« La théâtralité « dans » le cinéma

« La théâtralité « dans » le cinéma

L’époque où le théâtre constituait une force majeure dans la construction d’identités sociales et nationales est epuis longtemps révolue, et même si le genre a survécu, son importance semble de beaucoup diminuée. La preuve la plus probante de cette tendance est probablement cette invention de l’industrie électronique baptisée le « théâtre maison » {home theater)A qui ne signifie pas l’inclusion du théâtre en tant que tel dans le contexte domestiquel, mais plutôt l’élargissement de l’expérience audiovisuelle associée à la télévision qui ceint et englobe de plus en 1.

II serait révélateur de comparer le « théâtre maison » du xxic siècle à la pratique, commune chez les bourgeois es xvni c et XJXC siècles, d’organiser des représentations théâtrales à la maison. Sans spéculer sur tous les résultats d’une telle comparaison, il en est un qui semble relativement clair : les notions de mise en scène et de j’en sont remplacées par celles d’installation et de réception. Bien qu’il soit trop tôt pour conclure, il semble peu probable que 1’« interactivité » permise par le disque vidéo numérique change vraiment le rôle passif du spectateur dans le « théâtre maison L’ANNUAIRE THEATRAL.

NO 30, AUTOMNE 2001 14 L’ANNUAIRE THEATRAL plus l’espace

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du spectateur dans un vase clos privé. Il faut noter que, dans ce proiet 20 audio de l’expérience est aussi important que l’aspect vidéo. Des termes comme Dolby, THX, « surround sound » témoignent d’un intérêt grandissant pour les effets sonores qui englobent le spectateur dans un environnement qui n’était pas traditionnellement domestique, même s’il n’était pas nécessairement du domaine public théâtral. Il ne s’agit ici que d’un exemple parmi tant d’autres qui caractérisent les rapports complexes qui existent entre théâtre et cinéma.

Un autre exemple est celui des troupes de théâtre « d’avant-garde » qui s’approprient ertaines techniques cinématographiques et audiovisuelles (le Wooster Group est l’une des compagnies théâtrales les plus intéressantes à cet égard, du moins aux États-Unis). On pourrait mentionner plusieurs autres cas d’échanges entre le théâtre et le cinema, mais ce dont j’aimerais traiter ici, bien que de façon très brève, c’est l’étrange persistance de motifs théâtraux dans le cinéma contemporain : un sujet énorme qui exige certaines précisions.

Que signifie le mot « théâtralité » ? Ce n’est pas un terme exclusivement relié au « théâtre » au sens strict. Même le terme « théâtre en français, en nglais et dans d’autres langues, n’a pas seulement une signification esthétique. Ne dit-on pas, dans le monde militaire, « le théâtre des opérations » ? Et la « théâtralité » est une qualité qui dépasse largement les limites du théâtre, même dans son sens métaphorique (militaire ou autre).

Si l’on essaie de définir le théâtre au sens large, sans même penser à la théâtralité, on se heurte immédiatement à un obstacle qui est à la base de sans même penser à la théâtralité, on se heurte Immédiatement à un obstacle qui est à la base de ce que l’on tente de définir, c’est-à-dire récisément la difficulté d’établir des limites appropriées. Cest pourquoi ‘utilisation militaire du terme est significative, car l’espace évoqué dans ce contexte est un lieu dont les limites sont ardemment disputées; il implique un espace aux extensions indéterminées que l’on essaie de transformer’en lieu bien défini.

La transformation d’un espace en un lieu exige l’intervention de forces et de facteurs externes au champ en question pour établir les frontières qui font d’un espace un lieu. Un théâtre est donc un site dont le statut dépend d’une intervention externe ou d’un rapport de forces qui ‘est pas contenu dans ce lieu. Il s’agit là de l’aspect le plus important de la métaphore militaire. Mais il y en a au moins un autre qui mérite notre attention.

Une intervention militaire exige une position relativement sûre et détachée, en dehors de l’arène de combat, partir de laquelle on peut surveiller l’espace, l’étudier, le reconnaître de façon a ce que les forces d’interventions soient placées (et synchronisées) le plus efficacement possible. La reconnaissance est donc essentielle à la stratégie militaire. Mais dans un cadre militaire, la reconnaissance n’est toujours qu’un moyen pour rriver à une fin : celle de préparer un déploiement de forces efficaces visant s’approprier le lieu.

Cet aspect LA THÉÂTRALITÉ « DANS LE CINÉMA 4 20 15 particulier du « théâtre » militaire ne s’applique pas toujours à la « théâtralité » en général. Cet usage non esthétique du mot « théâtre » met néanmoins l’accent sur un trait saillant du théâtre, c’est-à-dire sur sa fonction en tant que médium, qui dépasse sa fonction purement représentative. Dans cette perspective, il faut considérer le théâtre comme un médium et non exclusivement comme un genre.

La catégorie du médium ise la manière par laquelle la représentation a lieu, tandis que celle du genre suppose le lieu comme acquis, comme un site de représentation2. En termes médiatiques, la théâtralité se définit donc comme problématique de localisation toujours provisoire plutôt que comme site de représentation prédéterminé. Il s’agit aujourdhui d’une différence décisive dans l’appréciation de la persistance des modes et des motifs théâtraux, et, en particulier, pour en venlr à notre sujet principal, dans le cinéma.

Ayant introduit la question de la théâtralité dans son ensemble, nous allons aintenant considérer quelques cas concrets, en examinant brièvement trois œuvres : un film français des années 1980 et deux films plus récents produits en Amérique du Nord. Le premier est ha bande des quatre (1988) de Jacques Rivette. Je ne parlerai ici que du début du film qui montre en gros plan une jeune femme pressée qul parle fort et d’une façon artificielle. À remière vue, ce style nous semble exagéré, s 0 au fur et mesure que la caméra se détourne du visage de la jeune femme on découvre son interlocuteur, et puis… ne scène ! La jeune femme joue un rôle dans le cadre d’un ours d’art dramatique. La caméra recule davantage pour nous faire découvrir un théâtre, où une femme d’un certain âge, scénario en main, est assise dans la salle. Charlotte, interprétée par Bulle Ogier, est professeur de théâtre et la « bande des quatre » est un groupe de comédiens débutants dont nous allons découvrir les histoires respectives tout au long du film. Mais dans ces toutes premières scènes, c’est le moment qui précède le déroulement de ces histoires qui compte.

Il s’agit de la mise en scène de la scène (narrative) ellemême, bien avant que le spectateur ne ache à quoi s’en tenir. Ce qu’on nous montre ici est présupposé par chaque film, mais rarement démontré en tant que tel : le jeu théâtral, qui déploie un lieu, une scène, qui n’existe que par rapport aux autres (personnes, lieux, temps), et donc par rapport à un certain « ailleurs La bande des quatre montre cet « ailleurs » par rapport à Y acteur jouant. LI acteur jouant n’est 2. J’élabore ce contraste dans mon livre à paraître, Theatricality as Medium, Stanford UP, 2002. 6 pas toujours une chose agréable à observer. Car depuis Aristote, on s’attend à ce 6 0 tel, c’est se trouver confronté quelque chose qui, malgré l’identité et la pureté impliquées dans le rapport à soi, dans le en tant que tel », reste étrangement inachevé et énigmatique. Plutôt que de s’effacer derrière ce qu’il devrait révéler, Y acteur jouant son rôle s’impose d’une façon qui semble profondément liée au participe présent, c’est-à-dire à un mode temporel qui malgré son caractère immédiat et sa présence apparente n’est jamais présent en-soi. cteur jouant est tout à fait différent de Y action, quAristote voyait comme objet idéal du théâtre. « L’action » peut être interprétée comme e donnant vie à elle-même, comme la réalisation d’une intention, et donc comme investie par un sens qu’elle contient ou possède. U acteur jouant, par contre, est pris dans un mouvement réitératif qui n’est jamais complet et qui est donc difficile saisir. Au contraire du présent de l’indicatif »de l’action, le participe présent est partagé, partiel, ne se faisant connaître que par cet autre qui est sa condition nécessaire, soit par le processus dénonciation lui-même.

La « présence » du participe présent est définie par sa quasi-simultanéité avec l’énoncé lui-même : on ne peut parler de Y’acteurjouant son rôle qu’au moment où l’énoncé coïncide avec renonciation. Cette coïncidence entre l’énoncé et renonciation, entre le joué et le jouant, détermine l’état singulier de la théâtralité. Le caractère immédiat et vivant qu’on associe au théâtre n’existe que par cette coïncidence avec ce qu’elle n’est pas mais dont elle dépend.

C’est pourquoi la avec ce qu’elle n’est pas mais dont elle dépend. Cest pourquoi la théâtralité est considérée comme à la fois la plus réelle, la plus matérielle et la plus corporelle des « représentations », mais aussi comme la plus rompeuse, inauthentique et dangereuse. Le gros plan de la jeune actrice récitant son texte au début de IM bande des quatre est à la fois énigmatique et troublant. Quelqu’un parle, mais selon toute apparence il ne prononce pas ses « propres » mots.

Mais alors, d’où viennent ces mots et où vont-ils ? Pendant le recul de la caméra, le spectateur anticipe des réponses à ces questions. Une première réponse est suggérée par l’apparition d’un autre personnage, qui se tient sur place de manière affectée. Une deuxième réponse émerge au fur et à mesure que l’espace se définit en tant que scène théâtrale. La troisième est fournie par l’auditrice dans la salle qui situe cette scène comme scène dans le cadre dun cours de jeu théâtral.

L’instabilité du participe présent, la théâtralité de l’acteur jouant, semble donc stabilisée : il s’agit d’un cours de théâtre. La scène initiale est donc redéfinie comme épisode initial qui enclenche le récit, le mythos d’Aristote. Rassuré, « orienté le spectateur peut maintenant se détendre : la scène énigmatique de Yzcteut jouant est devenue un épisode dans un récit. Le personnage 17 de Constance, qui donne le cours en uestion, permet un ancrage qui oriente le u jeu à l’intérieur d’un scénario.

Immédiatement après cet épisode, on voit un métro qui traverse l’écran de gauche à droite, suivant la direction de l’écriture occidentale, suggérant ainsi le progrès du processus de décodage de la signification. Mais ce mouvement linéaire qui suggère le début d’une histoire et la téléologie narrative, est contrebalancé par un mouvement spectral en direction opposée et qui est reflété à l’intérieur du cadrage des fenêtres du métro.

Le spectateur devient donc conscient du mouvement de l’image en mouvement qui lui rappelle que le cinéma n’est en fait u’une pellicule qui ne représente pas les actions de façon transparente, mais reflète par ses cadrages ce qui s’est présenté devant elle. Par exemple le cadrage reflète l’anticipation du spectateur qui s’attend à ce qu’une scène de jeu devienne intelligible dans le cadre d’un épisode à l’intérieur d’un récit dont les actions ont un sens. Ce qui est théâtral dans la première scène, ce n’est donc pas seulement la représentation d’un thème théâtral (l’acteur sur scène, l’école de théâtre, etc. , mais le fait que c’est le cadrage (proscenium) qui donne lieu à cette représentation. Ce cadrage est mobile et ouvert, et il donne au récit un caractère profondément épisodique. Chaque épisode est composé de scènes dont le cadrage est partie prenante. Le cadrage au théâtre comme au cinéma n’est pas uniquement un support pour le sens mais est bel et bien intégré au sens, rend le sens possible. La détermination de l’encadré par l’encadrement est ce qui produit l’effet théâtral dans le cinema.

Dans La ban de Dans La bande des quatre, cette théàtralité est soulignée par la participation du cadrage dans le processus de déroutement que subit le spectateur. Les spectateurs rrivent au cinéma avec ce que la théorie de la réception appelle un « horizon d’attente La bande des quatre défie les limites de cet horizon par un cadrage qui met l’accent précisément sur la théàtralité endémique du cinéma, c’est-à-dire sur le fait que le contenu de la représentation est fonction d’un cadrage.

Cet effet est obtenu en élargissant le cadre dans la direction de ce qui demeure irreprésentable — l’acteur jouant – et qui ne devient représentable que par la mobilité du cadrage (l’étrange théàtralité du début ne devient significative que par un processus de re-cadrage, rocessus qui fait appel précisément à la tradition théâtrale de création du sens par l’intermédiaire du proscenium).