INTRODUCTION Dans les transports en commun, les salles d’attente, aux terrasses des cafes, nous croisons souvent des gens plonges dans la lecture d’un roman. En ete, les medias proposent des listes d’ouvrages « a emmener a la plage ». Ainsi, le livre semble etre un moyen de combler un temps vide, de s’evader,de se detendre. Tous les livres? La reponse dependra des gouts de chacun mais d’une facon generale, la question en amene une autre: la fonction de la litterature est-elle essentiellement de distraire ou d’eduquer? Apres avoir examine ces deux roles, nous verrons qu’ils ne s’opposent pas necessairement.
DEVELOPPEMENT La plupart des lecteurs attendent qu’un livre les distraie de leur quotidien. Selon leurs gouts, ils choisiront, dans ce but, un roman sentimental, policier, de science fiction, d’espionnage ou encore d’horreur. La principale caracteristique de cette litterature est d’etre accessible a tous par la simplicite du vocabulaire et de la syntaxe. Il s’agit de retenir l’attention sans exiger un gros effort de concentration. L’espace de quelques heures, le livre joue le role d’ecran entre le lecteur et son environnement.
C’est pourquoi les romans de Mary Higgins Clark ont un tel succes : un suspense bien construit, axe sur le sort de la victime, des personnages
Memes points de distribution et meme succes pour les romans sentimentaux : ceux-ci rappellent au lecteur le conte de fee ou l’heroine malheureuse est sauvee par le prince charmant. La collection Harlequin s’est specialisee dans ce type de litterature « a l’eau de rose » qu’elle destine a un public feminin. Ainsi, on vend du reve aux lectrices dont le quotidien est souvent fort different de celui des protagonistes. Flaubert deja montrait l’influence pernicieuse de tels romans sur son heroine, Emma Bovary, devenue incapable d’accepter la realite.
Le roman sentimental « distrait » au sens ou Pascal l’entendait : il nourrit l’imaginaire d’illusions et peut devenir une fuite, un « divertissement » dangereux. Mais aujourd’hui, l’heure est plutot a la magie… L’immense succes des quatre tomes du jeune sorcier Harry Potter devient un phenomene sur lequel s’interrogent les sociologues. Comme dans la plupart des contes, un enfant, confronte aux difficultes de l’homme, va surmonter les epreuves initiatiques pour devenir adulte. Sur cet archetype, J. K. Rowling introduit des elements modernes, comme la critique de la societe de consommation.
Sa vision du monde est simple : d’un cote, les mauvais sorciers qui recherchent le pouvoir, de l’autre, les bons qui defendent une cause humaniste. Il en ressort un ideal qui implique des choix et qui est peut-etre la raison du succes dans un monde ou les modeles se font rares. La encore, la lecture distrait petits et grands a coup de bons sentiments – mais aussi d’humour – dont manquent nos societes basees sur la concurrence. Cette litterature est souvent discreditee par les institutions. On lui oppose celle qui « eduque », inscrite en priorite dans les programmes scolaires.
Que nous apprend la lecture des classiques ? Montaigne, deja, se posait cette question et y repondait : dans sa « librairie », ce grand lecteur a appris que le savoir des autres doit « se digerer » si l’on veut qu’il nous fortifie. « Quand bien nous pourrions etre savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pourrions-nous etre que notre propre sagesse » (I, 25). Ainsi, a condition de ne pas repeter simplement ce que d’autres ont ecrit, la litterature affine notre jugement, nous apprend a reflechir sur notre vie et sur nous meme.
Les Essais de Montaigne, par exemple, nous enseignent un art de vivre, issu de sa propre experience : la vraie sagesse pour cet humaniste reside dans la mesure, afin de « jouir loyalement de son etre ». Au siecle suivant, Moliere, Racine ou La Fontaine veulent corriger les m? urs. La litterature alors devient un pedagogue moraliste: Moliere fustige l’egoisme de ceux qu’une manie obsede ; il fait rire des ridicules et des vices et nous apprend la moderation en nous mettant en garde contre les Tartuffe, les Dom Juan, les profiteurs ou les medecins peu scrupuleux.
Racine depeint les ravages de la passion amoureuse et du pouvoir ; il veut inspirer la terreur en montrant des ames a qui la grace a manque, comme on l’ecrira de Phedre. Par ses apologues, La Fontaine donne des lecons de vie et critique les puissants. Ses Fables nous suivent toute notre vie : l’enfant entre dans un univers magique ou les animaux parlent ; en grandissant, il en comprend « l’ame », la moralite qui enrichit sa connaissance de l’etre humain. A partir du dix-huitieme siecle, la litterature s’engage et denonce. L’esprit philosophique impregne les romans de Diderot, Marivaux ou le theatre de Beaumarchais.
Leurs ? uvres qui preparent la Revolution nous montrent les dysfonctionnements de la societe : la condition de la femme, les inegalites sociales, l’intolerance religieuse. Dans ses Contes, Voltaire milite pour une morale pratique qui ameliore le sort de l’homme. Diderot, parallelement a l’Encyclopedie, denonce, dans le Supplement au voyage de Bougainville, le probleme de la colonisation europeenne. Cette fonction de la litterature trouve son epanouissement au siecle suivant ou les ecrivains, en general, jouent un role politique dans les regimes qui se succedent.
Ils veulent que leurs ecrits remplissent une mission sociale : Flaubert lutte contre la betise de la petite-bourgeoisie ; dans Le Rouge et le Noir, Stendhal devoilent les fausses promesses de la Declaration des Droits de l’Homme ; Hugo prend le parti du progres democratique, jusqu’a Sand qui se penche sur la vie paysanne. C’est Zola pourtant qui approchera le mieux la condition reelle du peuple et de ce nouveau proletariat encore depourvu de droit. Veritable temoignage sur les conditions des paysans, des mineurs et des ouvriers, son ? uvre naturaliste, malgre les exces, reste un tableau vivant de cette fin du dix-neuvieme.
A u siecle dernier, la litterature, marquee par les deux guerres mondiales, s’est davantage interessee au sens de la vie, decouvrant l’absurde, reflechissant sur l’engagement et la mort. La litterature eduque-t-elle ? Ce bref panorama le prouve : elle peut etre un temoignage historique, une denonciation sociale et politique ou une reflexion philosophique ; qu’elle soit moralisatrice ou engagee dans les problemes de son epoque, elle nous donne des lecons dont il faut, suivant le conseil de Montaigne, tirer le meilleur afin de forger notre propre jugement.
Au XVIIe siecle, Moliere voulait corriger les m? urs en faisant rire. Il nous a laisse un catalogue des « vices » de son temps et si les « faux devots » sont moins frequents de nos jours, l’hypocrisie est toujours « un vice a la mode ». En lisant son ? uvre, en assistant aux mises en scene de ses pieces, nous rions du ridicule des avares, des maris naifs, des malades imaginaires, des medecins pedants, nous nous amusons avec les servantes pleines de bon sens.
D’autre part, nous apprenons a mieux connaitre l’etre humain et ses faiblesses ; nous decouvrons une morale de la juste mesure. Ainsi, cette litterature qui nous distrait ne manque pas de nous instruire. Ces deux fonctions ne s’opposent plus mais se completent pour le plaisir du public. De meme, La Fontaine continue a amuser les enfants en les plongeant dans un univers ou les animaux parlent ; plus tard, ils y decouvrent le tableau d’une societe ou les cigales, les fourmis, les mouches du coche, les grenouilles et les tortues sont bien humaines.
Dans sa Preface, La Fontaine precise : « Les proprietes des animaux et leurs divers caracteres y sont exprimees ; par consequent, les notres aussi, puisque nous sommes l’abrege de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les creatures irraisonnables. » Derriere la « badinerie » se trouve « un sens tres solide » ; « on se forme le jugement et les m? urs, on se rend capable de grandes choses » (Preface aux « Fables »). Le conteur repond donc a l’alternative « distraire ou eduquer » en nous prouvant que ces roles s’imbriquent. Nous pourrions multiplier les exemples qui le confirment.
C’est le rire que Voltaire a choisi pour defendre ses idees et nous enseigner la tolerance. Bernardin de Saint-Pierre, en ecrivant « Paul et Virginie », a prefere emouvoir le grand public pour donner corps au mythe du Bon Sauvage. Cette pastorale diffuse les idees rousseauistes selon lesquelles le bonheur consiste a vivre selon la nature. Au siecle dernier, Boris Vian nous entraine dans un univers fantastique ou la matiere cicatrise et ou les souris parlent aux chats. La fantaisie, l’humour cachent une reflexion plus grave sur un monde violent dans lequel la mort est toujours gagnante.
Jusqu’aux romans de science-fiction qui en nous distrayant, nous mettent en garde contre un progres trop rapide. Harry Potter meme apprend a l’enfant que la vie est faite de choix, plus importants que les aptitudes. L’institution scolaire est sans doute responsable, en partie, de cette classification entre « lecture plaisir » et « lecture educative », avec les connotations qu’elle implique. Le plaisir peut- doit – naitre de l’interet suscite et partant de la, la litterature qui eduque, qui enrichit la connaissance, qui nourrit la reflexion, distrait aussi, captive et rejouit.