Le sucre et les larmes est le titre tres evocateur du bref essai d’histoire de la mondialisation de Pierre DOCKES, publie en 2009 aux editions Descartes et Cie. Economiste, universitaire francais et membre du cercle des economistes, Pierre DOCKES a axe sa recherche sur les grandes mutations economiques et sociales de l’histoire. Il porte une attention particuliere au rapport entre l’esclavage et l’economie dans l’histoire.
Ce theme semble etre alors son domaine de predilection car il poursuivit ses recherches sur l’esclavage des temps modernes en se penchant sur le paradigme sucrier, qu’il developpa dans L’economie de l’esclavage colonial (aux editions CNRS) puis, dans Le sucre et les larmes ou il retrace l’histoire de l’economie du sucre en nous faisant etat de sa pensee selon laquelle, la production sucriere depuis sa naissance au XIeme siecle jusqu’a nos jours, est une production qu’on ne peut dissocier de l’esclavage et de l’asservissement.
C’est pour cela que lorsqu’on fait reference a l’economie du sucre, on ne peut faire abstraction de la douloureuse histoire passee et actuelle de l’esclavage qui s’y rapporte presque « fatalement » comme l’ont justifies et continuent a le justifier certains… L’auteur, en retracant l’histoire de cette economie denonce un paradigme inegal, abusif et discriminant etabli
Nous analyserons l’etude de Pierre DOCKES selon laquelle l’evolution geographique et economique du sucre va de paire avec l’evolution geographique et numerique de l’esclavage. Nous verrons dans un premier temps comment et pourquoi les puissances arabo-musulmanes ont eut recours a l’esclavage, puis, comment et pourquoi ces geants implantes dans les zones les plus productives, ne laissent aucune place aux petits producteurs locaux. I) Rappel historique : les esclaves dans les plantations a) La traite esclavagiste de la filiere arabo-musulmane
Le sucre ou soukkar, de son appelation arabe, parvint en terre d’Arabie depuis les Indes. Il fut considere comme une denree de luxe aux vertus medicamenteuses. Friands de cette denree, les arabo-musulmans ont developpe des plantations vers le VII eme et VIII eme siecle, apres la conquete des regions de Bassora. On suppose alors que des cette periode, des elements majeurs du paradigme sucrier auraient ete mis en place. En effet, meme si la filiere arabo-musulmane n’est pas a l’origine de la traite esclavagiste qui existait depuis l’Egypte antique, elle a fortement contribue a son developpement et a son expansion.
Avant l’exportation des esclaves dans les grandes plantations sucrieres, les arabes avaient pour domestiques des esclaves dont certains etaient places dans les harems, certains transformes en eunuques et d’autres travaillaient dans les exploitations agricoles familiales aux dimentions assez modestes. Les conquetes arabo-musulmanes se sont etendues jusqu’a l’ouest du bassin mediterraneen en passant par Malte, la Crete, la Scicile, Le Maroc et le sud de l’Espagne (Malage et Valence).
De cette expansion naquit celle de la production du sucre a relativement grande echelle a partir du VIII eme et IX eme siecle. Sur les territoires ou il n’y avait pas de population locale asservie ou libre, on suppose que l’on exportait des esclaves noirs venus du «Soudan» qui singifie en arabe le peuple noir. Par cette designation on faisait reference aux esclaves importes de l’Afrique Orientale, de l’Afrique subsaharienne, du Mali et du Soudan. Ce fut le cas par exemple de l’importation des esclaves noirs dans les grandes exploitations des anciens marais de la region de Bassora.
Apres periode de la grande peste en 1347, le besoin d’homme s’accroit massivement dans les iles de la mediterranee. On eut probablement recours aux esclaves noirs du «Soudan», pour combler ce deficit. Ces esclaves etaient envoyes en Egypte, a Tunis, au Maroc , au sud de l’Espagne, sur les comptoires de la Mer Rouge et sur les cotes africaines de l’ocean indien, pour etre en partie reexportes vers le golfe Persique et les Indes. On imagine alors les longues et mortelles caravanes pour traverser le desert ou encore les longues traversees en galees depuis l’Afrique du nord ou de l’est, sans ublier la remonte du Nil qui est une des principales routes des esclaves. Au cours du XVIII eme et XIX eme siecle, les esclaves razzies dans l’Afrique subsaharienne de l’ouest, au Soudan ou en Afrique de l’est sont ramenes vers l’Afrique du nord ou a Zanzibar qui etait jadis une plaque tournante de ce commerce. Ils etaient ensuite reexportes par mer vers des pays musulmans tels que l’Egypte, les cotes de la mer rouge, le Moyen Orient, l’Arabie, les cotes de la mer d’Oman, celles du golfe Persique, Java, les Indes et d’autres regions d’Asie.
La traite arabo-musulmane d’esclaves africains atteint son appoge au XIX eme siecle notament dans les tres grandes plantations esclavagistes de Mohamad’Ali en haute Egypte. Bien que la traite et l’esclavage arabo-musulman reste modeste dans l’economie sucrier, on evalue a 17 000 000 le nombre d’esclaves exportes par la filiere arabo musulmane entre le VIII eme et le XX eme siecle. Le recours au conditionnel par l’auteur, suppose que nous ne sommes absolument pas sur de l’exploitation esclavagistes par la filiere arabo-musulmane dans les iles de la Mediterranee.
On eut surement recours a ce syteme au Maroc au XVI eme siecle, mais au dela ,cela ne reste qu’une probabilite. Les guerres de conquetes entre arabo-musulmans et chretiens font passer les plantations de sucre d’une domination a une autre, sans probablement de grands changements organisationnels du travail d’esclaves. Ils privilegiaient tout deux les isolats geographiques aisement controlables, tels que les iles. b) La decouverte de plantations par les Chretiens et le recours aux esclaves dans leurs colonies Au XVIeme siecle, le prix du sucre diminue ; entrainant une forte croissance de la demande.
Meme si celui-ci reste une epice couteuse le sucre se repand et se diversifie (remedes ; condiments, decorations ; modes de conservation.. .) ce qui attire les convoitises. En effet le paradigme sucrier se propage outre Atlantique avec les grands navigateurs vers les Caraibes et l’Amerique. Faute d’or, les colonisateurs Europeens et Chretiens se rabattent sur ces terres pour s’approvisionner en esclaves et implanter le paradigme sucrier. L’histoire et la geographie sont d’abord espagnoles, essentiellement a Saint-Domingue. Puis vient le regne du Portugal, avec l’extension du paradigme au Bresil.
Se dessine alors un interlude Hollandais, mais si la Hollande va jouer un role dans la production (Bresil, Surinam, la Guyane Hollandaise), elle compte surtout pour le transport, le raffinage et la commercialisation. A partir du Bresil commence, avec le XVIIeme siecle, une remontee de l’Arc Antillais. L’Angleterre et la France deviennent alors dominantes : la Barbade, la Guadeloupe et la Martinique, de nouveau Saint-Domingue dans sa partie Francaise, la Jamaique. En Amerique du Nord, la Louisiane et la Floride deviennent des terres du sucre, mais le coton finira par y prendre a place essentielle. Porte par l’accroissement massif de la consommation de sucre, le paradigme du sucre esclave atteint a la fin du XVIIIeme siecle son apogee. La production se fait alors dans les Petites et les Grandes Antilles anglaises, espagnoles, francaise, hollandaises, danoises, suedoises, au Bresil, egalement dans l’ocean indien, a l’ile Maurice et a la Reunion. La fin du XVII et XVIIIeme siecle sont les temps classiques du commerce triangulaire ; l’esclavage en Afrique Noire devient une pratique productive courante.
Les esclaves, qui n’etaient pas consideres comme une personne, mais plus comme un « objet anime » sont vendus a des Negriers dans d’horribles conditions (entassements, separations, epidemies, vente aux encheres, tortures…). Au cours du seul XVIIIeme siecle, huit millions sont ainsi transportes. Selon Pierre DOCKES c’est l’esclavage en substance, qui a donne naissance au mode de production sucrier et non ce dernier qui avait besoin de l’esclavage, demontant ainsi le paradigme sucrier. II) Crises economiques et esclavage a) La crise du paradigme et l’abolition de l’esclavage
A la fin du XVIII siecle, la production du sucre connait son apogee. Le paradigme sucrier repose sur la necessite de la mise en esclavage pour l’exploitation de la canne a sucre. En supposant qu’il s’agit d’une exploitation se basant sur des facteurs economiques et industriels, on peut aisement imaginer que tout bouleversement d’ordre economique ou industriel devrait aboutir a un changement d’ordre de la dite exploitation. Mais l’auteur nous prouve que le paradigme sucrier ne repose pas sur l’economie ou l’industrie mais sur l’ideologie du siecle des Lumieres et l’asservissement d’autrui.
Certains maintenaient que l’esclavage etait un moyen moins rentable et moins productif que le salariat pour la production du sucre de canne et que par consequent ce recours ne pouvait etre justifie. Mais la resistance des colons et des partisans de l’esclavage lors de son abolition suggere que cette activite leur etait tout a fait benefique d’un point de vue economique et social. Effectivement, on peut supposer que les esclavagistes n’auraient pas lutte contre leurs propres interets.
En fin de compte l’organisation sucriere a anticipe les revolutions industrielle et agraire a cause de son structure : organisation centralisee et disciplinaire, division du travail avec specialisation des taches. Ces revolutions ont renforce la structure deja en place. Par exemple, la machine a vapeur a accentue le mouvement vers la concentration des travailleurs. Les revolutions agraires et industrielles n’ont en aucun cas bouleverse le paradigme sucrier, au contraire, il fut renforce puisque l’investissement de capitaux dans les machines allait de pair avec la volonte de maintenir l’esclavage.
D’autre part, la concurrence de la betterave a legerement influence le paradigme sucrier sans pour autant eradiquer l’esclavage. En effet, l’Europe connait une baisse d’approvisionnement en sucre de canne a partir de la revolution de Saint-Domingue (1791) et des guerres de la Revolution et de l’Empire (a partir de 1792). Le prix du sucre augmente alors considerablement et encourage la recherche d’une solution alternative (betterave, raisin, sucre artisanal). La route des Iles est rouverte en 1815 et entraine une « guerre » entre le sucre de canne, colonial, et celui de la betterave, indigene.
Les consequences sur le paradigme sont une diminution des couts de production et une dissociation de la production agricole et industrielle. Ces modifications ne vont pas en l’encontre de l’esclavage. Selon l’auteur, des luttes sociales et des mouvements ideologiques et politiques apparaissent et sont a l’origine de la fin de la traite negriere puis de l’exploitation des africains mis en esclavage. Dans les Iles, les populations metissees et les neg’ marrons se sont organises et ont combattu pour renverser le systeme oppressif.
La revolution reussie du peuple haitien et l’ecrasante defaite de l’armee napoleonienne en 1804 fut un catalyseur important menant a l’abolition de l’esclavage. Ce fut l’etincelle qui provoqua un feu de revolte parmi les autres iles. Tandis qu’en metropole, l’auteur nous informe que la revolution est ideologique. En effet, la rationalisation derriere l’exploitation et le massacre des africains s’appuie sur la croyance qu’ils sont inferieurs aux blancs, des sous hommes meme, sans valeurs, sans civilisation et sans ame.
Le courant philosophique des Lumieres supporta cette ideologie. Paradoxalement, ce sont aussi des representants de ce mouvement, tels Montesquieu et Rousseau qui ont provoque un debat contre le systeme esclavagiste et l’ideologie qui le supporte. L’Eglise Catholique, quant a elle, principal pilier ideologique qui legitime et encourage l’esclavage depuis le depart, n’a change de discours que tardivement. De fait, l’Eglise ne fut pas un facteur qui contribua a l’abolition de l’esclavage et a la fin du paradigme sucrier, bien au contraire.
Bien que le paradigme sucrier connaisse sa fin avec l’abolition de l’esclavage etablie en 1848, notons cependant que le systeme d’exploitation fut maintenu sous divers moyens. En effet, l’auteur souligne que les esclavagistes recoivent une compensation pour la perte de leur « propriete ». Mais n’etant pas prets a abandonner leurs croyances et leurs avantages, les tortionnaires continuerent a subjuguer les africains au travail force, peu ou pas remunere. L’on assiste donc a la naissance d’une nouvelle forme d’esclavage et a une nouvelle organisation, bien qu’officiellement, l’esclavagisme fut condamne. ) Vers un nouveau paradigme sucrier L’abolition de l’esclavage, par l’Angleterre ou dans les colonies francaises, provoqua une crise de la production du sucre. Puis s’ensuivent des periodes de croissance et de crise qui voient se renouveler le systeme productif sucrier avec le developpement des usines (progres technologiques) qui remplacent les habitations traditionnelles. Ainsi, l’on connait des situations de surproduction malgre la croissance de la consommation de sucre.
L’expansion sucriere correspond a une envolee des cours du sucre et inversement, les periodes de crise voient les prix s’effondrer, entrainant plus de chomage et la misere des travailleurs. Au developpement industriel s’ajoute des transformations sociales, voire societales, caracteristique de l’innovation capitaliste. En effet, l’usine comprend une main d’? uvre agricole, essentiellement des indiens et des africains engages, et une main d’? uvre plus qualifiee, souvent des mulatres, des metisses ou des directeurs blancs, ? vrant pour une logique de capital financier car Le Palais de la Bourse de Paris a ete construit et l’on constate que c’est le capital qui anime la production sucriere. Si le capital se desinteresse de la production de sucre, l’activite disparait. Les societes se scindent en strates qui structurent le mode de production du sucre. D’un cote, les Grands Blancs et de l’autres, les « esclaves » noirs. Ces derniers, meme s’ils ne sont plus esclaves au sens propre du terme, travaillent sous une forme d’engagement, similaire par certains aspects a l’ancien esclavage.
Quant aux strates superieures, elles connaissent une certaine hierarchisation entre techniciens, cadres et ingenieurs, planteurs d’exploitations de taille moyenne et maitres. Donc le paradigme sucrier n’est plus esclavagiste de par le travail force mais demeurent des germes gangrenes transmis par cette ancienne societe. Partout, la filiere sucre va conserver des specificites enracinees dans le passe et le recours a l’Etat s’impose afin de pallier aux inegalites avec la creation du Commonwealth Sugar Agreement en Grande-Bretagne, le Sugar Act aux Etats-Unis et le « marche commun su sucre » en Europe.
Aujourd’hui, meme si le sucre reste encore la denree la plus reglementee a l’echelle mondiale, la production du sucre etant une industrie qui demande beaucoup d’investissements, les investisseurs preferent abandonner les pays ou les petits planteurs livrent leurs cannes a l’usine, comme les iles francaises, pour des pays ou il existe une vraie reforme agraire et beaucoup d’espaces permettant d’accroitre les profits, comme le Bresil.
En conclusion, a travers cet essai, nous voyons clairement que Pierre Dockes a souhaite retracer l’histoire de la production du sucre d’un point de vue economique. Nous savons que toute ? uvre s’inscrit dans un contexte politique, economique et social particulier. Nous sommes donc en droit de nous poser quelques questions car il y a plusieurs aspects sous lesquels nous pouvons lire cet ouvrage : – L’aspect historique : Est ce que cet essai relate les faits tels qu’ils ont vraiment eu lieu historiquement ? Par exemple, l’auteur se permet de reinterpreter un auteur el que Montesquieu en lui pretant un ton ironique. Premierement, Montesquieu lui-meme n’a jamais annonce qu’il souhaitait l’etre ! D’autre part, l’esclavage a bien eu lieu grace a la rationalisation supportee par Montesquieu. En d’autres occasions, l’auteur semble encore legitimiser l’esclavage en soulignant l’implication des Africains dans la traite, en presentant la femme africaine comme participante a son propre viol pour grimper une pseudo « echelle sociale », ou encore en argumentant qu’une culture est nee dans les iles grace a l’esclavage. L’aspect economique : Est ce que les bases du paradigme sucrier et de l’esclavage reposent reellement sur des facteurs purement economiques ? Qui sont les personnes qui ont beneficie economiquement de ce commerce ? Et, s’il est possible pour les Europeens de considerer la production du sucre et l’esclavage d’un point de vue economique, est ce que les Africains eux, peuvent aussi regarder le massacre et l’exploitation de leur peuple d’un point de vue economique egalement ?
En s’attachant a ne parler du sucre et de l’esclavage que d’un point de vue economique, l’auteur se detache du bilan humain lie a cette infame commerce que fut l’esclavage des africains par les europeens. – L’aspect social, culturel et ideologique : Les mythes fondateurs de la pensee occidentale sont bases sur les notions de l’etre humain comme naturellement mauvais, le conflit, la violence. Ce sont ces memes fondations qui ont permis a l’Europe e pratiquer l’esclavage entre eux (feodalisme) et de l’infliger aux Africains par la suite. L’Eglise catholique a articule la rationalisation de l’esclavage des africains, consolidee et soutenue par la suite par les pseudo-philosophes des Lumieres. Si l’auteur cite son ancetre Aristote, presentant l’esclavage comme un phenomene naturel, pour les Africains l’esclavage et la deshumanisation d’un autre etre humain est inconcevable. En Afrique, l’etre humain est divin.
Quel est le message transmis par l’auteur ? A quel public s’adresse t-il ? Quelle est l’intention de l’auteur en ecrivant ce livre ? Le style employe par l’auteur est detache, abstrait, parfois meme a ambition poetique. Il semblerait que le but de cet essai soit de reviser l’histoire, soulager les consciences des europeens et dedramatiser le fondement cupide et cruel de l’esclavage, en le basant sur des motivations economiques indispensables. Le sucre dans cette ? vre, est associe a une commodite economique, douce et utile alors qu’il s’agit, pour les africains, d’un pretexte qui a permis les atrocites commises envers leur peuple. Pour conclure, il est certain que ce livre n’aborde pas un point de vue universel et permet donc differentes lectures, selon le paradigme duquel on se place. Le lectorat pouvant trouver satisfaction dans un tel ouvrage est un public europeen, ayant profite des siecles durant de l’exploitation des autres peuples, et profitant toujours a ce jour des fruits de leur crime.