Louis ar(agon

Louis ar(agon

Louis Aragon, « Ce que dit Elsa », Cantique a Elsa (1942) Introduction En 1928, Aragon, poete surrealiste, rencontre Elsa Triolet, a laquelle il consacre de tres nombreux poemes. Son engagement politique, aupres du parti communiste, ne le detourne pas completement de sa muse, puisque en 1942, pendant l’Occupation, il lui consacre le Cantique a Elsa, dont « Ce que dit Elsa » est un fragment. Dans ce poeme, il donne la parole a son epouse et lui laisse devoiler les fonctions que doit remplir la poesie.

Nous verrons dans un premier temps que l’ecriture est envisagee comme le reconfort des malheureux, puis, dans un second temps, nous montrerons que le poeme constitue un veritable art poetique. I) Une poesie du reconfort Le poete, a travers les paroles qu’il prete a Elsa, presente la poesie comme un chant susceptible de guerir les plaies et d’etouffer les plaintes. A. L’evocation des malheureux De meme qu’il prete sa voix a Elsa, le poete, par sa parole, donne vie a tous les malheureux, a tous ceux qui sont oublies et negliges. D’une part, le poete communiste evoque le proletariat. En effet, il se compare a un « couvreur » (v. ) et supprime ainsi l’ecart traditionnel qui separe

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les poe­tes, les auteurs, les intellectuels, des travailleurs manuels. De plus, l’enu­meration « Ou l’on trime ou l’on saigne ou l’on creve de froid » (v. 12) suggere la rudesse du travail. L’emploi d’un terme familier « trime » rend plus explicite la reference au monde ouvrier. L’allusion au « cafe noir » (v. 14) que l’on boit « au point du jour » suffit a peindre des ouvriers qui quittent l’usine apres une nuit de labeur et qui croisent ceux qui se ren­dent a leur travail. D’autre part, le poete resistant decrit la souffrance d’un peuple en guerre.

Le champ lexical de la mort parcourt le poeme (« sang », v. 3, « trepas », v. 10, « creve », v. 12, « chrysantheme », v. 23) et rappelle la fragilite de l’existence en temps de guerre. La vie est en effet menacee par les combats armes, symbolises par « les cuivres » (v. 8) de la musique militaire, par les privations qui sont responsables de la faim, de la soif (« apporte-moi l’eau pure », v. 1) et du froid (« ou l’on creve de froid »), mais aussi par la torture. L’evocation du « bruit des chaines » (v. 18) qui retentit dans la « nuit » (v. 19) et l’image du « chemin de croix » (v. 5) rappellent les tortures subies par les resistants pendant l’Occupation. Le poete est donc le porte-parole des sans voix. B. L’annonce de la victoire Son poeme leur apporte un reconfort immediat : il est le toit des sans-abri (« Comme un couvreur sur la toiture / Chante pour les oiseaux qui n’ont ou se nicher », v. 4-5), « l’eau pure » et le « cafe » de ceux qui ont faim et soif. Mais si le poeme est susceptible de « donne[r] une raison de vivre » (v. 9), c’est surtout parce qu’il est porteur d’espoir. En effet, au fil des vers, le malheur semble reculer dans le passe, grace a l’emploi de l’imparfait (« semblait », v. 0) et du terme « souvenir » (v. 18), tandis que s’esquisse un avenir radieux. Le poeme se termine en effet sur un futur (« viendra », v. 25), soutenu par une alliteration en [v] : l’expression « ver vivant » (v. 23) est en effet soulignee par sa position au centre du vers. Aux images morbides se substitue donc celle d’un soleil radieux, associe a la vie par le biais des sonorites. De plus, cette sonorite [v] se retrouve au fil du poeme, a la fin du vers 9, dans « vivre », mais aussi a la fin des vers 19 et 20, dans le mot « veines » qui peut suggerer le sang de la vie, et dans la comparaison « comme au voilier le vent » (v. 0), image de mouvement, annonce de changement. Enfin, le poeme est encadre par le lyrisme de l’amour, present dans le tutoiement de l’intimite et dans le champ lexical de l’amour (« je t’aime », v. 1 et 21, « marie »> v. 25, « amour »). II efface les images de violence et laisse a entendre un dialogue amoureux « dans les lieux sans amour » avec d’autant plus de force que l’on entend une pro­gression entre le souhait du debut du poeme (« Si tu veux que je t’aime ») et l’affirmation a la fin (« et je t’aime »). Transition Aragon, dans ce poeme lyri­que, n’oublie pas son engagement dans le parti communiste et dans la Resistance.

Il fait de son poeme un baume pour les malheureux et leur promet la victoire et l’amour. Mais le discours d’Elsa n’a pas seule­ment pour but de rappeler la fonction sociale de la poesie. Veritable art poetique, il donne des conseils pour la reussite d’un poeme. II) Un art poetique Elsa, dans son adresse au poete, donne, sur le ton didactique, des conseils au poete. Elle emploie le subjonctif d’ordre (« Que ton poeme soit », v. 4 et 11, « Que triomphe », v. 8) et des modalisateurs de devoir (« Il faut que », v. 22). Il s’agit donc pour elle de preciser ce que doit etre un poeme.

Elle expose essentiellement deux regles. A. Un ver vivant Tout d’abord elle suggere que le sens du poeme ne doit pas etre expli­cite, mais il doit etre fuyant. Elle emploie une metaphore (« Il faut que ce portrait que de moi tu peindras / Ait comme un ver vivant au fond du chry­santheme », v. 22-23) pour preciser sa pensee : d’une part, dans le poeme, peuvent s’exprimer en meme temps le poete amoureux et le poete engage, la parole de l’un se melant a celle de l’autre ; d’autre part, ils doivent devoiler leurs pensees par des images qui suscitent l’imagination du lecteur, exigent de lui une participation active.

Le sens n’est donc pas fixe une fois pour toutes, il se construit dans la lecture, il reste vivant. Le poeme repose en effet sur des reseaux d’images antithetiques : la « nuit » de la souffrance s’oppose au « jour » et au « soleil » de l’espoir ; la blessure (« le sang de ta coupure », v. 3, « saigne », v. 12) s’oppose a la vie (« vivre » v. 9) ; la soif s’oppose a la satiete (« eau pure », v. 1, « s’etancher » v. 2). La parole poetique n’est pas redondante par rapport a la realite, elle est creation. B. Un air murmure

Le poeme doit aussi etre musical : il doit etre une « voix » (v. 8) – le terme est mis en valeur a l’hemistiche – et pas seulement des mots sur du papier. L’ecriture poetique est comparee a plusieurs reprises a un chant (« Chante », v. 5, « un air murmure », v. 13, « chanter », v. 16), chant susceptible de reconforter les malheureux (« les oiseaux qui n’ont ou se nicher », v. 5) et de faire taire le bruit de la guerre (« Que triomphe la voix humaine sur les cuivres », v. 8). Le poeme est en effet musical. Le chant se fait d’abord enten­dre dans le jeu des sonorites.

Les alliterations en [s] et [ch] bruissent sur le vers 5 (« Chante pour les oiseaux qui n’ont ou se nicher », v 5), tandis que les alliterations en [r] et [m] creent la musique du vers 13 (« Comme un air murmure qui rend les pieds moins lourds »). Le poete ne dedaigne pas non plus les jeux sonores, « je t’aime » fait echo au « theme » de l’amour, cache dans le « theme » social ; quant au « ver vivant », il rappelle les vers du poeme. De plus, chaque quintile est compose de trois alexandrins, un octosyllabe, puis, a nouveau, un alexandrin.

Le quatrieme vers introduit donc un desequilibre qui dynamise le rythme du poeme, l’empechant de sombrer dans la monotonie de l’alexandrin. De plus, ce desequilibre suggere un manque, comme si le vers etait incomplet, qu’il lui manquait la plenitude de la victoire. Conclusion Ainsi, le poeme, a la fois lyrique et engage, se revele un veritable art poetique, qui prone le recourt aux images et la musicalite. Ce sont donc les armes propres a la poesie qui permettent au poete de se dresser aux cotes des hommes malmenes par le travail et par la guerre, afin de les « inonde[r] de sa lumiere » (v. 25), comme le souhaitait deja Victor Hugo.