Jamais nous n’avons A©tA© plus libres que sous l’occupation allemande. Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous dA©portait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l’A©cran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mA? mes : A cause de tout cela nous A©tions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensA©e, chaque pensA©e juste A©tait une conquA? e ; puisqu’une police toute-puissante cherchait A nous contraindre au silence, chaque parole devenait prA©cieuse comme une dA©claration de principe ; puisque nous A©tions traquA©s, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin A mA? me de vivre, sans fard et sans voile, cette situation dA©chirA©e, insoutenable qu’on appelle la condition humaine. [a? ¦] [A] chaque seconde nous vivions dans sa plA©nitude le sens de cette petite phrase banale : » Tous les hommes sont mortels. Et le choix que chacun faisait de lui-mA? me A©tait authentique puisqu’il se faisait en prA©sence
de la mort, puisqu’il aurait toujours pu s’exprimer sous la forme A« PlutA? t la mort que… A» [a? ¦] A« Si on me torture, tiendrai-je le coup ? A» Ainsi la question mA? me de la libertA© A©tait posA©e et nous A©tions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-mA? me. Car le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’A’dipe ou d’infA©rioritA©, c’est la limite mA? e de sa libertA©, c’est son pouvoir de rA©sistance aux supplices et A la mort. [a? ¦] Cette responsabilitA© totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dA©voilement mA? me de notre libertA© ? Ce dA©laissement, cette solitude, ce risque A©norme A©taient les mA? mes pour tous, pour les chefs et pour les hommes ; pour ceux qui portaient des messages dont ils ignoraient le contenu comme pour ceux qui dA©cidaient de toute la rA©sistance, une sanction unique : l’emprisonnement, la dA©portation, la mort. Il n’est pas d’armA©e au monde oA? ‘on trouve pareille A©galitA© de risques pour le soldat et le gA©nA©ralissime. Et c’est pourquoi la RA©sistance fut une dA©mocratie vA©ritable : pour le soldat comme pour le chef, mA? me danger, mA? me responsabilitA©, mA? me absolue libertA© dans la discipline. Ainsi, dans l’ombre et dans le sang, la plus forte des RA©publiques s’est constituA©e. Chacun de ses citoyens savait qu’il se devait A tous et qu’il ne pouvait compter que sur lui-mA? me ; chacun d’eux rA©alisait, dans le dA©laissement le plus total son rA? e historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’A? tre lui-mA? me, irrA©mA©diablement et en se choisissant lui-mA? me dans sa libertA©, choisissait la libertA© de tous. Cette rA©publique sans institutions, sans armA©e, sans police, il fallait que chaque FranA§ais la conquiA? re et l’affirme A chaque instant contre le nazisme. Nous voici A prA©sent au bord d’une autre RA©publique : ne peut-on souhaiter qu’elle conserve au grand jour les austA? res vertus de la RA©publique du Silence et de la Nuit