Introduction Le sentiment d’injustice est un phenomene a prendre en consideration car c’est par lui que nous decouvrons la necessite de son contraire. En effet lorsque la justice regne, il n’y pas lieu de se plaindre. La decouverte de l’injustice nous sensibilise a l’importance de la justice en introduisant en nous le desir d’un ordre conforme au droit. Quelle portee doit-on cependant accorder a cette experience ? La conviction intime d’assister ou d’etre victime d’un scandale conduit a reagir.
Autorise-t-elle pour autant a s’affran- chir des lois etablies ? Ce pas parait legitime, mais il pose une double difficulte. Le sentiment est-il un guide sur ? En second lieu, transgresser les lois, n’est-ce pas toujours commettre a son tour une injustice ? Il faut donc evaluer ce sentiment dans ses rapports avec la legalite. 1. Nature et interet du sentiment A. La plainte Le sentiment d’injustice est une donnee importante de l’experience humaine. Il s’exprime dans des textes tres anciens.
Les Travaux et les Jours d’Hesiode, au VIIe siecle avant Jesus-Christ, expriment la plainte de l’homme victime des rois corrompus, « mangeurs de presents », qui rendent des jugements iniques. Dans la Bible, des prophetes juifs clament leur colere en voyant les riches
Les tribunaux prennent alors notre cas en charge, mais la naissance du processus n’est pas juridique. Il provient d’un sentiment d’indignation et de revolte. B. Les situations injustes La perception de l’injustice est celle d’un inegalite criante. Toute inegalite n’est pas injuste. Certaines obeissent a une regle de proportionnalite. Nous ne sommes pas forcement choques que certains aient un salaire superieur a d’autres, mais le cas des « parachutes dores » nous indigne. L’injustice est donc synonyme de disproportion ou d’une difference que rien ne vient fonder. On parle alors de discrimination.
Lorsqu’un emploi est refuse a une personne sur la seule base de son accent ou de son nom de famille, nous percevons nettement l’existence d’une injustice quelles que soient nos connaissances en matiere juridique. Le cas recurrent des personnes sans abri montre bien que les moyens d’acceder a un logement decent ne sont pas repartis de facon suffisamment egale. Ces situations ont ete resumees et eclairees par Paul Ric? ur, qui distingue trois cas fondamentaux : les partages inegaux que nous jugeons inaccepta- bles, les punitions ou les recompenses excessives ; et les promesses non tenues.
Dans le premier cas, l’injustice concerne un mode de distribution ou de repartition ; dans le deuxieme, la retribution ; et dans le troisieme cas elle surgit avec la trahison de la confiance accordee par autrui, car une societe ne peut exister sans un minimum de confiance partagee. Ric? ur decele dans ces trois cas les premices du droit penal (la sanction) et du droit des contrats qui regle les echanges de biens et de services. [Transition] Cette derniere remarque est importante car elle donne une legitimite au sentiment d’injustice. Il semble etre a l’origine du besoin du droit. Mais qu’est-ce que la legalite ? . La raison d’un conflit A. La justice legale L’intitule du sujet nous en avertit. Le sentiment d’injustice peut entrer en conflit avec l’ordre legal. Comment cela est-il possible puisque la legalite passe souvent pour la definition de la justice ? Dans nos societes la justice legale se presente sous une forme juridique – un corps de lois ecrites –, et judiciaire – des tribunaux pour regler les conflits. Pour que la sentence soit juste, il faut qu’elle ait ete precedee par un echange de discours ou chaque camp expose ses arguments et ses griefs. On le voit, la justice legale n’a pas la rapidite d’un entiment. Elle est plus reflechie et plus rationnelle. Elle est cette « voie longue » ou procedurale alors que le sentiment s’enflamme vite a la vue de l’injustice. Toutefois cette organisation est rendue necessaire par la fonction du droit. Celui-ci se definit par l’ensemble des lois positives, c’est-a-dire des mesures ou des dispositions generales qu’un Etat impose pour faire regner un ordre commun. Le droit est dit alors objectif car il apparait dans sa dimension contraignante a l’egard des desirs individuels. Les lois expriment dans une forme ecrite l’ensemble de ce qui obligatoire, interdit et autorise.
Elles constituent un systeme articule dans des codes qui essaient de faire preva- loir des valeurs de justice, d’egalite. La complexite des rapports sociaux fait que l’elaboration des regles juridiques est un travail tres specialise. B. Raison juridique et sentiment moral La definition d’un tel ordre ne peut prendre pour principe le sentiment car c’est une donnee bien trop subjective et aleatoire. Un sentiment peut varier alors que les lois ont pour but de stabiliser les rapports entre les personnes. Le point de vue legal peut reprocher au sentiment de ne pas prendre le recul necessaire par rapport a l’etendue des cas a traiter.
L’indignation est l’expression d’un seul point de vue sur le sujet. Ainsi, dans le cas du loge- ment, la justice legale doit aussi prendre en compte le droit du proprietaire dont les locaux sont occupes. Le droit reconnait la propriete privee comme etant une manifestation de la liberte de la volonte. Legaliser une occupation reviendrait a dire que cet acte a une portee generale, donc qu’il peut etre repete au meme titre qu’on acquiert un logement par l’achat. N’est-ce pas commettre une injustice envers ceux qui ont acquis leur bien par le travail et par contrat ? En meme temps, nous voyons que des lois permettent des situations intolerables.
La distribution des biens ou des chances d’y acceder est injuste quand elle porte atteinte a la dignite humaine. Mais s’indigner est-il en soi une justification pour violer les lois ? [Transition] Devons-nous en rester au face-a-face de la plainte et de la loi ? C’est en approfondissant leurs rapports que nous pourrons depasser la simple confrontation. 3. Le legal, le juste et le bon A. L’ambiguite du c? ur Cette difficulte est mise en evidence par les debats relatifs a la place du c? ur. Ce terme designe, en philosophie, le principe du sentiment. Il a en sa faveur d’etre sincere. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de ’inegalite, Rousseau fait l’eloge de la pitie, « seule vertu naturelle » qui pousse chacun a ne pas nuire a autrui et a lui venir spontanement en aide. La sensibilite a l’injustice trouve ici un de ses arguments les plus puissants. Devant une agression, notre c? ur nous pousse a intervenir et c’est, selon Rousseau, notre raison qui nous en detourne en nous faisant reflechir aux consequences possibles. La raison viendrait donc corrompre la bonte du c? ur en lui apprenant a refrener son indignation. Cependant, ressentir l’injustice et y reagir peut conduire a une negation globale de la justice.
Kleist l’illustre de facon romanesque dans Michel Kohlhaas, l’histoire d’un petit proprietaire qui met l’Allemagne a feu et a sang pour se venger du dommage qu’un seigneur lui a cause. La violence de son sentiment le conduit a causer des injustices bien plus grandes que celle qu’il a subie. La victime devient criminelle en cedant au desir de vengeance. Elle bafoue le droit et la morale en se faisant justice a soi-meme. Nul ne doit etre juge et partie, car l’evaluation du tort ne saurait etre objective ni rencontrer l’accord de l’autre personne. B. La reflexion du droit sur lui-meme Si M.
Kohlhaas n’aurait pas du agir ainsi, il reste qu’il devint violent car le droit feodal ne voulut pas reconnaitre le bien-fonde reel de sa plainte. Sa prise en compte aurait permis une amelioration du droit. Alain declare en ce sens que « la justice est le doute sur le droit qui sauve le droit ». Il faut que les legislateurs et les gouvernants sachent s’interroger sur la justice qu’ils definissent. En depit de ses abus possibles, la force du sentiment d’injustice vient donc du fait qu’il conduit a questionner la justice de la loi etablie. Apres tout, les lois positives sont des creations humaines.
Pensons au cas exemplaire de ceux que l’on nomme les Justes et que la Republique a honores au Pantheon en janvier 2007. Ces personnes doivent ce titre glorieux au fait d’avoir sauve des Juifs alors que les lois de Vichy exigeaient qu’ils soient livres. Cela montre que la legalite n’est pas forcement identique a la legitimite. Les Justes ont agi au nom de valeurs universelles que l’ordre legal de l’epoque bafouait, et il est frappant de constater que les motifs de leur action furent frequemment inspires par le sentiment simple mais invincible d’une injustice commise a l’egard des persecutes.
La voix de leur conscience leur a fait penser que les lois de Vichy ne devaient pas etre suivies. Les Justes eurent entierement raison de s’autoriser des actes illegaux, car en agissant ainsi ils sauvaient le sens meme de l’idee d’humanite. En les honorant, la Republique affirme l’unite indispensable du legal et du legitime. La justice apparait ainsi comme une vertu situee « entre le legal et le bon » selon le mot de Ric? ur. Elle appartient au double registre de la legalite et de la moralite, ce qui la rend parfois difficile a definir.
Un esprit trop legaliste ne voit pas que certains cas d’urgence autorisent une transgression de la loi. Inversement, un esprit qui ne jure que par le sentiment ne comprend pas que son desir de justice doit se concretiser legalement pour etre effectif, ce qui implique la prise en compte de la complexite juridique des situations. Conclusion Nous avons vu que la difficulte de ce sujet tient au fait que la notion de justice inclut la dimension du sentiment, tout en entretenant a son egard une suspicion ou une critique car sa subjectivite peut le conduire a provo- quer des injustices superieures a celles qu’il entend corriger.
Toutefois, comme les lois sont parfois violemment injustes ou en tout cas perfectibles, le droit s’honore en reflechissant a sa propre amelioration. Ce point peut aller jusqu’a l’introduction de nouveaux droits. Des debats recents le mon- trent bien. Un droit au logement opposable devrait etre reconnu a ceux dont les conditions de vie bafouent la dignite humaine. Le recours a l’illegalite n’est legitime qu’en tant qu’il est le « dernier recours » pour faire progresser le droit. Sa raison d’etre est donc de cesser d’etre des que le tort est repare.