L’essence du theatre

L’essence du theatre

Lettres superieures COMPOSITION FRANCAISE Tandis que Louis JOUVET ecrit : « L’essentiel d’une ‘ uvre dramatique, c’est le texte. Tout l’art du comedien est un art de dire », Antonin ARTAUD definit ainsi les remedes a apporter a la crise du theatre : « Le theatre, art independant et autonome, se doit pour ressusciter ou simplement pour vivre, de bien marquer ce qui le differencie d’avec le texte, d’avec la parole pure, d’avec la litterature et tous les autres moyens ecrits et fixes. En confrontant ces deux opinions, vous tenterez, a l’aide d’exemples precis, de definir ce qui constitue a vos yeux l’essence du theatre. Bousculant la normalite d’un petit village, un spectre etrange vient, dans Intermezzo, la piece de Giraudoux, mettre « toute la morale bourgeoise cul par-dessus tete. » Il constitue peut-etre une metaphore du theatre, dans la mesure ou, comme un intermede, un accident au c’ ur du quotidien, le theatre nous offre un divertissement voulu.

L’acte de lire une piece ou de se rendre a une representation theatrale est toujours volontaire, voire premedite ‘ comme un assassinat du reel. Nous soulignons deja l’apparente dichotomie entre le texte et la representation du theatre, a laquelle chaque representation et chaque auteur cherchent a repondre. Differentes conceptions

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du theatre peuvent alors entrer en opposition. Ainsi, tandis que Louis Jouvet ecrit : « L’essentiel d’une ‘ uvre dramatique, c’est le texte.

Tout l’art du comedien est un art de dire », Antonin Artaud definit ainsi les remedes a apporter a la crise du theatre : « Le theatre, art independant et autonome, se doit pour ressusciter ou simplement pour vivre, de bien marquer ce qui le differencie d’avec le texte, d’avec la parole pure, d’avec la litterature et tous les autres moyens ecrits et fixes. » Mais alors, l’essence du theatre se trouve-t-elle dans l’art de dire un texte que met en ‘ uvre le comedien, ou dans une prise de distance avec le texte et la litterature?

D’abord, considerons, avec Jouvet, que le texte constitue le plus important dans l’’ uvre dramatique, d’une part, et que le comedien ne met en ‘ uvre qu’un art de dire, d’autre part. Ensuite, nous soulignerons les limites d’une telle perception, et tacherons avec Artaud d’« en finir avec le theatre de texte ». Enfin, nous rechercherons le par-dela de ces opinions, en nous demandant si l’essence du theatre ne se trouverait pas plutot dans une liturgie poetique. D’abord, le theatre serait essentiellement constitue par le dire d’un texte, ondement du theatre, par un comedien, qui mettrait en ‘ uvre un art de dire ce texte. D’une part, le theatre serait avant tout une ‘ uvre dramatique, dans le sens d’une creation litteraire appartenant a un genre, le genre dramatique. L’on peut dans cette mesure lire un texte de theatre, pour soi, en tant que lecteur, comme on le pourrait faire d’un roman. En tant que tout, le texte dramatique prend sens par la simple lecture, mettant en ‘ uvre le meme pouvoir du lecteur, a savoir donner une existence ephemere aux personnages et evenements constitutifs d’un texte romanesque.

Se pose alors la question d’une ‘ uvre denommee piece, c’est-a-dire revetue de certaines caracteristiques propres au genre theatral et la differenciant d’un texte romanesque. C’est dans cette mesure qu’intervient le probleme de l’ecriture theatrale elle-meme, et de ses particularites. En effet, cette ecriture est double : d’une part, elle est la transcription de dialogues entre les personnages, d’autre part, elle comporte un certain nombre de didascalies. Ces dernieres sont, certes, des indications sceniques, concernant un jeu eventuel, elles marquent la presence d’un auteur omnipotent qui regle tout.

Elles donnent aussi sens et precision a des situations qui, uniquement couchees sur le papier, prennent ainsi chez le lecteur un certain relief. Par ailleurs, le langage dramatique se caracterise par l’absence de recit, autrement dit par une negation relative du diegetique comme paratexte, et l’inscription dans un autre mode d’ecriture. L’action se met en place sans qu’il soit besoin d’indications supplementaires, le personnage se presente lui-meme dans l’elan meme de son action.

C’est l’evenement et le texte dialogue qui donnent forme aux personnages de theatre ; la force et l’identite sont crees par la parole, allegees par l’ecriture dramatique, plus souples et vivantes, bien qu’elles fassent partie d’un texte. Et meme, si un personnage fait un recit ou une description dans sa replique, nous avons la a faire a une mise en abyme plutot qu’a un extrait de recit. Se pose alors, dans la mesure ou le texte semble disposer d’une certaine independance et d’une existence en soi comme theatre, d’une piece qui ne serait absolument pas jouee et uniquement destinee a la lecture.

C’est l’idee d’une piece injouable, que l’on ne pourrait que lire, comme une vaste aventure dialoguee. Prenons par exemple le cas de Lorenzaccio, de Musset. La complexite de la structure, la multiplicite des personnages ont fait que cette piece est reputee injouable, avec ses trente-huit scenes et d’incessants changements de decor : elle est, paradoxalement, un « spectacle dans un fauteuil » qui ne se destine pas a la representation, mais prend le statut d’une piece a lire, ou le texte est l’essentiel.

C’est-a-dire qu’un manuscrit revet un caractere quasi sacre dans le sens ou la parole de l’auteur est fixee, imprimee, elevee a un statut de Tout coherent, voulu, maitrise, abouti, presque immuable. En outre, nous devons souligner que le texte de theatre est soumis a la lecture, mais egalement a la critique et a l’analyse, ce qui en fait bien un objet litteraire. Cet objet a une certaine independance, celle qui laisse le choix de l’imaginaire, parfois meme a travers l’imprecision de l’auteur, et c’est ce flou que la representation vient dissiper, otant peut-etre une part de sens a l’’ uvre.

D’ailleurs, cette representation impose une certaine vision du texte, elle tente de transcrire ce qui est ecrit en une piece que l’on represente, au risque de la trahir, ou de la figer dans une certaine interpretation. Le texte apparait en lui-meme, nous l’avons dit, et il est donc un objet parfaitement intelligible, qui peut faire appel au raisonnement et a l’intellect, sans qu’il faille se sentir oblige de lui donner une dimension sensible, qu’il ne contient et n’appelle pas obligatoirement.

Ainsi, il semble bien que le texte soit, dans une certaine mesure, l’essentiel de l’’ uvre dramatique. D’autre part, si la piece devait sortir de son simple statut de texte, et etre montee sur scene, l’art du comedien ne serait, pour Jouvet, qu’un art de dire. En effet, l’on pourrait concevoir, a l’instar de d’Aubignac, qu’ « au theatre, parler, c’est agir » Nous retrouvons ici une conception occidentale fortement ancree de la Parole et du pouvoir de creation de cette derniere.

C’est le Verbe qui s’incarne et donne naissance a la civilisation chretienne, heritiere des valeurs grecques antiques (aux temps du developpement des premieres formes de theatre) Le theatre est une occasion, a travers les Mysteres medievaux, de faire acceder intensement un public populaire a la decouverte des Ecritures. C’est donc que la valeur de la parole prononcee n’est plus a prouver, et que le dire joue un role primordial au theatre. Ainsi, l’action se fait au theatre par la parole, puisque le texte lui-meme donne naissance a l’evenement, il l’accompagne ou le commente.

Il y la comme une hypertrophie de la parole, puisque le discours est equivalent a l’action et presque la constitue : le comedien doit donc mettre en ‘ uvre un veritable « art de dire » C’est ce dernier qui incarne paradoxalement les mots qu’il prononce, qui leur donne une resonance nouvelle face au spectateur, qui est egalement auditeur. Par ailleurs, le theatre, qui garda longtemps sa forme versifiee, est un genre de litterature orale, qui doit, aux origines, etre vehiculee par la memoire pour se diffuser.

Il est un genre declamatoire, et c’est peut-etre la que se trouve pour le comedien l’ « art de dire le texte » Un rythme impose comme celui de l’alexandrin ote, evidemment, tout naturel a la parole. En ce sens, le theatre se trouve a mi-chemin entre le dit et l’ecrit, puisqu’il doit avoir la perfection de la langue ecrite, dans sa beaute, son travail, son elegance, son aboutissement non-spontane, et, en meme temps, donner vie, une vie credible et vraisemblable face au spectateur.

La recherche formelle risque dans ce cas d’imposer sa primaute sur le sentiment que l’on veut exprimer. Pourtant, une ‘ uvre comme Phedre, de Racine, est veritablement chargee en tension dramatique, elle constitue l’essence de la tragedie, la haute expression du theatre, celle qui inspire terreur et pitie. C’est donc que la qualite formelle, ce que l’on pourrait prendre pour un enfermement, est en verite une liberation du sens, une apotheose de l’expression sincere et poetique, au plus pres des passions humaines sublimees.

La maitrise des mots que met en ‘ uvre l’auteur doit etre reprise par le comedien, qui doit montrer la meme maitrise des mots, de son propre corps, pour mettre en relief non lui-meme, mais le texte, dans un souci constant d’eviter toute exhibition. Bien declamer un alexandrin, avec ce que cela suppose comme virtuosite pour les diereses et les exigences formelles, c’est en fait liberer la parole theatrale. Le naturel est perdu au profit d’une sorte de chant, qui triche presque avec le langage quotidien par les exigences nouvelles du rythme de l’alexandrin, forcement artificiel.

La fascination du spectateur est egalement considerable : l’alexandrin exerce, par sa perfection, son ampleur majestueuse, un pouvoir essentiel, presque celui de la musique. Ce qui semble indicible, c’est-a-dire tout l’effroi et la fascination que nous inspirent des passions humaines pleinement deversees sur le monde, est contenu, tendu dans douze syllabes incomparables. L’on s’efforce de faire tenir dans ce carcan une puissance infinie, plus qu’humaine, parfaitement indecente et impossible a montrer sur scene. Mais toutes ces passions sont l’objet d’une condamnation, ce qui explique que ’on exige de l’acteur d’exercer un art de dire la ou le jeu n’est pas envisageable pour des questions de bienseance et de maitrise du monde, exigences tout a fait classiques. Platon, deja, au livre III de La Republique, demande que l’on chasse poetes et acteurs de la cite, parce qu’ils proposent des modeles immoraux, que le peuple imiterait naturellement. C’est donc ici la seduction qu’exerce le jeu de theatre qui est condamnee, et cette condamnation prend un caractere plus fort encore lorsqu’elle est le fait des jansenistes.

Ces derniers considerent que l’acteur doit ressentir certaines des passions qu’exprime le texte pour les bien representer. Cette violence des passions ne peut evidemment trouver sa place dans une societe qui recherche la devotion a une divinite transcendante, puisque le theatre est avant tout le lieu des passions humaines, dans leur dimension certes elevee, surhumaine, mais pas forcement divine, uniquement egoiste, deversant son flot d’amour et de haine, de desespoir et de vertu. Ainsi, l’on peut se demander qu’elle doit etre l’attitude du comedien lors de la representation.

Doit-il mettre en ‘ uvre un « art de dire » ou ressentir le texte, etre impregne des passions et des conflits mis en scene au point de les assimiler et d’en restituer presque sincerement, par imitation, authentiquement, leur force et leur puissance ? L’acteur applique un art de bien dire, l’art d’etre un bon comedien, c’est-a-dire non pas d’imiter la nature, puisque nous avons dit que le texte dramatique revet un caractere artificiel, mais de se conformer au modele ideal que l’auteur veut voir represente.

C’est dans ce sens que Diderot, dans Le Paradoxe sur le Comedien, expose le travail que le comedien doit faire sur les propres effets de son jeu : il doit l’analyser, donc lui oter tout caractere authentiquement passionne pour parvenir un jeu qui transmettra l’impression de sincerite. Il s’agirait de se depouiller de soi pour entrer avec maitrise dans le jeu d’un personnage controle. L’acteur est donc pleinement conscient a la fois de son identite et de celle du role qu’il doit jouer : l’on ne lui demande pas de sensibilite, mais un art de dire.

Si nous revenons a notre idee d’un jeu qui corrompt, et qui pour cette raison est condamne, nous pouvons cependant soutenir que l’art de dire reste un art, et le comedien un artiste, c’est-a-dire qu’il fait appel a un sens esthetique qui tient du genie. Aussi, cet art de dire pourrait dans ce sens se rapprocher d’un art du chant, celui de l’aria, de la complainte, de la tirade chantee, d’un psaume que l’on declame, d’un art de la voix, d’une qualite mysterieuse mais travaillee.

La beaute de la voix, le sublime du dire, viennent encore renforcer le sublime du texte, et le tout devient authentiquement creation, grace a l’acteur dont les accents magnifient encore un texte en l’offrant a entendre, et non plus seulement a lire. Cet art de dire est une vraie puissance, puisqu’il donne naissance non seulement aux sentiments et reactions du lecteur et du spectateur-auditeur, mais encore et surtout au drame lui-meme. Nous pourrions aussi evoquer, pour aller plus loin dans l’idee d’un texte comme fondement du theatre, avec le cas du theatre dit engage, c’est-a-dire par exemple une piece comme Nekrassov, de Sartre.

Tout le developpement dramatique n’est pas articule autour d’un interet premier pour le theatre comme l’entend Artaud, mais comme une piece eminemment didactique, presque politique, dans le sens ou elle interroge l’homme dans ses valeurs. Ici, la signification de la piece n’est pas a trouver dans la representation d’un drame, mais bien dans un drame comme pretexte litteraire pour developper certaines theses, celles de la philosophie existentialiste. L’on pourra cependant objecter a cela qu’un theatre ainsi politique, qui se veut donc uvertement subversif et derangeant l’ordre etabli, fait plutot ‘ uvre de pamphlet ou d’essai deguise, sous le masque du theatre. Le texte jouera ici le role fondamental, car porter l’’ uvre au theatre c’est en fait exposer des idees sous une certaine forme, sans forcement de soucier du theatre pour lui-meme, en le considerant donc comme un moyen plutot qu’en tant que fin en soi. Donc, nous pouvons aller dans le sens de Louis Jouvet dans la mesure ou le texte est important pour l’’ uvre dramatique — mais en constitue-t-il l’essentiel ? — et ou l’art du comedien a a voir avec un art de dire — mais ne s’arrete peut-etre pas la.

Ensuite, nous pouvons nous demander si le theatre dans sa plenitude ne serait pas compose plutot non seulement du caractere dual que nous avons evoque, mais encore s’il ne faudrait pas, avec Artaud, en finir avec le theatre de litterature. Voyons quelle pourrait etre cette definition du theatre dans sa dualite. Si l’’ uvre dramatique ne devait exister qu’en tant que genre litteraire, elle n’aurait pas, pour prendre pleinement sens, a etre representee, c’est-a-dire a etre jouee, devant un public, par des acteurs, sur un lieu particulier : la scene.

Artaud fustige justement la tendance, nefaste, qu’a le theatre a rester enclos dans le champ du texte, eventuellement dans celui du dire. Quelle peut etre cette crise du theatre qu’il souhaite circonscrire ? Nous avons vu que l’art du comedien pouvait etre un art de dire. Mais il se trouve un moment, justement, ou le comedien est dans l’impossibilite stricte de dire : il n’en a plus la capacite, car la parole ne prend plus sens, les mots ne portent plus rien, ils sont parfaitement deconstruits parce que leurs valeurs sont des valeurs mortes avec la premiere moitie du xxeme siecle.

C’est ainsi que Samuel Beckett, dans En attendant Godot, met dans la bouche de Vladimir et d’Estragon des expressions toutes faites, qui ne veulent rien dire, accompagnent une pensee insignifiante : « C’est fatal », « C’est force », « C’est normal » Revenons donc a une vision plus pragmatique du theatre, qui tienne compte de son histoire, et nous verrons alors que le theatre, dans une dimension considerable, est lie a la representation, autrement dit au fait d’etablir sur un lieu theatral une relation de nature multiple (entre les comediens entre eux, les spectateurs avec les comediens) au c’ ur d’un double conflit : celui du n’ ud de l’action dramatique, et celui se jouant des deux cotes de l’ecran que compose la scene entre acteurs et public.

Le theatre est un lieu d’architecture et un lieu de l’action dramatique, ou se joue, dans une exposition unique, une vision vivante d’un texte. L’etymologie meme nous ramene a cette source d’un theatre fait pour jouer. En effet, theatre vient du grec theatron, du verbe theomai, voir. L’aspect visuel est encore souligne dans spectacle, issu du latin species : apparence exterieure. C’est dire si le theatre se rapporte essentiellement au visuel, plutot qu’au texte, et fait appel a un spectacle. C’est d’ailleurs ce gout que le public a pour le spectacle qui permet des mises en scene justement spectaculaires, miroirs fantasmes d’une realite transcendee.

Ainsi, le theatre est une affaire de gens sensibles, impressionnables, dans le sens d’humains, c’est-a-dire jamais liberes des passions, ayant besoin d’une violence epidemique, qui se repand comme dans un reve sur la scene. Le theatre de la cruaute qu’Antonin Artaud appelle de ses v’ ux dans Le theatre et son double, c’est justement cela. Le theatre, dit-il, est comme la peste, puisqu’il bouleverse les collectivites : il est comme un incendie, un exorcisme general qui vient briser tous les carcans. Il pousse a une revolte virtuelle, il incite au crime, a l’heroisme et a l’exaltation. La scene, en tant que lieu physique, ne peut etre remplie seulement de mots, il lui faut de la puissance, de la poesie, de la mise en scene.

La parole theatrale ne saurait donc etre seulement la parole prononcee par l’acteur qui recite son texte et qui donne la replique d’un dramaturge conscient de sa creation, elle est plutot l’expression, par toutes les formes autres que la litterature, qui fige et finalement fait mourir, mais elle demande un spectacle total (avec des machines et des lumieres, des sons) ou les mots sont des incantations, pour un theatre ou « la sauvagerie, les chimeres, le cannibalisme se debondent » Et de voir tout cela procure au spectateur un intense frisson d’effroi, une crainte chargee d’esperances inavouables, une elevation qui le conduit en un soi qu’il ne peut voir avec ses yeux de personnage social.

C’est seulement en s’eloignant de la litterature que le theatre pourra ainsi recouvrer son essence et survivre, lui qui est mine par les tentatives de theatre psychologique, qui brisent l’elan vital d’un art autonome et absolu. La musique spectrale, les techniques d’elecro-acoustiques qu’utilise la creation contemporaine, comme Xu Yi avec son « Plein du Vide », rejoignent un peu cet univers onirique et deroutant, ou le son recouvre l’ensemble de l’espace, ou les couches tonales enveloppent l’auditeur de toutes parts, les sons d’origine electronique se melant a ceux des instruments ont une fonction de spatialisation. Le theatre vient, plus qu’a travers la parole, envahir l’espace scenique, envahir le spectateur, prendre d’assaut l’univers entier dans la profondeur de ses mysteres.

Pour que s’exprime cette sauvagerie, cette totalite du theatre tel que le concoit Artaud, il faut que le theatre « marque ce qui le distingue du texte », c’est-a-dire les elements de la representation, tout ce qui apparait sur scene et dont le surgissement est inexprimable dans la litterature. Ce terme de litterature contient d’ailleurs comme une tonalite de mepris, pour ce qui serait ecrit, donc fixe, fige, poussiereux presque car jamais remis en mouvement, tout elan, tout dynamisme etant mort une fois l’ouvrage imprime. La mise en scene au theatre doit alors etre particulierement impressionnante, magnifique et sublime, parce qu’elle est le reflet face au public de ses attentes les plus humaines, les plus viscerales, les plus inavouables, bestiales et inexprimables : celles qui concernent la force des sens et les pulsions spontanees.

Dans cette mesure, retrouver l’habitude des masques antiques permet de s’approcher au plus pres de l’espace du theatre. L’acteur, chausse de cothurnes, le visage couvert d’un masque surdimensionne, monte sur des echasses, portant des bras articules, est une bete, un monstre, une machine, un etre enfin qui cristallise en lui tous les desirs du spectateur, tous les desirs de l’homme. Il devient creature, fantasme vivant, etrangete exposee et finalement medium entre les dieux et le spectateur, entre Dionysos et les participants d’un banquet pleinement abouti. La representation prend alors son caractere foncierement theatral, sa puissance de dire par elle-meme, comme un tout.

Il s’en degage une solennite qui marque que le theatre est un hors-du-monde, un autre lieu, un ailleurs dans la ville, une fresque baroque au sein d’une cite trop policee, dont les citoyens muets etouffent et meurent. L’essence du theatre ne saurait alors se trouver dans le seul texte, qui n’est que litterature, mais elle est dans la representation, dans ce qu’Artaud appelle « une expression dynamique de l’espace », dans une « agitation poetique des forces vives » Le gout du spectateur est ici comble dans un frisson imperceptible : tous ses desirs et ses angoisses, presentes sur scene, dans une transmutation glorieuse, pour quelques heures d’une representation unique, avec des acteurs qui einventent le theatre sous nos yeux, dans la maitrise de leurs corps demesurement agrandis, dans la demesure meme, enfin, dans la bestialite d’une representation, dans le cannibalisme en public, dans une devoration ephemere, une liberation des demons de nos ames et des attentes de notre humanite dechainee. Ce gout du sang, cette excitation morbide face au drame, tout cela ne peut etre comble par un simple art de dire, il faut au moins un spectacle total pour le satisfaire. Il faut creer pour cela un langage unique et total, « a mi-chemin entre le texte et la pensee » L’espace theatral jouera ici tout son role : la parole, l’acte et le decor sont intimement lies pour participer et proceder de l’essence du theatre.

En effet, ils sont en interaction constante, dans un univers proprement theatral. Que l’on pense, par exemple, a la piece de Ionesco, Le Roi se meurt. Alors que le roi Beranger croyait avoir le temps de vivre encore des siecles avant de mourir, tout son royaume (la scene se passe dans la salle du trone), devient cancer, desagregation, agonie : il est parfaitement impuissant face a un ordre du monde monstrueux, gangrene, en pleine deliquescence, dans un envahissement de l’absurde qui l’empeche de commander aux etoiles. Tandis que le roi perd sa puissance, tout l’univers s’ecroule autour de lui, tout s’eteint, tout se consume, rien ne vaut plus. La parole en est reduite a l’impuissance, au begaiement, a l’onomatopee.

La senilite guette un monde en ruine qui s’ecroule sous nos yeux, tandis que le roi prend conscience de sa decheance, de son impossibilite d’agir encore sur quoi que ce soit, alors qu’il le voudrait tant. Les accessoires jouent eux-memes, bien qu’immobiles, un role dans cette mise en scene. Les objets, la ou la parole de l’acteur est caduque, envahissent l’espace et partent a l’assaut de la scene. Dans Les Chaises, de Ionesco, les petits vieux apportent avec une frenesie croissante des dizaines de chaises sur la scene, et l’on a presque l’impression, comme le souligne une didascalie, que « les chaises jouent toutes seules. » C’est-a-dire que la matiere exerce sa superiorite sur la simple parole qui ne peut plus tenir son role.

Par ailleurs, la ou la parole pure, ce theatre de litterature que denonce Artaud, ne peut plus avoir cours, c’est le corps qui peut exercer un role preponderant. Comme nous l’avons vu, les masques grimacants, les coiffures gigantesques, tout ce qui transforme l’homme-comedien pour en faire le comedien total, sont une metamorphose du corps. Et plus encore, cette metamorphose peut etre l’objet du theatre, parce que l’art (par exemple a travers le developpement du « body art ») a ote tous les mysteres du corps, il est exhibition dans nos societes post-modernes. Aussi, ce corps de l’acteur est en soi un moyen d’expression, a theatre de muscles, d’os, de chair et de sang. Plus que la voix, tout est mouvement, tout est dynamisme vivant, tout est expression forte de l’etre.

Cette metamorphose du corps est particulierement criante dans Rhinoceros, de Ionesco : a la fin de la piece, alors que tous les habitants ont subi la metamorphose, Beranger en vient a trouver son corps d’homme lourd, laid, hideux en comparaison de « la peau lisse et sans poils » des animaux. C’est que, puisque le monde change, le corps et les references humaines normees n’ont plus cours. Le corps lui-meme est mise en scene, et l’on se rapprocherait presque d’un spectacle muet effrayant, une pantomime monstrueuse, ou des machines a formes humaines apparaissent sur scene, comme le surgissement d’un ailleurs absurde qui pourtant prend sens dans la dereliction d’un acteur, d’un metteur en scene qui ne savent plus quoi dire.

D’ailleurs, nous avons refute que l’art du comedien soit uniquement un art de dire, puisqu’il est plutot un art de jouer, mais ce jeu ne peut se faire seul, c’est-a-dire sans direction. C’est la qu’intervient le metteur en scene : il donne, comme acteur de la representation, acteur exterieur au sens d’agissant pour qu’ait lieu la representation, le sens a suivre pour donner une interpretation du texte, une vision de l’’ uvre. Mais cela ne signifie pas que le comedien ne puisse plus etre egalement acteur de son propre jeu : la part d’improvisation, et meme la creation totale en cours de jeu se developpent dans l’art contemporain, dans un art ou l’apparence de spontaneite couvre cependant parfois la preparation minutieuse d’un mouvement du dire par le corps.

Ici, le theatre se rapproche presque de la danse, du ballet. Le genre n’est pas forcement eminemment solennel ou serieux, charge d’une tension dramatique mystique et insoutenable, puisque le premier acte du Tartuffe de Moliere s’ouvre sur ce genre de choregraphie. En outre, nous devons definir au-dela de cela, ce qui constitue la contradiction principale entre le texte dramatique en tant que tel et la representation, qui a eux deux nous permettront peut-etre d’approcher une definition de l’essence du theatre. C’est-a-dire que le texte en soi n’est rien, parce qu’il ne dispose pas des elements que nous avons evoques, et qui constituent veritablement, omme un tout, la theatralite, que Barthes defini dans ses Essais critiques comme « le theatre moins le texte » C’est a partir de cela que doit s’articuler la reflexion sur un theatre authentique, qui s’eloigne de plus en plus de tout autre genre litteraire. Barthes souligne ainsi, dans « Le theatre de Baudelaire », que les schemas que le poete nous a laisse de ces tentatives de creation dramatique ne satisfont pas au genre theatral, puisqu’ils essaient toujours se justifier eux-memes, de se donner sens par les artifices de lumiere et de ce qui pourrait passer pour des details sceniques, alors qu’il s’agit d’Idees tout a fait dans le ton de l’’ uvre baudelairienne, qui est essentiellement poetique et ne peut se vouloir avec succes theatrale. C’est donc que le genre theatre ne saurait se limiter a un genre litteraire, qui serait celui du drame.

Il existe bien en tant qu’art autonome, c’est-a-dire qui obeit a ses propres lois, qui n’ont rien a voir avec la litterature, mais egalement independant, en ce sens qu’il est total pour lui-meme et se recouvre entierement de sa valeur intrinseque. Ainsi, il semble que la proposition d’Artaud ait un caractere plus pertinent, plus humain aussi, quant a la vision du theatre qu’elle presente, comme un art en soi qui est tout autre que le texte. Enfin, demandons-nous dans quelle mesure une definition de l’essence du theatre serait possible dans un par-dela de ces definitions antagonistes, en considerant que le theatre serait un art certes en danger, mais capable de se renouveler en tant que liturgie poetique. D’une part, nous devons nous interroger sur cette crise meme qui touche, selon Artaud, le theatre.

Nous avons ebauche une explication en nous interrogeant sur l’incapacite que l’acteur eprouve a parler, son impuissance a dire le texte. Cette impuissance est l’echo du mal qui frappe toute la litterature et la pensee qui croyait faire partie de la « civilisation », depuis les massacres et les guerres qui frappent le xxeme siecle. Il se developpe alors un anti-theatre, qui prend le contre-pied des valeurs que l’on accordait communement a cet art auparavant. Ainsi, l’absurde meme permet au theatre de survivre et de se recreer. Il s’agit de proceder a un aggiornamento du genre dramatique, en reprenant son nom, theatre, et en insufflant a l’interieur meme de l’’ uvre la contestation du genre theatral.

Une piece comme La Lecon, de Ionesco, avec le meurtre absurde de l’eleve compulsivement repete par le professeur, ne fait pas appel a des choses comprehensibles, mais bien a un symbole ou meme plutot a un silence face a l’absurde qui nous deroute. La piece se deroule dans un environnement connu, codifie, une sorte de cadre bourgeois, parfaitement banal et ordinaire. Et c’est pourtant dans ce cadre que surgit l’impossible et l’irreel pourtant represente en chair et en os, par des comediens qui nous deroutent d’autant plus qu’ils semblent serieux dans le non-sens de leur propos. Aussi, le theatre s’eloigne ici vraiment de « tous les moyens ecrits et fixes » habituellement dans la mesure ou il devient insulte a la rationalite et provocation face a l’ordre tranquille.

La puissance du theatre ne se trouve alors pas forcement dans l’etablissement d’un cadre etrange, sombre et angoissant par lui-meme, volontairement affecte, mais par une infection de l’absurde, celle qui effraie et finalement fascine au plus haut point, c’est-a-dire celle qui montre le surgissement dans notre quotidien de l’expression d’un absurde que nous ressentons, comme si tout se valait et donc ne valait rien. Les comediens vont donc litteralement « meubler la conversation » comme on meuble la scene, parce qu’ils ne sont que des machines reproduisant a l’infini leur cycle improbable. Cette dimension cyclique est peut-etre essentielle au theatre. En effet, les siecles precedents nous ont habitue a un denouement, c’est-a-dire a une resolution du n’ ud, du conflit dramatique qui motive la piece.

Pourtant, l’impossibilite de dire trouve comme echo l’impossibilite de conclure, l’incapacite a resoudre, et donc la repetition perpetuelle d’une meme scene. C’est ce qui se produit dans La Cantatrice chauve, de Ionesco, lorsque, a la fin de la piece, les Smith echangent leur place avec les Martin, et que l’ensemble recommence, avec les memes propos d’une effrayante banalite. Pourtant, ces phrases toutes faites que l’on « sert » a ses invites comme on leur sert le the, machinalement, nous font rire : c’est que nous n’en sentons pas peut-etre toute la compulsion morbide qui s’en degage. Alors, puisqu’il ne peut plus aller de l’avant, qu’il est paralyse dans les mots et dans la vacuite du dire, le theatre parvient encore a nous faire rire.

Mais il ne s’agit plus la, sans doute, du rire comique de la satire legere, mais d’un rire desespere, profondement tragique. Ce rire de fou, reponse au monde, echo d’un rien qui ne veut meme plus se laisser nommer, est peut-etre ce qui tend l’acteur, comme un arc, de tout son corps ploye vers le propre vide de son ame, de celle des spectateurs. C’est donc ce rire qui est createur, qui devient theatre, instrument et fin de la representation. C’est donc le reel demande a etre reinvente et imagine de nouveau dans le theatre, sur la scene meme, au-dela du simple texte. Ce texte, pourtant, peut contenir en lui toute la poesie d’une sorte de meta-langage, la beaute touchante et naive d’un mot qui n’est pas suivi d’un effet.

Chez Ionesco, de meme que Beranger dans Le Roi se meurt a beau donner des ordres aux etoiles, elles ne bougent, le petit vieux des Chaises dit a sa femme : « Bois ton the, Semiramis » ; et Ionesco d’ajouter en didascalie : « il n’y a pas de the, evidemment » Un mot sans effet, c’est une parole sans monde, un Verbe sans Creation, un echec plein de neant, le soubresaut d’un mort. D’autre part, l’essence du theatre, en equilibre precaire entre dire et faire, entre texte et scene, trouve peut-etre une synthese de sa definition dans la liturgie theatrale. Litteralement, la liturgie est le culte rendu devant le peuple : le theatre se joue souvent dans une salle, dans un lieu d’architecture qui porte le meme nom qu’un genre. Une chapelle, une salle de spectacle, deux lieux de silence, de recueillement, d’hors-le-monde.

Des gestes, accomplis mille fois, avec toujours la meme force et la meme fraicheur, la meme intensite. Les memes mots, sacres, repetes par des milliers de pretres ; le meme texte dramatique, module mille fois par des milliers de comediens. Les origines du theatre memes sont d’ordre religieux, elles ont a voir avec le culte de Dionysos, le dieu de l’ivresse, avec les fetes sacrees. Le fait de porter un costume fait egalement parti d’un ceremonial theatral. Ainsi, l’on peut parler chez Jean Genet, du travestissement en tant que ceremonial de theatre : les deux s’ urs, dans Les Bonnes, portent les vetements de leur maitresse, pour occuper un temps un autre role que le leur, pour se perdre dans ce qu’elles ne peuvent pas etre.

La chose est plus frappante encore dans Le Balcon. Celui qui etait deguise en eveque pour sa « seance » dans la « maison des reves » (c’est-a-dire un « bordel de l’imaginaire », exutoire des fantasmes et vaste salle de theatre), veut se rhabiller tout seul, pour garder encore quelques instants la torpeur de son reve, le plaisir qu’il a tire a etre physiquement l’Eveque, a porter, comme un paradigme, la mitre et l’habit, a devenir Figure, Idee, reflet d’un type. Le lieu, le costume, sont autant de paralleles a la liturgie. La comparaison que nous etablissons entre theatre et liturgie est a prendre avec les precautions et reserves qui s’imposent, elle est une piste de reflexion.

Mais plus encore, le schema de deroulement que suit une piece classique : les trois coups frappes reclamant le silence, le lever de rideau, l’entree en scene (la procession d’entree), le n’ ud dramatique, les peripeties, le point de tension supreme (l’Elevation), le denouement, le rideau qui tombe, les gens qui sortent et commentent (l’Envoi) Aller voir une piece de theatre, c’est participer charnellement a une Eucharistie esthetique, c’est communier au corps et au sang du comedien, c’est s’abreuver a la source du texte dit et vecu, tant l’ame est assoiffee. C’est prendre sens dans le noir, au milieu de la foule, dans un lieu sacre, un lieu que l’on visite, que l’on attend de ressentir et d’annoncer.

Le theatre, avec ses rites et la variete de ses formes d’Adoration de l’art, est une Messe, un banquet de puissance, un moment de sacre, un gouffre lumineux dans lequel l’ame, fascinee, epuisee, joyeuse, s’abandonne. L’acteur est le servant d’autel, le metteur en scene un celebrant invisible et dont la trace pourtant se sent partout, pour une meme foule, prete a entendre, psalmodiee sur tous les tons, l’antique liturgie des hommes, l’histoire immuable des passions, des surgissements, des apaisements de l’ame. Une meme Ecriture, un texte fige en apparence, qui pourtant dans la bouche du comedien et dans son corps tout entier, mais aussi dans chaque c’ ur et dans chaque instrument, prend des accents sans cesse nouveaux et toujours charges de la meme force.

Le spectateur ressort, epuise d’avoir participe au Sacrifice, chantant de toute son ame, retrouvant peu a peu le monde au milieu duquel il sera temoin. Soulignons, enfin, que le spectateur commente la representation qu’il vient de voir, a l’instar du critique analysant la piece qu’il vient de lire, pour la faire partager aux autres. C’est-a-dire que, le rideau tombe, l’on essaie de faire vivre encore un peu la magie des quelques heures qui ont su reunir la foule pour partager un dire et un agir, l’art d’un comedien transcende par la theatralite, la force d’un parler autre et d’un se mouvoir librement dans la maitrise totale de soi pour l’acteur (celui qui fait, en latin) ou dans l’abandon au monde du spectateur (celui qui voit), dans une relation intense et complexe.

Ainsi, le theatre trouve peut-etre, dans une metaphore de la liturgie, une definition de son essence en tant qu’a la fois issu du texte et projete sur scene. En conclusion, nous avons vu que que les opinions de Jouvet et d’Artaud, bien qu’au premier abord strictement antagonistes, se rejoignent dans une conception du theatre qui pourrait lier a la fois le texte comme point de depart et la representation comme fin. Le texte, meme s’il est constitutif de l’’ uvre dramatique, n’en compose peut-etre pas l’essentiel. Tout se fait dans la distinction nette qui separe le theatre des autres genres litteraires pour en faire un art, comme l’ecrit Artaud, « autonome et independant », ou le comedien non seulement ne met pas en oeuvre un seul art de dire, mais tout un agir, voire un tout agir.

Cela ne suffit pas, puisque le theatre peut aujourd’hui se rapprocher de la danse, mais aussi des autres formes de l’ « expression scenique », comme un « art » des rues, de l’improvisation, de la folie au c’ ur d’un monde ordonne a l’exces. Le comedien est aussi acteur amateur, celui qui se fait un instant comedien. Il n’en reste pas moins que la dimension sacree de l’acte theatral ne doit sans doute pas disparaitre au profit d’un non-art, mediocre partout, sur des scenes qui n’en sont plus, au milieu de spectateurs qui n’en sont plus vraiment, comme la modernite l’exige. Le theatre reste un acte presque charnel, une relation physique avec le texte et la scene, l’aboutissement d’un long travail et l’explosion d’une ‘ uvre.