« Le heros de roman ne saurait etre un personnage mediocre. » Vous discuterez cette affirmation en vous fondant sur vos lectures. « … Et faisons a nous deux un heros de roman » conclut Cyrano lorsqu’il propose a Christian de reunir leurs qualites pour seduire Roxane : beaute, eloquence, vaillance. Ainsi, au fil des siecles, les personnages de romans ont incarne des qualites positives. La question de savoir si un heros de roman peut etre un personnage mediocre parait donc paradoxale.
Pourtant, ces personnages de roman nous devoilent aussi chacun certaines facettes plus negatives. Bien sur, ce jugement de mediocrite depend de la nature de son auteur, lecteur moderne, autres protagonistes contemporains de l’action, ou meme le personnage lui-meme. Enfin, les vertus des personnages varient au fil du temps, et de meme, ce jugement se refere a une echelle de valeurs, qui varie elle-meme selon les epoques. Ainsi ce paradoxe s’articule-t-il au temps, au temps du heros comme au temps du lecteur.
Romanesque, romantique, heroique : le vocabulaire partage la vision de Rostand du heros de roman, qui allie la seduction au talent et au courage. Depuis son invention par les Grecs, le heros est un demi-dieu pourvu de qualites surhumaines : ainsi s’avance vers nous du fond
A l’age classique, la princesse de Cleves place plus haut que tout le sentiment de l’honneur. Au XVIIIeme siecle, les lecteurs admirent la sagesse de Candide ou de l’auteur des Lettres Persanes, mais s’epouvantent devant la noirceur des correspondants des Liaisons dangereuses. Au XIXeme siecle, les heros de roman nous convient a partager leur reussite : Bel-Ami devient un notable, le comte de Monte-Cristo s’evade et se venge tandis que d’Artagnan triomphe de Richelieu, la Petite Fadette reintegre la communaute villageoise et epouse son amour d’enfance, et Jean Valjean atteint la redemption.
Enfin, au XXeme siecle, le heros de roman rejoint le heros antique par le caractere surhumain de ses vertus : Arsene Lupin confine a l’invraisemblance par l’invisibilite et l’ubiquite que lui conferent ses qualites de comedien, Guillaume de Baskerville resout dans le Nom de la Rose une enigme du XIVeme siecle grace a la froide logique du XXeme siecle, et enfin Fosca, le heros de Tous les hommes sont mortels, de S. e Beauvoir, devient immortel et quitte ainsi la communaute humaine. Et pourtant, ces heros ne reussissent pas tout ce qu’ils entreprennent : ainsi Perceval laisse echapper le Graal. Depuis Achille, chaque heros presente une vulnerabilite. De plus, certains heros sont remarquables, non par leurs qualites positives, mais par leurs faiblesses : ainsi Don Quichotte, ridicule, Julien Sorel, ambitieux qui finit mal, Madame Bovary perdue dans ses chimeres, ou Ulrich, l’homme sans qualites.
Une distinction s’etablit entre le jugement porte sur le heros par lui-meme, par ses protagonistes, ou par le lecteur moderne : Drogo, du Desert des Tartares a pleinement conscience de sa vie mediocre, qu’il a neanmoins choisie en raison son espoir secret de bataille ; Julien Sorel lutte dans le Rouge et le Noir contre les mepris des notables de la Restauration, mais sa volonte de revanche nous parait plutot sympathique ; par contre, c’est de nos jours que la fermete d’ame de la princesse de Cleves est mal comprise et parfois meprisee, alors qu’elle a suscite l’admiration des lecteurs de l’epoque classique.
Au XXeme siecle, le roman sans heros a meme ete theorise par le mouvement du Nouveau Roman. En effet, si les qualites du heros nous emerveillent et nous procurent une perspective d’evasion, c’est souvent par ses faiblesses que nous nous attachons a lui, et que nous le suivons dans ses aventures. Ainsi Gregor Samsa de La metamorphose, nous parait d’autant plus pitoyable qu’il repugne a sa famille. Comme nous le confie un personnage du roman de cience fiction Le Nuage Noir, qui met en scene une intelligence surhumaine habitant un nuage interstellaire : « toujours obliger l’etranger a apprendre l’anglais », car sans communication et finalement partage d’un destin commun, comment pourrions nous nous interesser a un etre vivant extra-terrestre ? L’homme sans qualites, perplexe devant la fin de la monarchie austro-hongroise et le changement de siecle, presente un trait commun avec les autres « heros mediocres » : comme Drogo, Julien Sorel, Madame Bovary, ou Don Quichotte, il ne s’adapte pas a son epoque.
Cette analyse s’applique aussi aux heros de Zola : broyes par le travail, la misere et l’alcool, ils subissent une epoque inhumaine a laquelle il leur est impossible de s’adapter. Au contraire, les heros positifs cites au debut s’adaptent particulierement bien aux modifications de leur epoque. Cette adaptation elle-meme constitue l’un des ressorts majeurs de la Comedie humaine, de Balzac.
Pourrait-on alors imaginer un heros sans mediocrites, alors qu’il arrive meme a Hercule de filer aux pieds d’Omphale ? un exemple s’impose, celui de Fosca precedemment cite : ce prince italien qui choisit l’immortalite, reussit tout et pourtant n’arrive a rien, subit finalement le mepris de tous les autres personnages du roman, et meme des lecteurs puisque ce roman est tombe dans un (injuste) oubli.