On ne nait pas femme : on le devient [1] par Simone de Beauvoir Extrait de « Le deuxieme sexe » On ne nait pas femme : on le devient [pic] Fille ou garcon [pic] L’influence de l’education [pic] La femme n’a jamais eu ses chances [pic] L’homosexualite [pic] * * * On ne nait pas femme : on le devient [2] On ne nait pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, economique ne definit la figure que revet au sein de la societe la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui elabore ce produit intermediaire entre le male et le castrat qu’on qualifie de feminin.
Seule la mediation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement differencie. Chez les filles et les garcons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivite, l’instrument qui effectue la comprehension du monde : c’est a travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils apprehendent l’univers.
Le drame de la naissance, celui du sevrage se deroulent de la meme maniere pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les memes interets et les memes plaisirs ; la succion est d’abord la source de leurs sensations les
Jusqu’a douze ans la fillette est aussi robuste que ses freres, elle manifeste les memes capacites intellectuelles ; il n’y a aucun domaine ou il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberte, et parfois meme des sa toute petite enfance, elle nous apparait deja comme sexuellement specifiee, ce n’est pas que de mysterieux instincts immediatement la vouent a la passivite, a la coquetterie, a la maternite : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que des ses premieres annees sa vocation lui est imperieusement insufflee. pic] Fille ou garcon [3] C’est ici que les petites filles vont d’abord apparaitre comme privilegiees. Un second sevrage, moins brutal, plus lent que le premier, soustrait le corps de la mere aux etreintes de ‘enfant ; mais c’est aux garcons surtout qu’on refuse peu a peu baisers et caresses ; quant a la fillette, on continue a la cajoler, on lui permet de vivre dans les jupes de sa mere, le pere la prend sur ses genoux et flatte ses cheveux ; on l’habille avec des robes douces comme des baisers, on est indulgent a ses larmes et a ses caprices, on la coiffe avec soin, on s’amuse de ses mines et de ses coquetteries : des contacts charnels et des regards complaisants la protegent contre l’angoisse de la solitude. Au petit garcon, au contraire, on va interdire meme la coquetterie, ses man? vres de seduction, ses comedies agacent. « Un homme ne demande pas qu’on l’embrasse… Un homme ne se regarde pas dans les glaces… Un homme ne pleure pas », lui dit-on. On veut qu’il soit « un petit homme » ; c’est en s’affranchissant des adultes qu’il obtiendra leur suffrage. Il plaira en ne paraissant pas chercher a plaire. Beaucoup de garcons, effrayes de la dure independance a laquelle on les condamne, souhaitent alors etre des filles ; au temps ou on les habillait d’abord comme elles, c’est souvent avec des larmes qu’ils abandonnaient la robe pour le pantalon, qu’ils voyaient couper leurs boucles.
Certains choisissent obstinement la feminite, ce qui est une des manieres de s’orienter vers l’homosexualite : « Je souhaitai passionnement d’etre fille et je poussai l’inconscience de la grandeur d’etre homme jusqu’a pretendre pisser assis », raconte Maurice Sachs [4]. Cependant si le garcon apparait d’abord comme moins favorise que ses s? urs, c’est qu’on a sur lui de plus grands desseins. Les exigences auxquelles on le soumet impliquent immediatement une valorisation.
Dans ses souvenirs Maurras raconte qu’il etait jaloux d’un cadet que sa mere et sa grand-mere cajolaient : son pere le saisit par la main et l’emmena hors de la chambre : « Nous sommes des hommes ; laissons ces femmes », lui dit-il. On persuade l’enfant que c’est a cause de la superiorite des garcons qu’il leur est demande davantage ; pour l’encourager dans le chemin difficile qui est le sien, on lui insuffle l’orgueil de sa virilite ; […] [pic] L’influence de l’education [5] […] En verite, l’influence de l’education et de l’entourage est ici immense.
Tous les enfants essaient de compenser la separation du sevrage par des conduites de seduction et de parade ; on oblige le garcon a depasser ce stade, on le delivre de son narcissisme en le fixant sur son penis ; tandis que la fillette est confirmee dans cette tendance a se faire objet qui est commune a tous les enfants. La poupee l’y aide, mais elle n’a pas non plus un role determinant ; le garcon aussi peut cherir un ours, un polichinelle en qui il se projette ; c’est dans la forme globale de leur vie que chaque facteur : penis, poupee, prend son poids.
Ainsi, la passivite qui caracterisera essentiellement la femme « feminine » est un trait qui se developpe en elle des ses premieres annees. Mais il est faux de pretendre que c’est la une donnee biologique ; en verite, c’est un destin qui lui est impose par ses educateurs et par la societe. L’immense chance du garcon, c’est que sa maniere d’exister pour autrui l’encourage a se poser pour soi. Il fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de durete et d’independance avec les autres garcons, il meprise les filles.
Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s’enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; a travers jeux, sports, luttes, defis, epreuves, il trouve un emploi equilibre de ses forces ; en meme temps, il connait les lecons severes de la violence ; il apprend a encaisser les coups, a mepriser la douleur, a refuser les larmes du premier age. Il entreprend, il invente, il ose.
Certes, il s’eprouve aussi comme « pour autrui », il met en question sa virilite et il s’ensuit par rapport aux adultes et aux camarades bien des problemes. Mais ce qui est tres important, c’est qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre le souci de cette figure objective qui est sienne et sa volonte de s’affirmer dans des projets concrets. C’est en faisant qu’il se fait etre, d’un seul mouvement. Au contraire, chez la femme il y a, au depart, un conflit entre son existence autonome et son « etre-autre » ; on lui apprend que pour plaire il faut chercher a plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer a son autonomie.
On la traite comme une poupee vivante et on lui refuse la liberte ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberte pour comprendre, saisir et decouvrir le monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s’affirmer comme sujet ; si on l’y encourageait, elle pourrait manifester la meme exuberance vivante, la meme curiosite, le meme esprit d’initiative, la meme hardiesse qu’un garcon. C’est ce qui arrive parfois quand on lui donne une formation virile ; beaucoup de problemes lui sont alors epargnes [6].
Il est interessant de noter que c’est la le genre d’education qu’un pere dispense volontiers a sa fille ; les femmes elevees par un homme echappent en grande partie aux tares de la feminite. Mais les m? urs s’opposent a ce qu’on traite les filles tout a fait comme des garcons. [pic] La femme n’a jamais eu ses chances [7] Les accomplissements personnels sont presque impossibles dans les categories humaines collectivement maintenues dans une situation inferieure. « Avec des jupes, ou voulez-vous qu’on aille? » demandait Marie Bashkirtseff [8]. Et Stendhal : « Tous les genies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public. A vrai dire, on ne nait pas genie : on le devient ; et la condition feminine a rendu jusqu’a present ce devenir impossible. Les antifeministes tirent de l’examen de l’histoire deux arguments contradictoires : 1° les femmes n’ont jamais rien cree de grand ; 2° la situation de la femme n’a jamais empeche l’epanouissement des grandes personnalites feminines. Il y a de la mauvaise foi dans ces deux affirmations ; les reussites de quelques privilegiees ne compensent ni n’excusent l’abaissement systematique du niveau collectif ; et que ces reussites soient rares et limitees prouve precisement que les circonstances leur sont defavorables.
Comme l’ont soutenu Christine de Pisan, Poulain de la Barre, Condorcet, Stuart Mill, Stendhal, dans aucun domaine la femme n’a jamais eu ses chances. C’est pourquoi aujourd’hui un grand nombre d’entre elles reclament un nouveau statut ; et encore une fois, leur revendication n’est pas d’etre exaltees dans leur feminite : elles veulent qu’en elles-memes comme dans l’ensemble de l’humanite la transcendance l’emporte sur l’immanence ; elles veulent qu’enfin leur soient accordes les droits abstraits et les possibilites concretes sans la conjugaison desquels la liberte n’est qu’une mystification [9].
Cette volonte est en train de s’accomplir. Mais la periode que nous traversons est une periode de transition ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes est encore entre leurs mains ; les institutions et les valeurs de la civilisation patriarcale en grande partie se survivent. Les droits abstraits sont bien loin d’etre partout integralement reconnus aux femmes : en Suisse, elles ne votent pas encore ; en France la loi de 1942 maintient sous une forme attenuee les prerogatives de l’epoux.
Et les droits abstraits, nous venons de le dire, n’ont jamais suffi a assurer a la femme une prise concrete sur le monde : entre les deux sexes, il n’y a pas aujourd’hui encore de veritable egalite. [pic] L’homosexualite En verite l’homosexualite n’est pas plus une perversion deliberee qu’une malediction fatale [10]. C’est une attitude choisie en situation, c’est-a-dire a la fois motivee et librement adoptee. Aucun des facteurs que le sujet assume par ce choix — donnees physiologiques, histoire psychologique, circonstances sociales — n’est determinant encore que tous contribuent a l’expliquer.
C’est pour la femme une maniere parmi d’autres de resoudre les problemes poses par sa condition en general, par sa situation erotique en particulier. Comme toutes les conduites humaines, elle entrainera comedies, desequilibre, echec, mensonge ou, au contraire, elle sera source d’experiences fecondes, selon qu’elle sera vecue dans la mauvaise foi, la paresse et l’inauthenticite ou dans la lucidite, la generosite et la liberte. [pic] [pic] [pic] 1] Extrait audio de Simone de Beauvoir censuree, Radio-Canada © 1959 : (Video en ligne… page consultee le 9 mai 2009 : http://archives. radio-canada. ca/c_est_arrive_le/11/13/) [2] Simone de Beauvoir, Le deuxieme sexe 1, Gallimard © 1949, pages 285 et 286. [3] Ibid. pages 289 et 290. [4] Le Sabbat. [5] Ibid. pages 303 et 304. [6] Du moins dans sa premiere enfance. Dans l’etat actuel de la societe, les conflits de l’adolescence pourront s’en trouver au contraire exageres. [7] Ibid. pages 176 a 178. 8] [Bashkirtseff (Maria Bachkirceva, dite Marie), peintre et ecrivain russe (pres de Poltava, 1860 Paris, 1884). Son Journal (posth. , 1887), commence en 1872 et ecrit en francais, et ses Cahiers intimes (posth. , 1925) composent un recit lucide et emouvant de sa breve existence. (Hachette Multimedia / Hachette Livre © 2001)] [9] Ici encore les antifeministes jouent sur une equivoque. Tantot, tenant pour rien la liberte abstraite, ils s’exaltent sur le grand role concret que la femme asservie peut jouer en ce monde : que reclame-t-elle donc?
Tantot ils meconnaissent le fait que la licence negative n’ouvre aucune possibilite concrete et ils reprochent aux femmes abstraitement affranchies de n’avoir pas fait leurs preuves. [10] Le Puits de Solitude presente une heroine marquee par une fatalite psycho-physiologique. Mais la valeur documentaire de ce roman est fort mince en depit de la reputation qu’il a connue. [Ce roman de Radclyffe Hall publie en Angleterre en 1928 et qui fit alors scandale, depeint l’amour de deux femmes dans une societe hostile a l’homosexualite. ]