Il y a quelques annees je recevais un homme d’une quarantaine d’annees desireux de surmonter un choc psychologique. Cet homme, que j’appellerai Pierre, etait marie, avait 3 enfants, une situation confortable et une femme dont il etait toujours tres amoureux. Or au retour de vacances familiales, il avait ete profondement destabilise par un aveu pour le moins malencontreux de son epouse ; elle lui avait avoue l’avoir trompe pendant plusieurs annees avec un collegue de travail.
Pierre n’avait pas envisage un seul instant de rompre cette union mais il s’etait trouve bouleverse par cette revelation au point d’avoir change de signature sans s’en rendre compte dans les jours qui avaient suivi, ce qui temoignait de l’impact de cette nouvelle sur l’organisation de sa personnalite. Pierre avait toujours ete un homme de devoir ayant interiorise une image de famille ideale a laquelle il avait toujours adheree.
Pendant les premieres seances, Pierre avait parle de son epouse, de leur relation, des vagues soupcons vite ecartes qu’il avait eus a l’epoque et surtout de son immense deception qui l’entrainait dans la spirale d’une depression reactionnelle. Pierre, encourage par mon ecoute, me revela alors qu’il avait ete submerge quelques jours apres le choc affectif par une ensation
Cet etat avait dure plusieurs heures avant de disparaitre aussi rapidement qu’il etait apparu. C’est avec nostalgie que Pierre evoquait ces moments intenses ; il aurait voulu qu’ils durent pour l’eternite ; c’etait une sorte d’extase disait-il que l’on peut imaginer etre celle des Saints lorsqu’ils declarent ne faire qu’un avec Dieu ou avec l’univers dans une plenitude totale de l’etre.
J’avais fait l’hypothese, a l’epoque, que le choc affectif avait provoque, chez ce patient, une regression psychologique a une etape anterieure de son developpement ou il avait ete autrefois en securite : celle de la fusion avec la mere in utero et sans doute aussi l’etat des premieres semaines de la vie quand le nourrisson ne fait encore qu’un avec le monde exterieur.
En effet, pour le nourrisson tout ce qu’il voit, entend, sent, est lui. Il n’y a pas encore de dedans ni de dehors ; il est le rideau qui bouge, la main qui le caresse, le visage qui lui sourit, cette musique ou ce contact corporel ; les limites corporelles et psychiques entre lui et l’autre, entre lui et le monde ne sont pas encore construites.
Nous savons que l’acces a l’ordre symbolique du langage, a la conscience de soi, introduit une rupture ; l’enfant passe d’une relation immediate de lui-meme a lui-meme, a une relation mediatisee par les mots pour dire ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il veut mais avec l’inconvenient que les mots ne traduisent que partiellement le vecu, ils sont une approximation de celui-ci et ne permettent pas de le rendre dans sa totalite. Cette rupture laisse un manque fondamental, la nostalgie inconsciente d’un etat perdu.
Le bonheur ne serait donc pas un etat de l’esprit mais un etat de l’etre d’avant l’acces au premier symbole, ce qui pourrait expliquer pourquoi les hommes et les femmes, a toutes les epoques, sous toutes les latitudes, s’accordent pour dire qu’ils cherchent tous sans exception le bonheur. Cette aspiration au bonheur impliquerait le souvenir du bonheur ; s’il y a cette unanimite n’est-ce pas parce que tous les etres humains ont vecu la meme experience princeps ?