Le langage

Le langage

Quelle est la fonction premiere du langage ? Le terme de langage designe, dans son sens le plus large, tout systeme de signes pouvant servir de moyen de communication par la transmission d’un message. Dans cette acception, le langage n’est pas necessairement le mode de communication specifique a l’homme. On parle aussi de langage animal dans la mesure ou certaines especes animales sont capables de transmettre des messages a leurs congeneres, que ce soit en emettant des sons (cris, chants, sifflements) ou bien au moyen de comportements determines (danses, parades, odeurs, etc. ).

Toutefois, l’usage de ce terme tend a se generaliser a toutes les formes de communication : on parle indistinctement de langage du corps, de langage des couleurs, du langage des fleurs, etc. Aussi, est-il necessaire de redonner un peu plus de rigueur conceptuelle a ce terme. Dans un sens plus restreint, le langage designe la faculte specifique de l’etre humain qui le rend apte a exprimer la diversite de ses pensees a l’aide de signes conventionnels appropries. Le langage humain se manifeste sous la forme d’une langue. « Langage » et « langue » ne sont donc pas des termes synonymes.

Les langues sont innombrables et tres diverses, alors que le langage apparait au contraire comme

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une faculte fixe et universellement repandue dans l’humanite. La langue est donc le systeme d’expression et de communication propre a une communaute nationale, regionale ou a une ethnie (on parle ainsi de la langue francaise, chinoise ou de dialectes et de patois : le gaelique, le basque, etc. ), c’est avant tout un produit social qui impose des contraintes a l’individu (contraintes grammaticales, orthographiques, lexicales, etc. ). Une langue est faite pour etre parlee, et c’est sous la forme d’une parole individuelle qu’elle se manifeste.

Le phenomene de la parole se distingue de la langue du fait qu’elle en est l’appropriation personnelle. L’usage de la parole varie donc selon les individus (selon leur idiosyncrasie, leur education, la region, leur milieu social, leur psychologie). Malgre la grande diversite des faits de langage, celui-ci vise apparemment un but commun : la communication, c’est-a-dire, selon l’etymologie latine, l’action de faire partager quelque chose a quelqu’un. Plus generalement, la communication consiste a transmettre une information dans un but utilitaire ou de donner un ordre en vue de faire agir dans un cadre social.

Dans nos societes contemporaines, les innovations technologiques (Internet, telephones portables, les chaines cablees, etc. ) sont souvent valorisees parce qu’elles permettent de developper et de multiplier les moyens de communication en rendant l’information et les connaissances plus accessibles et de maniere plus rapide. Le langage apparait alors comme un instrument qui mediatise efficacement notre rapport a l’autre par le detour de la parole et de moyens technologiques. Il n’existe pas plus de communion instantanee des esprits que de transmission de pensees d’individu a individu.

Le langage semble se reveler principalement comme un mediateur indispensable a l’etablissement de relations entre des individus que tout separe mais aussi dans le but d’agir sur le monde. Cependant, presenter le langage comme un simple moyen de communication n’est-il pas reducteur ? Non seulement il existe d’autres moyens pour communiquer que le langage articule (langage des signes, le morse, le code de la route, etc. ) mais surtout il apparait avant tout comme une faculte de l’esprit humain a partir de laquelle s’elabore necessairement notre pensee et notre subjectivite.

C’est par l’appropriation du langage et son apprentissage que l’enfant apprend a devenir un sujet a part entiere. Autrement dit, loin d’etre un simple outil de mediation, le langage serait plutot le milieu de naissance de la subjectivite consciente. Par ailleurs, la conception simpliste qui voit dans la communication la transmission efficace et transparente d’un message code par un emetteur vers un recepteur qui le decode laisse croire que les sujets conscients sont deja en possession de ce qu’ils ont a dire, comme s’ils se contentaient de reciter une lecon deja apprise alors que ’experience montre que la plupart de ce que nous disons surgit en nous spontanement et de maniere imprevisible. A cela s’ajoute les nombreuses les experiences des limites et des imperfections du langage humain. La question de la fidelite du langage a la pensee et de l’interpretation des sens possibles du message se pose alors. D’une part, la parole peut parfois trahir ce que nous ressentons veritablement et d’autre part, la communication ne se passe pas uniquement au niveau verbal, mais aussi par la facon dont il est prononce, par l’expression du visage et la gestuelle.

C’est pourquoi une phrase dont la signification est la meme pour tous peut avoir des sens multiples. A cela s’ajoutent l’ambiguite et la polysemie des mots, donnant lieu a des polemiques, a des malentendus et a des contresens. Mais, en meme temps, si la langue se compose d’un nombre fini de signes, elle est infiniment riche du fait que ses capacites expressives sont sans limite. Il n’est pas etonnant que le langage soit devenu un materiau privilegie par la creation artistique. La poesie en est le meilleur exemple dans la mesure ou elle ne tient plus compte de sa fonction purement utilitaire.

Aussi, le langage est-il adequat pour exprimer nos pensees, nos sentiments et dire les choses du monde telles qu’elles sont en elles-memes ? Sa fonction principale se limite-t-elle seulement a communiquer dans un souci de transparence et d’utilite sociale ? Le langage a-t-il d’autres fonctions plus essentielles comme la connaissance, la conquete du pouvoir ou la guerison ? I. Le langage est-il le propre de l’homme ? a. Y a-t-il un langage animal. On parle frequemment d’un langage animal. Le zoologiste K. von Frisch (1886-1982) a ainsi montre dans Vie et m? rs des abeilles que les abeilles disposent d’un systeme de signes differencies capables d’indiquer la distance et la direction d’un gisement de pollen. La variete de danses qu’elles accomplissent est un mode de communication delivrant des informations sur la nature et la distance du butin (pollen)[1]. Par consequent, que le langage soit animal ou humain, il sert de moyen de communication ou de liaison entre les individus d’une meme collectivite. Le langage a un role fondamental dans la division du travail d’une societe organisee.

Cependant, il n’est pas possible de mettre le langage animal sur le meme plan que le langage humain. L’information n’aboutit pas a l’echange linguistique, a savoir le dialogue. Le message des abeilles n’appelle aucune reponse personnalisee de l’entourage, mais seulement une certaine conduite determinee par l’espece. Le « langage » des abeilles a une finalite pratique et univoque qui consiste a localiser la position du butin. Au contraire, le langage humain invente des signes et les utilise de maniere personnelle. Ce qui ifferencie la communication animale de la communication humaine, c’est que cette derniere est capable de tout dire, de combiner de maniere infinie les elements linguistiques, alors que le code de la ruche est restreint et fixe une fois pour toutes par l’espece. Les animaux n’ont pas de langage leur permettant de varier a l’infini la nature du message mais des codes de signaux provoquant instinctivement un comportement conforme a une finalite pratique. Alors que dans les societes animales un signal necessite une reponse conditionnee, l’homme garde toute sa liberte par rapport au signal.

Le langage animal est rigoureusement specifique et genetiquement code, celui-ci n’a pas d’histoire. Les langues humaines sont au contraire tres diversifiees et historiques, elles se transforment dans le temps et finissent par mourir. Le langage manifeste donc en l’homme des aptitudes illimitees a tirer parti de ces dispositifs organiques. L’homme est capable de realiser des combinaisons indefinies de phrases a partir d’un nombre limite de mots. La langue est un ensemble potentiellement infini de phrases structurellement interdependantes.

La specificite du langage humain reside donc dans son aspect createur et plastique : il consiste a inventer des signes et a les utiliser de maniere infinie, ce qui est totalement hors de portee d’un singe ou de tout autre animal. C’est pourquoi Chomsky insiste avant tout sur l’aspect avant tout novateur du langage. L’homme ne se contente pas de repeter des phrases machinalement apprises ou entendus, ce qu’il dit la plupart du temps est entierement nouveau. Il est important de comprendre quelles proprietes du langage frappaient le plus Descartes et ses disciples.

La discussion de ce que j’ai appele « l’aspect createur de l’utilisation du langage » tourne autour de trois observations importantes. La premiere est que l’utilisation normale du langage est novatrice, en ce sens qu’une grande part de ce que nous disons en utilisant normalement le langage est entierement nouveau, que ce n’est pas la repetition de ce que nous avons entendus auparavant, pas meme un calque de la structure – quel que soit le sens donne aux mots « calque » et « structure » – de phrases ou de discours que nous avons entendus dans le passe.

C’est un truisme, mais un truisme important, souvent oublie et bien des fois nie au cours de la periode behaviouriste de la linguistique, durant laquelle on proclamait presque universellement qu’on peut representer la connaissance qu’a une personne du langage comme une reserve de modeles (patterns) appris par une constante repetition et un minutieux entrainement, l’innovation n’y etant tout au plus qu’un probleme d’ « analogie ».

On peut tenir pour acquis, cependant, que le nombre de phrases de la langue maternelle qu’on comprendra immediatement sans aucune impression de difficulte ou de d’etrangete est astronomique. Le nombre de modeles, sous-tendant notre utilisation normale du langage et correspondant a des phrases douees de sens et facilement comprehensibles, atteint egalement un ordre de grandeur superieur au nombre de secondes dans une vie humaine. C’est en ce sens que l’utilisation du langage est novatrice.

N. Chomsky, Le langage et la pensee. Chomsky se plait a rappeler cette evidence car cela a pu etre oublie dans le cadre de theories behaviouristes. b. Le langage est le propre de l’homme. Le langage est le propre de l’homme car il est l’expression verbale de la pensee. Pour Descartes, il ne fait aucun doute que si les animaux ne parlent pas, c’est qu’ils ne pensent pas. Il remet en question les differentes objections que l’on pourrait faire a l’encontre de sa these.

De tous les arguments qui nous persuadent que les betes sont denuees de pensee, le principal, a mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une meme espece, tout de meme que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisement que d’autres ce qu’on leur enseigne ; et que bien que toutes nous signifient tres facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colere, la crainte, la aim, ou autres etats semblables, par la voix ou d’autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu’a ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu a ce point de perfection d’user d’un veritable langage, c’est-a-dire d’exprimer soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter a la seule pensee et non a l’impulsion naturelle.

Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensee latente dans le corps ; tous les hommes en usent, meme ceux qui sont stupides ou prives d’esprit, ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bete ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie difference entre les hommes et les betes. Descartes, Lettre a Morus du 5 fevrier 1649. On est souvent tente d’accorder des pensees aux animaux. L’intelligence des animaux nous persuade qu’il y en eux des pensees qu’ils ne peuvent pas nous communiquer.

Le fait meme que les animaux puissent etre dresses semble suggerer l’existence d’une reelle communication entre eux et nous. Il n’y aurait pas entre l’homme et l’animal de difference essentielle, seulement une difference de degre, l’homme etant plus intelligent que l’animal[2]. L’objection serait de justifier l’absence de langage chez les animaux par l’idee qu’ils ne possedent pas d’organes propres a cet effet. Or, certains oiseaux ont la capacite de pouvoir proferer certaines paroles.

Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils sont doues de la parole car ils se contentent simplement de repeter machinalement ce que les hommes disent sans reellement comprendre le sens de ce qu’ils disent. Ce que l’on appelle apprentissage chez l’animal est la repetition de mouvements mecaniques. Descartes reduit les animaux a des machines depourvues d’ame. L’apprentissage chez l’animal est un dressage visant a acquerir des reflexes conditionnes. Des qu’il y a pensee, il y a reflexivite, et par consequent, la possibilite d’en prendre conscience et d’en rendre compte par la parole ou le geste.

On voit bien que la possibilite de communiquer ses pensees ne se reduit pas aux dispositifs organiques qui sont propres a l’homme meme s’ils lui sont necessaires pour parler. Les hommes nes sourds et muets, qui sont prives de l’usage de la parole, n’en n’ont pas moins elabore tout un systeme de signes fort elabores leur permettant de s’exprimer et de se faire comprendre. Le langage est donc une faculte specifiquement humaine qui ne se reduit pas a la parole. C’est ce que Rousseau affirme clairement au debut de son Essai sur l’origine des langues :   L’invention de l’art de communiquer nos idees depend moins des organes qui nous servent a cette communication que d’une faculte propre a l’homme, qui lui fait employer ses organes a cet usage ». Une autre objection consisterait a voir dans certains mouvements naturels des animaux la preuve qu’ils pensent comme nous. On peut observer effectivement dans le comportement des animaux certaines passions proches des passions humaines (crainte, joie) mais ce ne sont jamais que des mouvements de leur corps, sans que cela implique de leur part une pensee.

Autrement dit, les animaux n’expriment rien, ils se contentent de signaler passivement des impulsions. Le langage temoigne donc d’une difference de nature irreductible entre l’homme et l’animal. L’enfant le plus mal doue parle alors que l’animal le mieux doue ne parle pas. Descartes remet en question un passage des Essais de Montaigne dans lequel il jugeait les animaux les plus intelligents superieurs aux hommes les plus stupides. Entre l’homme le plus stupide et l’animal le plus intelligent, il y a la difference du langage, que tous les hommes possedent, et que ne possede aucun animal.

Le fou, malgre le desordre de sa pensee, reste un homme capable de construire un discours elementaire. Le langage est le signe exterieur de la pensee, d’une vie consciente interieure, ce qui fait de l’homme un etre a part dans la nature. Le langage temoigne donc de la pensee et celle-ci n’aurait aucune raison d’etre si elle ne cherchait a se communiquer. Mais la question est de savoir si le langage est seulement un instrument de communication et s’il est a meme de traduire fidelement nos pensees et nos emotions.

Le fait que nos paroles puissent depasser notre pensee, que le langage soit une source perpetuelle de malentendus et d’ambiguite sur le sens des mots semble montrer qu’il y a une inadequation de la pensee avec la parole qui l’exprime. II. Y a-t-il une pensee en dehors du langage ? a. Le langage est d’origine sociale et il est tourne vers l’action Pour Bergson (1859-1941), la finalite originelle du langage est de faire agir l’homme dans un cadre social. Le langage est lie a l’action et au travail humain.

Il n’a pas pour fonction premiere de penser ou d’enseigner, de transmettre une connaissance vraie comme le pense Socrate dans le Cratyle, ni d’exprimer notre vie interieure. L’utilite premiere du langage est d’etablir une communication en vue d’une cooperation. Le langage est tourne vers l’action pratique ; il prescrit des actions a faire et decrit des etats du monde. Meme dans le cas ou le langage sert a decrire une situation, ce n’est pas dans le but d’enseigner mais dans le but d’une action a venir. L’information delivree par la description est aussi pour faire agir.

Mais la description ne fait pas agir dans l’instant present, elle fera agir dans le futur. L’ordre fait agir dans le present, la description dans le futur. Le langage comme instrument d’enseignement est secondaire par rapport a l’instrument d’action. Le langage est un instrument d’action car sa fonction est toujours sociale. Il est un outil au service des activites sociales de l’homme : production industrielle, commerce, guerre, etc. Chaque activite humaine possede son langage specifique qui permet aux hommes de cooperer.

Le developpement du langage resulte donc de la division du travail au sein de chaque societe humaine. Quelle est la fonction primitive du langage ? C’est d’etablir une communication en vue d’une cooperation. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il decrit. Dans le premier cas c’est l’appel a l’action immediate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses proprietes, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale.

Les choses que le langage decrit ont ete decoupees dans le reel par la perception humaine en vue du travail humain. Les proprietes qu’il signale sont les appels de la chose a une activite humaine. Le mot sera donc le meme, comme nous le disions, quand la demarche suggeree sera la meme, et notre esprit attribuera a des choses diverses la meme propriete, se les representera de la meme maniere, les groupera enfin sous la meme idee, partout ou la suggestion du meme parti a tirer, de la meme action a faire, suscitera le meme mot. Bergson, La pensee et le mouvant. Il existe une etroite relation entre langage, perception et action.

La perception des choses se calque sur les exigences du travail social : l’homme percoit ce sur quoi il peut agir. La perception decoupe le reel en vue de l’action et du travail humain. L’homme percoit et communique en vue de l’action sociale. Les idees generales, de meme que les mots, ne designent donc non pas des choses ou des sentiments mais des actions a accomplir dans le cadre d’un travail collectif. C’est pourquoi, pour Bergson, les mots et le langage ne traduisent qu’imparfaitement la vraie vie de l’ame etant donne qu’ils sont avant tout des instruments de l’action dans notre vie sociale.

Le langage, essentiellement adapte a la communication en vue de ce qui est utile, ne peut representer non seulement la singularite des objets exterieurs mais aussi la subtilite de notre vie interieure, duree pure, realite concrete et fluide irreductible a toute conceptualisation. Il est tout aussi impuissant a designer la nature meme des choses. Le langage a pour fonction de simplifier, de schematiser notre perception du reel afin d’agir plus efficacement dans notre monde. C’est pourquoi tout ne peut pas etre exprime par le langage, surtout lorsqu’il s’agit d’experiences subjectives. Les mots, qui ne sont jamais que des dees generales et abstraites, n’arrivent pas a saisir en realite la singularite des choses et de notre vecu. Le langage est trompeur, il masque la richesse singuliere de notre vecu interieur et les choses elles-memes. Il ne fait que coller des etiquettes sur les choses sans pouvoir rendre compte de leurs caracteristiques. Le langage est certes une necessite pour communiquer, mais il appauvrit et travestit notre pensee en l’enfermant dans des structures et des mots figes. La parole deforme et affaiblit le sens propre et premier de la pensee pour finir par susciter des malentendus et des controverses.

Si le langage social se montre imparfait et limite pour exprimer la richesse de notre vecu interieur, Bergson reconnait neanmoins au langage artistique le pouvoir de nous faire penetrer dans l’intimite de notre etre et des choses en la faisant partager a travers la creation. Si les mots ont tendance a spatialiser cette duree intime, Bergson en conclut que c’est au-dela et en deca des mots que nous pourrons saisir la verite. Alors que la langue, collection d’etiquettes que la parole juxtapose, est impuissante a transmettre la duree pure, l’intuition, elle, peut reveler l’etre dans sa purete.

Loin d’avoir recours au langage conceptuel de la classification logique et operatoire, l’intuition a recours pour tenter de se communiquer, au langage image de l’art, notamment de la poesie. Mais y a-t-il un au-dela du langage ? Quelque chose qui ne soit pas communicable dans aucun langage, meme artistique ? b. La pensee ne peut pas se passer du langage. Il parait absurde pour Hegel de pouvoir penser qu’il existe une forme de pensee en l’homme qui ne soit exprimable par aucun langage. Il n’y a pas de pensee en dehors du langage. La pensee ne peut se faire comprendre qu’a travers des mots.

Cela est vrai aussi bien pour le monologue interieur que pour le dialogue. Nous nous comprenons et comprenons les autres que lorsque nous arrivons a mettre un mot sur nos etats interieurs et ceux de notre interlocuteur. C’est le mot qui donne sens et existence a nos impressions, en son absence elles restent inconscientes. La pensee ne peut pas se passer de lui car elle n’aurait aucun moyen de se structurer correctement pour s’exprimer avec coherence et clarte. Pour Hegel, le mot temoigne de la capacite qu’a notre esprit de s’abstraire de la realite empirique immediate pour acceder a l’universel.

Par le mot une realite empirique singuliere est abandonnee au profit d’une idee generale. C’est donc par les mots que nous rendons nos pensees conscientes a soi et aux autres apres nous etre arraches a nos sensations singulieres. C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensees determinees et reelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les differencions de notre interiorite, et, par suite, nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractere de l’activite interne la plus haute.

C’est le son articule, le mot, qui seul nous offre l’existence ou l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par consequent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensee […]. Et il est egalement absurde de considerer comme desavantage et comme un defaut de la pensee cette necessite qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable, c’est la une opinion superficielle et sans fondement ; car, en realite, l’ineffable, c’est la pensee obscure, la pensee a l’etat de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot.

Ainsi le mot donne a la pensee son existence la plus haute et la plus vraie. Hegel, Encyclopedie des sciences philosophiques. Philosophie de l’esprit, add. § 462. Toutes les critiques qui sont faites a l’encontre du langage sont tout aussi absurdes. L’idee que le langage constitue une sorte d’handicap pour la pensee, que les mots figent nos idees, qu’ils deforment le sens propre de nos sentiments, ne tient pas compte que la pensee a besoin de se structurer dans un langage pour s’enoncer clairement. Ce que nous saisissons en dehors de tout langage est extremement indetermine et peut nous sembler, a premiere vue, tres riche.

Mais cette indetermination meme est une marque de faiblesse. L’ineffable est flou, imprecis et obscur. Seul le mot determine structure et forme la pensee. Il est donc impensable de pouvoir dissocier l’organisation des mots de celle des idees. C’est le langage qui est le plus vrai, affirme Hegel. Le langage permet de connaitre le monde car il rend possible l’adequation de la pensee au reel. Il est donc acces au vrai et source de concepts adequats. Ce serait donc une erreur de croire que la parole se reduirait a une simple enveloppe de la pensee. Celle-ci n’existe pas en dehors des mots qui lui donnent sens.

Ce qui nous donne l’illusion que la pensee existe avant meme de l’exprimer verbalement, c’est le monologue interieur auquel nous nous livrons continuellement sans ressentir le besoin de l’exterioriser par la parole. Mais nous oublions que lui aussi a besoin de mots pour se faire comprendre de nous. S’il n’y a pas de pensee en dehors du langage, cela ne signifie pas pour autant que tout ce qui est dit met en parfaite adequation la pensee et la realite a laquelle elle se rapporte. L’adequation de la pensee au langage n’est pas solidaire de l’adequation du langage a la realite.

Le langage est l’exteriorisation de la pensee pour dire quelque chose de soi et sur le monde. Mais en vue de quel but la pensee eprouve-t-elle le besoin de s’exprimer ? III. Les pouvoirs du langage : dominer, dialoguer et soigner a. Bien parler pour dominer. Parler est le moyen premier et essentiel dont les hommes disposent pour maitriser le monde : nommer les choses et les idees, c’est la premiere condition de possibilite du savoir, donc de la classification et de l’utilisation des connaissances a travers lesquelles on s’approprie symboliquement le monde.

Si tout langage vehicule necessairement un savoir, il participe egalement d’un pouvoir, un pouvoir que l’homme exerce par son intermediaire sur les choses et autrui. Le pouvoir du langage se traduit quotidiennement par les ecarts qu’il creuse entre les individus comme entre les categories sociales. De fait, au sein meme de chaque societe, tous ne maitrisent pas le meme niveau de langue et l’on sait bien que toutes les facons de s’exprimer ne se valent pas, car les unes favorisent bien plus que d’autres l’acces a des positions sociales et a des savoirs privilegies.

Rien d’etonnant alors que la maitrise de la langue ait toujours ete consideree comme le moyen le plus efficace de la domination politique. C’est ce que les sophistes ont bien compris dans la jeune democratie athenienne : celui qui possede la maitrise du langage a l’assemblee du peuple est l’homme le plus puissant de la Cite. Il a entre ses mains le pouvoir supreme, a savoir celui de se rendre maitre du peuple, et par consequent maitre de la Cite. La fonction premiere du langage pour les sophistes est donc de pouvoir agir sur autrui par la persuasion.

GORGIAS : C’est bien la, Socrate, en toute verite le bien supreme, a la fois principe de liberte pour les hommes qui le possedent et principe de domination pour quiconque, dans sa propre cite, l’exerce sur les autres. SOCRATE : Mais enfin, de quoi veux-tu parler ? GORGIAS : Ce dont je veux parler, c’est du pouvoir de persuader, grace aux discours, aussi bien les juges du Tribunal que les conseillers au Conseil, et l’ensemble des citoyens a l’Assemblee, bref, du pouvoir de persuader dans n’importe quelle reunion qui soit une reunion de citoyens. En possession d’un tel pouvoir, tu feras du medecin un esclave, un esclave du maitre de gymnase.

Et quant au financier, il paraitra avoir gagne de l’argent non pour lui-meme mais pour autrui, ou plutot pour toi qui as le pouvoir de parler et de persuader la foule. SOCRATE : Maintenant Gorgias, tu me parais avoir montre le plus precisement possible quel art est, selon toi, la rhetorique et, si je te comprends bien, tu affirmes que la rhetorique a pour fonction de produire la persuasion, c’est tout ce vers quoi elle tend et ce a quoi, essentiellement, elle aboutit. Tu ne vois rien d’autre a dire au sujet du pouvoir de la rhetorique que celui de creer la persuasion dans l’ame des auditeurs ?

Platon, Gorgias, 452 e-453 a. Cette idee, que la maitrise du langage est un instrument de domination sociale, a donne jour a ce que les sophistes grecs appelaient la rhetorique, a savoir l’art de produire des discours en vue d’emporter l’adhesion de son auditoire, au detriment de la verite s’il faut. La rhetorique sophistique cherche avant tout a produire de l’effet sur ses interlocuteurs en vue de les persuader du bien fonde de ce que le discours avance en usant de la seduction et de la flatterie. Le sophiste Gorgias affirme que le langage, lorsqu’il est manie avec art, possede une irresistible puissance d’illusions.

Son pouvoir de conviction et de seduction en fait l’instrument privilegie de la domination politique. C’est contre ce pouvoir exorbitant de la parole que les dialogues platoniciens s’elevent. A la rhetorique sophistique qui pervertit la nature du langage ne pouvons-nous pas opposer la rhetorique philosophique qui se presente comme la recherche en commun de la verite ? b. Le dialogue : instrument privilegie de la connaissance philosophique. Platon fait du dialogue philosophique l’instrument privilegie de la recherche en commun de la verite.

Socrate apparente son art de dialoguer au travail des sages-femmes, il accouche les esprits en les conduisant a trouver eux-memes les verites qu’ils portent en eux. En se contentant d’interroger ses interlocuteurs sans jamais delivrer lui-meme aucun savoir, Socrate fait prendre conscience aux hommes qu’ils peuvent trouver en eux-memes nombre de verites. Si Socrate dialogue, interroge et repond, c’est qu’il pretend ne rien savoir. Il montre a son interlocuteur qu’il est aussi ignorant que lui, il se met sur le meme pied d’egalite que son interlocuteur et lui demande de collaborer pour entreprendre une recherche commune de la verite.

C’est en prenant le discours de l’autre comme point de depart, en examinant ses faiblesses ou ses affirmations acceptables, qu’il fait progresser son interlocuteur vers la verite, il le force a la rechercher par lui-meme en lui-meme, il ne la lui impose jamais de maniere dogmatique. Mon art d’accoucheur comprend donc toutes les fonctions que remplissent les sages-femmes ; mais il differe du leur en ce qu’il delivre des hommes et non des femmes et qu’il surveille leurs ames en travail et non leurs corps.

Mais le principal avantage de mon art, c’est qu’il rend capable de discerner a coup sur si l’esprit du jeune homme enfante une chimere et une faussete, ou un fruit reel et vrai. J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis sterile en matiere de sagesse, et le reproche qu’on m’a fait souvent d’interroger les autres sans jamais me declarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de verite. Et la raison, la voici : c’est que le dieu me contraint d’accoucher les autres, mais ne m’a pas permis d’engendrer.

Je ne suis donc pas du tout sage moi-meme et je ne puis presenter aucune trouvaille de sagesse a laquelle mon ame ait donne le jour. Mais ceux qui s’attachent a moi, bien que certains d’entre eux paraissent au debut completement ignorants, font tous, au cours de leur commerce avec moi, si le dieu le leur permet, des progres merveilleux, non seulement a leur jugement, mais a celui des autres. Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont jamais rien appris de moi, et qu’ils ont eux-memes trouve en eux et enfante beaucoup de belles choses. Platon, Theetete, 150a-150 e.

Dialoguer, c’est etre invite a une confrontation de points de vue et de simples opinions qui favorise l’esprit d’examen et de critique pour epurer la pensee de toutes ses representations illusoires : erreur de jugement, prejuges, croyances, etc. Cela suppose que chaque participant au dialogue contribue par un mouvement dialectique de la pensee a elaborer une verite commune qui emporte l’adhesion de tous. Le dialogue opere une purification du langage en le debarrassant de son imprecision, des ses contradictions, et de ses erreurs pour s’acheminer progressivement vers l’essence des choses sans jamais ourtant pouvoir l’atteindre par les mots. C’est pourquoi tous les dialogues platoniciens sont aporetiques. La maieutique socratique s’appuie donc sur une methode dialectique consistant, grace au dialogue, en une demarche ascendante de l’esprit qui, a l’aide de questionnements et de refutations, s’eleve des apparences sensibles aux concepts de la science et parvient a la contemplation des Idees metaphysiques, realites supremes qui sont les principes de toutes choses.

Ainsi chez Platon, l’Idee fait corps avec la dialectique et l’ordonne, puisque toute la methode du philosophe, la dialectique, consiste a remonter de concept a concept, de proposition en proposition jusqu’a la realite intelligible, saisissable dans un acte de contemplation. La dimension cathartique et therapeutique du langage est ici manifeste dans la mesure ou il delivre de ses fausses certitudes celui qui s’adonne au dialogue philosophique. S’il est certain que les mots ont un pouvoir, ils n’ont pas seulement le pouvoir de se soumettre les hommes, ils ont aussi le pouvoir de les soigner. . Le pouvoir therapeutique de la parole en psychanalyse Freud nous rappelle dans ce texte le pouvoir therapeutique de la parole. Il definit le traitement psychanalytique comme un echange entre le patient et son medecin. Il s’agit pour l’analyse de laisser libre cours a ses pensees sans jamais chercher a se censurer et pour le second de diriger la seance, de guider le malade dans ses souvenirs, de le questionner, de lui expliquer les causes de ses troubles et de voir la ou s’opere des resistances.

La cure psychanalytique vise, elle aussi, un accouchement de l’ame en liberant le patient de ses traumatismes et de ses nevroses qu’il refoule dans son inconscient. La parole a donc un role determinant dans la guerison du patient, c’est une parole liberatrice. Meme si Freud se heurte au scepticisme de ses patients qui ne croient pas a la vertu therapeutique de la parole, il rappelle le lien primitif qui unit le mot a la magie et le pouvoir de la parole. On sait bien a quel point un mot peut rendre une personne heureuse ou au contraire la pousser au desespoir.

Les effets de la parole sur le psychisme humain sont considerables mais on a tendance a les sous-estimer quand il s’agit d’en faire une methode therapeutique. Que ce soit dans le domaine pedagogique ou politique, nous pouvons evaluer la valeur et l’impact de la parole sur les consciences et voir combien elle peut avoir une emprise sur les esprits, soit en les formant, soit en les manipulant ou les endoctrinant. Le traitement psychanalytique ne comporte qu’un echange de paroles entre l’analyse et le medecin. Le patient parle, raconte les evenements de sa vie passee et ses impressions presentes, se plaint, confesse ses desirs et ses emotions.

Le medecin s’applique a diriger la marche des idees du patient, eveille ses souvenirs, oriente son attention dans certaines directions, lui donne des explications et observe les reactions de comprehension ou d’incomprehension qu’il provoque ainsi chez le malade. L’entourage inculte de nos patients, qui ne s’en laisse imposer que par ce qui est visible et palpable, de preference par des actes tels qu’on en voit se derouler sur l’ecran du cinematographe, ne manque jamais de manifester son doute quant a l’efficacite que peuvent avoir de « simples discours », en tant que moyen de traitement. Cette critique est peu judicieuse et illogique.

Ne sont-ce pas les memes gens qui savent d’une facon certaine que les malades « s’imaginent » seulement eprouver tels ou tels symptomes ? Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au desespoir, et c’est a l’aide de mots que le maitre transmet son savoir a ses eleves, qu’un orateur entraine ses auditeurs et determine leurs jugements et decisions. Les mots provoquent des emotions et constituent pour les hommes le moyen general de s’influencer reciproquement.

Ne cherchons donc pas a diminuer la valeur que peut presenter l’application de mots a la psychotherapie et contentons-nous d’assister en auditeurs a l’echange de mots qui a lieu entre l’analyste et le malade. S. Freud, Introduction a la psychanalyse, Premiere partie, « Les actes manques ». Freud rehabilite donc la valeur des mots dans la pratique psychanalytique et invite l’analyste a joue le role de mediateur entre le malade et sa nevrose. Il ne s’agit plus de soigner le patient a l’aide d’une medication car la cause du trouble n’est plus consideree comme physiologique, anatomique ou chimique mais comme psychique.

Freud s’evertue a donner a la psychiatrie une base psychologique et non plus organique. Il entend montrer que les troubles somatiques proviennent de troubles psychiques qui ne peuvent etre gueris qu’au moyen de la parole et de l’analyse. Conclusion Nous avons vu que le langage n’etait pas seulement un moyen de communication visant a transmettre de l’information en vue de decrire un etat du monde ou de faire agir dans le cadre social. C’est une faculte de l’esprit indispensable au developpement de notre conscience et dont decoule une multitude de fonctions capables d’exercer une emprise sur le reel.

C’est pour cela que nous avons pu parler des pouvoirs du langage, des pouvoirs qui peuvent etre aussi bien benefiques que pervers. Le langage rapproche les hommes comme il les divise. N’est-ce pas reconnaitre que tout langage exige un bon usage de la pensee en raison des pouvoirs de la parole ? C’est ce que nous rappelle Platon avec le dialogue philosophique qui met le langage au service de la recherche en commun de la verite. Il y a donc un art du dialogue qui voit dans la maitrise du langage un moyen d’exercer son jugement pour etre capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal.

Alors que la parole nous parait si commune et son usage si courant, nous oublions qu’elle court le risque de perdre toute consistance dans le bavardage quotidien, si nous oublions que la fonction premiere du langage est d’apprendre a penser par soi-meme pour faire de nous des etres libres et responsables. ———————– [1] Parmi les abeilles ouvrieres certaines ont le role d’eclaireuses. Elles ont pour but de rechercher les fleurs susceptibles de fournir du pollen et d’indiquer aux butineuses l’emplacement de ces fleurs.

Elles se livrent pour cela a une sorte de danse, en rond si le gisement est proche, en 8 s’il est plus eloigne, l’axe du 8 indiquant en ce cas la direction du gisement, et la distance a parcourir pour l’atteindre. On a pu constater aussi chez certaines especes d’oiseaux vivant en bandes l’existence de guetteurs, capables d’avertir de la presence d’un danger et disposant de cris differencies pour signaler la presence d’animaux menacants ou sans dangers. [2] Montaigne disait ainsi qu’il peut y avoir plus de differences d’homme a homme que d’homme a bete.