Les courses de dom juan

Les courses de dom juan

Dom Juan est a l’etroit dans son monde. Celui-ci n’est pas a la mesure de ses desirs, de son energie, de ses pensees. C’est ce que montrait a sa maniere la belle dramatique adaptee de Moliere par Bluwal pour la television[1]. D’ou ces courses, pour echapper a ce monde, et qui tournent a vide : « Je cours, donc je suis. » Puis bientot : « Tant que je cours, je suis. » Et enfin : « Je ne sais plus ou aller, je meurs[2]. » Il a toujours quelqu’un a ses trousses, qui le rattrape toujours.

Ou bien il poursuit quelqu’un ou quelque chose, qu’il n’atteint pas ou qu’il perd aussitot : mais chaque course tend a produire une scene arretee de son monde, une maniere nouvelle de le mesurer et de s’en echapper, une facette brillante de son impatience et de son inquietude, une espece de tableau vivant organise autour d’un geste ou d’un mot du heros et susceptible d’une legende : « Dom Juan et Elvire », « La Profession de foi », « Dom Juan tire l’epee », « la Mort de Dom Juan », etc.

D’ou vient l’energie ainsi deployee a la recherche d’autres mondes ? Est-ce exactement

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ou simplement une question de desir sexuel ? Oui, selon ce qu’il en dit lui-meme, dans un discours celebre (voir, en annexe, une etude detaillee de ce passage) : […] Il n’est rien qui puisse arreter l’impetuosite de mes desirs : je me sens un c? ur a aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eut d’autres mondes, pour y pouvoir etendre mes conquetes amoureuses (acte I, sc. II). Apparemment nous y voila : c’est l’erotisme.

Mais des qu’il en parle, il renvoie le desir sexuel a la metaphore bien connue de la guerre et celle-ci a celles aussi habituelles, aussi usees, de la predation, du pouvoir et de l’avoir. Et les images du pouvoir et de l’avoir renverront, nous le savons d’avance, a la question et au moment de l’etre : elles y renvoient toujours. Dom Juan n’echappe donc ni aux images de la rhetorique ancienne ni aux questions qui retentissent sur le theatre occidental quasiment depuis toujours, meme s’il imprime aux unes et aux autres un chatoiement incomparable[3].

En un mot, autant avec le Don Giovanni de Mozart la sexualite est au principe du caractere du heros, de l’action et de la musique, autant ici le desir amoureux nous renvoie au sujet lui-meme et a ses empechements, de quelque nature qu’ils soient, qu’ils lui viennent d’ailleurs, ou de lui-meme. « Tout le plaisir de l’amour est dans le changement » : pas vraiment de sensualite dans Dom Juan, mais un gout du pur mouvement, comme celui qui met le heros en quete d’une jeune mariee ou qui le fait s’adresser alternativement, tel une espece de toton, a Charlotte et a Mathurine.

Le desir sexuel n’est, entre autres et diverses energies, que ce qui met du mouvement dans l’existence sans cela immobile et mortifere de Dom Juan[4]. Il ne s’agit pas non plus ou pas exactement de trouver de l’air. Dom Juan n’etouffe pas en ce monde. Il n’arrete pas de courir, mais il ne mourra pas non plus a bout de souffle. Il mourra a bout d’espaces. Ce monde-ci, celui des raisons infiniment complexes et raffinees qu’on appelle appartenances, allegeances, accointances, hommages et suzerainetes, fidelites, libertes (mais non pas la liberte ! ), ce monde aristocratique, le sien, n’est plus a la mesure de ce « grand seigneur ».

Mais quelle serait donc sa mesure, a lui ? Elle s’exprime par une proposition negative et elle se developpe dans l’exigence d’une autre mesure, absente : c’est un homme qui vit dans l’ordre mesure des n? uds et obligations et qui ne veut pas etre lie, qui veut inventer une nouvelle mesure des choses, des etres et des evenements : la liberte justement, l’egalite de chacun devant le raisonnement, la fraternite des enfants de la meme et unique raison. Une mesure entre les humains et entre ceux-ci et l’univers, qui n’est pas encore pres de se realiser dans la pense et dans l’Histoire. L’engagement ne compatit point avec mon humeur » (acte III, sc. V), voila la formule que Dom Juan retient contre tout rapport qui serait de fidelite. A la loi de ce monde qui est pourtant le sien, il oppose juste l’incompatibilite de son humeur, autant dire l’organisation physique de sa propre nature — qu’il appelle celle de « la nature » (acte I, sc. II) — et le fait pur et simple de sa vie. Tant qu’il bouge, il vit, et tant qu’il vit, il prouve qu’il y a une autre mesure des choses que les raisons multiples de l’obligation.

Qu’est-ce donc que son espace vital ? C’est celui justement que definissent ses courses et le deploiement de ses impulsions, a chaque fois qu’il tente de s’arracher a quelque lien. Epuiser la liste et l’ordre entier des creances a rejeter, voila la formule tout intellectuelle qui definit le probleme de Dom Juan. Quand il les aura toutes parcourues et a grande vitesse (c’est la son elegance : il va plus vite que tout autre a resoudre le probleme qui fut lance a plusieurs), il donnera la main au dernier des creanciers et il mourra.