon la plus ferme et la plus nette une distinction entre la connaissance ontologique et la connaissance ontique, et leur rapport. Tout savoir positif presuppose une ontologie, c’est-a-dire un ensemble de determinations ontologiques que possedent necessairement ses objets. La connaissance ontique d’un reel quelconque ne nous est donc possible que sur la base de presuppositions ontologiques. Ces presuppositions posees, le savoir positif a toute autonomie : mais il n’est pas capable, en tant que tel, d’etablir ses propres fondements et de les mettre en perspective, de les penser dans l’etre.

Cette tache revient a l’ontologie. [28] Parler d’un sens d’etre des etants, comme nous le faisons, c’est d’une part supposer la distinction ontologique, d’autre part comprendre les determinations ontologiques des etants sous la notion de sens. – Nous avons analyse le terme sens et reconnu un lien structurel entre ses differentes acceptions. Le sens est, avons-nous dit, une faculte d’orientation qui nous ouvre a un ordre de realite afin de nous permettre d’y exercer une activite, cette orientation elle-meme, ou encore l’attribut sous lequel se devoilent les realites concernees par notre action.

Soit le dernier point de vue : affirmer qu’un reel a un sens, c’est le penser, soit dans son rapport a nous-meme (ainsi l’etre des outils est dans leur instrumentalite), soit dans son rapport aux autres elements de l’univers. Mais ces determinations elles-memes sont susceptibles de deux interpretations : le rapport d’un etant (ou d’un reel en general) a nous-meme ou a « l’alterite du monde » peut etre considere soit de facon purement ontique, comme lorsqu’on definit phenomenalement les interactions d’un organe avec l’ensemble de l’organisme, soit ontologiquement s’il s’agit d’y comprendre son sens d’etre. Envisageons cette derniere hypothese : ce par quoi se definirait un etant, ce dont son etre serait constitue, serait non point les proprietes empiriques par lesquelles il se manifeste a nous, mais les determinations ontologiques qui les fondent et permettent de les comprendre. Selon notre point de vue, les determinations ontologiques des etants constitueraient le fond semantique des termes generaux qui les designent, l’X, objet de leur visee initiale.

En effet, si les mots ainsi compris peuvent se rapporter a des etants sans apparente communaute d’essence, par exemple si jeu peut concerner une fenetre ou la belote, c’est parce que la visee dont ils sont faits est ontologique et non point ontique (ce que l’analyse de jeu va illustrer) et parce que les determinations ainsi visees concernent des relations (ce que l’analyse d’existence va etablir) et non point des proprietes ne renvoyant l’etant qu’a ui-meme. *** Explicitons maintenant notre hypothese par reference au terme jeu. – Comme le remarque justement Wittgenstein dans ses Investigations philosophiques, il ne suffit pas d’invoquer « quelque chose de commun » pour justifier l’unite semantique des termes, encore faut-il le mettre en evidence. Or, selon le philosophe, il apparait que ces « processus » que nous nommons jeux ne comportent rien d’uniformement partage.

Ainsi, sur le plan objectif, les traits qui rassemblent les jeux sur damiers par exemple ne se retrouvent qu’en partie dans les jeux de cartes, unifies par d’autres caracteres, de sorte que chacun d’eux entretient des liens de ressemblance differents avec les jeux de balle, etc. Sur le plan subjectif, ni le divertissement, ni la competition, ni le gain et la perte, ni l’adresse et la chance, ne se retrouvent necessairement et sous le meme rapport en chacun. 29] Les jeux ne sont ainsi nommes par un terme commun que parce qu’ils presentent des affinites limitees et diversifiees de terme a terme. Ils constituent une sorte de famille dont les membres se ressemblent tous, mais selon des traits divers et partiels : « c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les differentes ressemblances qui existent entre les differents membres d’une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la demarche, le temperament, etc. »[30] –

Cependant, selon nous, deux remarques s’imposent a l’encontre de cette analyse : 1) celle-ci ne considere qu’une partie de l’extension du terme jeu : on parle en effet du jeu de l’imagination, du jeu d’un acteur, des jeux d’eau, du jeu d’une fenetre, etc. , de sorte qu’elle ne vise pas veritablement l’unite semantique qu’elle pretend rechercher ; 2) d’autre part, pour la signification ludique (ici consideree) du terme qu’elle considere, elle echoue faute d’etre orientee sur l’intention qui preside a l’activite concernee.

Le fond de cette double limite est le meme : elle ignore la dimension ontologique du reel. – Commencons par le second point. Les traits communs des jeux, c’est-a-dire envisages par le terme qui s’y rapporte, sont les suivants. 1/ Si le travail est une activite reglee en vue d’une fin utile, le jeu est une activite qui n’a d’autre fin qu’elle-meme, dans le plaisir qu’elle procure au joueur. / Si le plaisir est inherent au jeu, il consiste d’abord dans celui d’affronter un obstacle afin de le surmonter (des jeux trop faciles n’interessent pas, sinon pour des raisons exterieures a l’activite ludique elle-meme, et les psychologues peuvent suivre les progres d’un enfant par la succession de ses jeux) dans une forme d’epreuve de ses propres possibilites, que l’on joue tout seul a la balle contre un mur ou que l’on affronte un adversaire. Les regles a respecter font partie du defi (c’est pourquoi celui qui triche est dit mauvais joueur)[31]. / Enfin le jeu a un caractere gratuit. Ainsi, si l’affrontement a l’obstacle est (explicitement) concu comme un moyen de s’elever dans l’existence, de grandir ses possibilites, il n’y a pas de jeu. On ne parle de jeu que lorsque l’activite s’inscrit dans une dimension en marge de la vie reelle (d’ou l’opposition du jeu au travail qui permet de « gagner sa vie »), de l’existence (d’ou la difference entre risquer sa vie au combat pour des valeurs essentielles a l’existence, ou a la roulette russe), sans visee ulterieure relativement a celle-ci.

La gratuite ne signifie pas le manque de serieux ou l’absence de portee : a travers le jeu se dessinent parfois des elements importants de la vie du joueur, et tout specialement dans le cas de l’enfant. Mais le jeu, dans l‘acception du terme ainsi considere, presuppose un partage entre d’une part ce qui interesse la vie et l’existence du sujet, d’autre part ce qui se situe au dehors : l’activite ludique est dans ce second domaine.

Nous comprenons la somme de presuppositions impliquees dans le langage ordinaire. Il y apparait en particulier que l’analyse de jeu ne peut etre menee a bien qu’une fois eclaircie le terme existence. D’une maniere generale, puisque l’unite semantique des termes renvoie a des determinations ontologiques, leur analyse presuppose une ontologie generale. *** Existence est emprunte au bas latin exsistentia, derive de exsistere, issu lui-meme de sistere. Sistere, c’est adopter (ou amener un etre a adopter) une position ou un etat determine afin de s’y installer (ou qu’il s’y installe) et de jouer (ou qu’il joue) un certain role dans le concert des etres : d’ou alicui jaculum in ore sistere pour « planter un javelot dans la bouche de quelqu’un »[32] ou sistere legionem in aggere jubet pour « il ordonne a la legion de se poster sur la chaussee »[33] – Exsistere retiendra de sistere 1/ la reference a un milieu, a un monde (concert des etres), 2/ ou chaque realite, dans une concurrence voire un affrontement a l’alterite qu’elle y trouve, s’impose a la presence des autres 3/ pour y jouer son role.

Contrairement a sisto dont il derive, exsisto est un verbe intransitif, ce qui indique que l’action qu’il designe n’est pas exercee par le sujet sur un autre etre que lui. Dira-t-on pour autant que le point d’application de cette action est le sujet lui-meme, comme sisto pouvait signifier « s’arreter » ou « se presenter » ? Ce serait supposer en ce dernier une dualite, une intention que l’usage contredit : exstitit hoc loco quaestio subdifficilis pour « ici se presente une question un peu delicate »[34]. Exsisto evoque un processus qui, tout en trouvant sa raison d’etre dans une intention ou une necessite, apparait naturel : magna inter eos exsistit controversia, soit « un grand debat ‘eleve entre eux »[35]. Exsistere c’est, si l’on veut, sistere ex alio, c’est-a-dire surgir dans le concert des etres a partir d’une origine afin de s’y installer et d’y jouer un certain role, de s’y deployer conformement a son essence. En effet, tout d’abord, exsistere c’est « se dresser hors de, s’elever, sortir de terre, surgir ». Ce verbe evoque donc une action par laquelle un etre se rend present aux autres, soit a partir d’un lieu ou il etait cache (ex arvis exsistere, soit « sortir des champs »[36]), soit a partir d’un autre etre ou d’un autre etat par voie de transformation (ex amicis inimici exsistunt, soit « les amis deviennent ennemis »[37]). D’autre part, ce passage qui permet a un etre de prendre place dans le concert des etres a partir d’une origine (il ne s’agit pas d’une creation ex nihilo) se realise selon un processus qui releve d’une intention (huic causae patronus exstiti, soit « je me suis presente pour defendre cette cause »[38]) ou d’une necessite naturelle (ex luxuria exsistit avaritia, soit « du luxe nait l’avidite »[39]). – Enfin, l’etre qui surgit est determine dans son apparition et dans son essence par son origine (ex quo exsistit ut, soit « d’ou il resulte que »[40]). Cependant, exsistere renvoie avant tout a une action : cela signifie que le processus vise est apprehende ici non comme quelque chose de passif ou de provoque, mais avant tout sous son aspect actif de surgissement et de deploiement. Il est vrai que l’etre qui surgit est determine selon une origine, mais une fois cette determination acquise il est considere comme un etre a part entiere trouvant le principe de sa realite en lui-meme[41]. Ce principe lui permet alors de deployer une action et des effets conformement a son essence dans le milieu ou il surgit. Certes, le surgissement d’un etre dans l’existence semble n’impliquer aucune intention particuliere de la part de cet etre (car comment pourrait-on se predeterminer soi-meme ? ). Cependant exsistere retient de sistere cette idee d’un role a jouer, d’un sens emprunte a la fois a la situation dans laquelle on se trouve et a l’essence qui nous assigne une certaine place en cette derniere. C’est cette double reference qui se retrouve dans exsistere. – Une signification qui va etre confirmee par l’analyse du terme existence dans le lexique francais. L’existence est habituellement definie comme le fait d’etre ou d’exister, et cela indifferemment.

Il y a cependant entre les deux termes etre et exister une nuance qui exclut l’identite : si, effectivement, nul ne peut exister sans etre, affirmer l’existence d’un etre est plus que certifier son etre, c’est souligner le caractere present et efficace dont ce dernier est dote en vertu de son essence. – En effet, si le verbe etre, applique positivement, marque la realite d’un etre, comme celle de Socrate dans la proposition : « Socrate est », il porte en meme temps notre attention sur l’identite de ce dernier. D’ou son utilisation possible comme copule du jugement afin d’expliciter l’essence du sujet, d’en definir les proprietes comme dans les propositions : « Socrate est un homme », « Socrate est sage ». Le verbe etre renvoie ainsi plutot a un etat qu’a une action.

Aussi conjugue-t-on les verbes intransitifs avec etre quand ils expriment l’etat, avec avoir quand ils expriment l’action : on dit « il est apparu tout change », mais « il a apparu dans la ville ». – Exister, au contraire, marque avant tout la presence effective d’un etre. « Dieu existe » envisage Dieu de facon plus presente que « Dieu est »[42]. Et comme ordinairement on ne peut etre present qu’en un lieu, affirmer l’existence d’un etre, c’est lui attribuer une place parmi d’autres etres. – L’exemple de l’existence de Dieu permet cependant de preciser cette idee. Affirmer que Dieu existe n’est pas necessairement lui attribuer une place parmi les etres, mais dans la realite prise dans sa globalite, place qui lui permet une efficace sur le monde. Exister, c’est donc etre present aux autres etres et exercer sur eux une action efficace. Enfin, dans la mesure ou cette action est celle d’un etre, c’est-a-dire d’une realite qui trouve le principe de son unite en elle-meme, elle est necessairement concue comme l’expression de son essence : c’est en effet par son essence qu’un etre est refere a son unite et c’est bien une telle determination que l’on a notee plus haut dans exsistere. Ainsi, soupconner l’existence d’un espion dans une affaire, c’est faire reference non a l’etre de l’espion en tant que tel, mais a la presence qui a ete la sienne dans un certain contexte (le Tout) et au role actif qu’il y a joue, a l’activite qu’il a pu y deployer, conformement a son essence. Ou encore, dire qu’une radio a revele l’existence d’une grave lesion, c’est souligner a la fois la presence – localisee – d’une liaison dans le corps – le Tout – et ses consequences ou effets reels ou possibles sur lui.

De la meme facon, comme il est impossible de concevoir un etre sans le rapporter a son unite, dire qu’un etre particulier existe c’est toujours le considerer comme plante, animal, homme, etc. et lui attribuer une presence en rapport avec sa determination essentielle. – Reste a conclure sur l’existence. En resume, une realite n’est dite exister que si elle a une unite qui la constitue en etre et la rend capable de subsister et de tenir sa place dans le milieu ou il lui est donne d’etre. L’unite d’un etre ne peut etre comprise qu’a travers ce qui la rend intelligible, son essence. Un etre peut ainsi etre envisage sous deux rapports : soit dans son essence, sa definition (quiddite) ou son etre, soit dans l’efficace qui y correspond.

L’efficace d’un etre est d’ailleurs un aspect necessaire de sa presence : avoir de la presence, c’est avoir de l’efficace meme si cette presence peut etre momentanement cachee : « j’avais completement oublie son existence ». Ainsi exister est le propre d’un etre : 1/ pourvu d’une determination stable ou essence (cf. sistere), 2/ capable de deployer sa propre realite (efficace) conformement a cette essence (cf. exsistere) 3/ et de prendre ainsi sa place dans le milieu ou il apparait. Ou encore, un existant est un etre qui, dans sa presence effective aux autres etres que lui-meme et dans l’efficace qui y correspond, deploie sa realite conformement a son essence.

Ou encore, l’existence d’un etre designe le deploiement qu’il effectue de sa realite, conformement a son essence, dans le Tout ou il prend place. Il nous parait donc abusif de reserver le terme existence a l’homme, compris dans son mode d’etre particulier, comme le fait Heidegger[43]. Selon le langage ordinaire, l’existence concerne tous les etants qui sont des etres a part entiere. La qualification d’existence ne convient ainsi qu’aux realites trouvant le principe de leur unite en elles-memes et se distinguant a ce titre des autres. Cependant, si tout etant est necessairement quelque chose et quelque chose de un, nous concevons son etre selon une forme de deploiement ou de relation a son milieu. C’est pourquoi bien qu’on ne dise pas qu’un rocher ou qu’une chaise existe, sauf a nsister sur leur pouvoir d’efficience en leur milieu, nous ne leur otons pas toute forme de deploiement. Il suffit de se reporter a notre experience perceptive la plus ordinaire pour avoir une indication de ce point. L’art est precisement ce moyen que l’homme utilise afin de mettre le deploiement des etants en evidence, de nous le rendre sensible et explicite. *** Compte tenu de ce qui vient d’etre etabli, il devient possible d’envisager l’unite semantique de jeu : nous savons qu’elle consiste en la visee d’un certain type de deploiement ou de relation au milieu. Le critere de validite de notre analyse sera d’une part l’intuition qui preside a la comprehension de ce terme, d’autre part sa capacite a rendre compte de ses usages les plus divers.

Le jeu s’y definira comme la mise en ? uvre ou l’exploration de l’indetermination que porte en elle ou qui affecte l’activite par laquelle un etant exprime son essence. 1/ Jeu, comme jocus dont il est issu (« jeu en paroles, plaisanterie »), designe avant tout une action. Mais comme les moyens de cette action (jeu de cartes ou jeu de brosses) ou ses manieres (voir clair dans le jeu de quelqu’un ou etre vieux jeu) forment systeme avec elle, ils peuvent etre nommes comme elle. Il n’y a ici aucun glissement de sens, par quelque moyen que ce soit, mais appropriation, par le terme, de son domaine propre. 2/ L’agent d’un jeu peut etre un homme (ou encore elle de ses fonctions, comme l’imagination, ou tels de ses organes, comme les muscles), mais aussi la nature (le jeu de la nature), le destin (le jeu du destin) ou un objet technique (le jeu d’un piston), etc. Il s’agit donc d’un etre en un sens premier ou d’un suppose etre, d’un etant en general a l’exclusion apparente des mineraux. Les etants concernes par le jeu sont en effet ceux dont le mode de deploiement consiste a s’exercer entre des possibilites egalement ouvertes, actualisees ou non selon l’etant lui-meme ou selon son rapport aux autres etants. Cette premiere approche peut sembler suffire : le jeu est precisement l’exercice de ce deploiement en tant qu’il constitue une exploration libre, ouverte a son ad-venir essentiel.

On parle ainsi d’un jeu de scene (mais aussi de mains, de jambes, de physionomie, de lumiere) pour designer l’ensemble des attitudes, des gestes, des mouvements, propres a un acteur, qui, lies a sa creation, concourent a tel ou tel effet ; ou encore du jeu des muscles, d’un verrou ou d’un ressort pour signaler la liberte ou la diversite possible des mouvements ouverts a ces organes ou mecanismes dans leur fonctionnement ; ou encore d’un jeu de brosses (de clefs, de limes) par reference a la liberte que ces objets de meme nature et d’emploi analogue, mais pluriels et divers, laissent a celui qui en a l’usage. 3/ La visee generale de jeu se fonde sur l’opposition entre ce qui, dans le deploiement des etants, demeure soumis a une determination close et ce qui, au-dela de cette necessite, apparait ouvert a une forme de liberte ou de contingence. – La necessite ici concernee est d’abord faite de la conformite du jeu a l’essence de son agent : un ressort peut avoir tel ou tel jeu, etre tendu ou detendu, cela ne change rien a sa qualification ; mais si on le tire a l’exces, si on le deforme au prix de la destruction de son elasticite, on ne pourra evidemment plus parler ni du ressort, ni de son jeu.

Par opposition, la contingence est l’ouverture de l’agent a la diversite des modes de son deploiement, toutes equivalentes du point de vue de son essence, et actualisees ou non : un ressort se definit par un jeu, qu’il soit utilise ou non ; ou encore avoir du jeu c’est, par le hasard de la distribution des cartes, avoir une large possibilite de man? uvre pour gagner, que celle-ci soit vue et exercee ou non (dans le cas d’un pietre joueur). – Cependant, il peut aussi arriver qu’un etant soit ouvert a des possibilites qui se situent en dehors de son essence, ou plutot de son sens d’etre, que cette ouverture soit approuvee ou au contraire concue comme un defaut. Ainsi, dire qu’une porte a du jeu, c’est signifier un defaut dans son ajustement.

Ce cas n’implique pas une dissociation semantique du terme, mais une autre interpretation du rapport entre la contingence et la necessite comprises en sa visee. Nous avons pose que le jeu touchait au deploiement libre d’un agent, conforme a son essence. Cette definition est trop etroite. Il faut concevoir que le jeu concerne le deploiement en general, en tant qu’il se trouve ouvert a des possibilites comprises ou non en l’essence de son agent. C’est sur ce second cas que se fonde l’acception ludique de jeu et d’ou se tirent les principales caracteristiques de son referent : le jeu divertit, distrait, il est peu serieux, en marge de la vie reelle, gratuit, etc. De facon plus approfondie, les deux cas ici definis se combinent dans l’acception ludique de jeu.

Car une fois compris que le jeu est un deploiement libre et gratuit du sujet en dehors de son sens d’etre, il peut etre redefini comme une fonction de l’homme parmi d’autres dont l’exercice se trouve ouvert a un ensemble de possibilites plus ou moins larges : aussi dit-on, paradoxalement, que l’on a ou non du jeu alors meme que l’on joue, etc. – Telles sont les determinations ontologiques fondamentales qui sont au fond de la signification de jeu et qui, selon nous, rendent compte de la diversite de ses acceptions. *** Notre hypothese etait que l’unite semantique des termes a rapport a l’ontologique et non a l’ontique, au sens d’etre des etants et non a leurs caracteristiques phenomenales. Notre demarche a consiste a expliquer cette hypothese par une serie de distinctions notionnelles et a la justifier par l’analyse de certains termes. Ce sont maintenant les determinations ontologiques ainsi mises a jour qui fondent notre hypothese de depart.

En effet, l’analyse d’existence a revele le caractere relationnel de l’etre : l’etre des etants est fait d’un rapport a l’alterite et leur existence consiste en leur deploiement au sein du Tout qui les comprend, conformement a leur essence. Ainsi, outre le fait qu’elle fonde la dimension relationnelle de l’intentionnalite, cette determination ou essence de l’etre exclut l’idee que l’etre des etants puisse etre compris autrement que par la relation et elle justifie qu’un meme terme, ou une meme signification, puisse s’appliquer ou se rapporter a des etants sans identite ontique, mais cependant unis par une meme situation ontologique. C’est ce que l’analyse de jeu permet d’illustrer.

Enfin, l’analyse de sens justifie l’idee que le sens d’etre des etants se trouvent present, ou plutot accessible a chacun par la faculte du sens. Le travail de la langue et de la culture approfondit ce sens et le legue sous une forme implicite aux generations a venir. Il appartient au philosophe de le mettre a jour et de le reflechir. Jean-Michel Amare Agrege de philosophie Lycee Pierre Mendes France (Tunis) ———————– [1] Signum est defini en ces termes par Ciceron : quod sub sensum aliquem cadit et quiddam significat, soit « ce qui tombe sous un sens quelconque et indique quelque chose ». De inventione 1, 30, 48. [2] Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Liv. II, chap. 11, § 9, pp. 113-4, Paris, Vrin, 1972. [3] Cf.

Berkeley, Traite sur les principes de la connaissance humaine, Introduction, § 13, p. 187 Paris,, Aubier, 1969. [4] Cf. Platon, Timee, 49 b-d, ? uvres completes, t. II, pp. 468-9, Paris, La Pleiade, 1950. [5] Cf. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 66, pp. 147-8, Paris, Gallimard, 1961. [6] Cf. Aristote, Organon, Les Seconds Analytiques, I, 1, pp. 1-6 et II, 1, pp. 161-3, Paris, Vrin, 1970. [7] Telle est, par exemple, la perspective du Dictionnaire historique de la langue francaise de A. Rey, Paris, Le Robert, 1992. [8] Ainsi le Dictionnaire alphabetique et analogique de la langue francaise (Les mots et les associations d’idees) de P.

Robert, Paris, Littre, 1963. [9] Dumarsais definit les tropes comme « des figures par lesquelles on fait prendre a un mot une signification qui n’est pas precisement la signification propre de ce mot », Des tropes et des differents sens, p. 61, Paris, Flammarion, 1988. Ainsi la metaphore, la metonymie, la synecdoque font partie des tropes lexicalises. [10] Cf. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue francaise, tome 1, art. « jeu », p. 1070. [11] Cf. Husserl, Recherches logiques, II, 1, Introduction, pp. 6-7, Paris, PUF, 1969. [12] Husserl, Ibidem, II, 1, 1, chap. 1, § 5, pp. 35-6. [13] Husserl, Ibidem, II, 1, Introduction, p. 6. [14] Cf.

Husserl, L’idee de la phenomenologie, Resume des cinq lecons, [5] pp. 105-6, Paris, PUF, 1970. [15] Frege, Sens et denotation, in Ecrits logiques et philosophiques, pp. 103-4, Paris, Seuil, 1971. [16] Cf. Ibidem, p. 103. [17] A. Darmesteter, La vie des mots, II, § 11, Paris, Delagrave, 1946. [18] Ibidem, § 14. [19] « Pour la question que nous developpons, ecrit Heidegger au debut de L’etre et le temps, ce qui est demande est l’etre, c’est-a-dire ce qui determine l’etant comme etant, ce a partir de quoi l’etant, de quelque maniere qu’on le traite, est toujours-deja compris. L’etre de l’etant n’“est” pas lui-meme un etant. » : Introduction, chap. 1, § 2, p. 1, Paris, Gallimard, 1964. [20] Pour l’ensemble des expressions et citations latines, cf. Gaffiot, Dictionnaire Latin/francais, pp. 1423-4, Hachette, Paris, 1963. [21] Ernout et Meillet, Dictionnaire etymologique de la langue latine, histoire des mots, p. 614, Paris, C. Klincksieck, 4° edition, 1967. [22] Cf. Bergson, Le bon sens et les etudes classiques in Melanges, p. 361, Paris, PUF, 1972. [23] Cf. Jean Lacroix, Les sentiments et la vie morale, pp. 3-4, Paris, PUF, 1968. [24] Cf. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, p. 64, Paris, Hatier, 1983. [25] A. Rey, Ibidem, tome 2, art. « sens », p. 1919. [26] Cf. Platon, La Republique, V, 477 a – 478 b, pp. 1057-9, ? vres completes, Tome I, Paris, Gallimard, La Pleiade, 1950 ; et Aristote, Metaphysique, ( 2, 1003 b, 22-30, pp. 179-80, Tome I, Paris, Vrin, 1970. [27] Leibniz, Discours de metaphysique et Correspondance avec Arnauld, a Arnauld, 30 avril 1687, p. 165, Paris, Vrin, 1970. [28] Cf. Heidegger, Ibidem, Introduction, chap. 1, § 3, pp. 24-27. [29] Wittgenstein, Ibidem. [30] Ibidem, § 67, p. 148. [31] Cf. J. Chateau, L’enfant et le jeu, 3° edition, Paris, Scarabee, 1950. [32] Virgile, ? neis 10, 323. [33] Tacite, Histori? 3, 21, in Gaffiot, p. 1449. [34] Ciceron, L? lius, de amicitia, 67, in Gaffiot, art. exsisto, p. 637. [35] Cesar, Georgica 5, 28, 2, Id. 36] Ciceron, De re publica VI, 3, 25, Id. [37] Cesar, De bello civili 3, 104, 1, Id. [38] Ciceron, Pro sex. Roscio Amerino 5, Id. [39] Ciceron, Ibid. 75, Id. [40] Ciceron, De fato 18, Id. [41] Nous ne prenons pas ici cette expression selon le mode ontologique de la raison d’etre, mais selon celui de la puissance qui le constitue et le rapporte a son essence. [42] Si, comme le souligne Gilson, « l’existence est la condition de ce dont l’etre se deroule a partir d’une origine » (L’Etre et l’essence, p. 384, 2° edition, Paris, Vrin, 1981), Dieu est mais n’existe pas. [43] Heidegger, Qu’est-ce que la metaphysique ? , in Questions I, p. 35, Paris, Gallimard, 1968.