La mort de cesar

La mort de cesar

The Project Gutenberg EBook of La mort de Cesar, by Voltaire This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www. gutenberg. net Title: La mort de Cesar Tragedie en trois actes – avec les changemens fait par le citoyen Gohier ministre de la justice Author: Voltaire Release Date: May 9, 2005 [EBook #15805] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORT DE CESAR ***

Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. LA MORT DE CESAR TRAGEDIE EN TROIS ACTES DE VOLTAIRE _Avec les changemens fait par le Citoyen GOHIER, Ministre de la Justice;_ Representee au Theatre de la Republique, a Paris. _A COMMUNE-AFFRANCHIE,_ Chez L. CUTTY, Imprimeur, Place et Maison de la Charite. L’AN SECOND DE LA REPUBLIQUE. _ACTEURS. _ JULES-CESAR, Dictateur. MARC-ANTOINE, Consul. JUNIUS BRUTUS, Preteur. CASSIUS, } CIMBER, } DECIMUS, } Senateurs. CINNA, } DOLABELLA, } CASCA, } LES ROMAINS. LICTEURS. _La Scene est a Rome, au Capitole. _ LA MORT DE CESAR.

TRAGEDIE.

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ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE. CESAR, ANTOINE. ANTOINE. Cesar, tu vas regner, voici le jour auguste Ou le peuple Romain, pour toi toujours injuste, Dispose par nos soins, va reconnaitre en toi Son vainqueur, son appui, son vengeur et son roi. Antoine, tu le sais, ne connait point l’envie. J’ai cheri, plus que toi, la gloire de ta vie: J’ai prepare la chaine ou tu mets les Romains, Content d’etre sous toi le second des humains; Plus fier de t’attacher ce nouveau diademe, Plus grand de te servir que de regner moi-meme. Quoi! tu ne me reponds que par de longs soupirs! Ta grandeur fait ma joie, et fait tes deplaisirs!

Roi de Rome et du monde, est-ce a toi de te plaindre? Cesar peut-il gemir, ou Cesar pourroit-il craindre? Qui peut a ta grande ame inspirer la terreur, CESAR. L’amitie, cher Antoine; il faut t’ouvrir mon coeur. Tu sais que je te quitte, et le destin m’ordonne De porter nos drapeaux aux champs de Babylonne. Je pars et vais venger, sur le Parthe inhumain, La honte de Crassus et du peuple Romain. L’aigle des legions que je retiens encore, Demande a s’envoler vers les mers du Bosphore, Et mes braves soldats n’attendent pour signal Que de revoir mon front ceint du bandeau royal. Peut-etre avec raison Cesar peut entreprendre

D’attaquer un pays qu’a soumis Alexandre. Peut-etre les Gaulois, Pompee et les Romains Valent bien les Persans subjugues par ses mains. J’ose au moins le penser, et ton ami se flatte Que le vainqueur du Rhin peut l’etre sur l’Euphrate. Mais cet espoir m’anime et ne m’aveugle pas; Le sort peut se lasser de marcher sur mes pas: La plus haute sagesse en est souvent trompee, Il peut quitter Cesar, ayant trahi Pompee: Et dans les factions comme dans les combats, Du triomphe a la chute il n’est souvent qu’un pas. J’ai servi, commande, vaincu quarante annees; Du monde entre mes mains j’ai vu les destinees;

Et j’ai toujours connu qu’en chaque evenement Le destin des etats dependait d’un moment. Quoiqu’il puisse arriver, mon coeur n’a rien a craindre; Je vaincrai sans orgueil, ou mourrai sans me plaindre; Mais j’exige en partant, de ta tendre amitie, Qu’Antoine a mes enfans soit pour jamais lie: Que Rome par mes mains defendue et conquise, Que la terre a mes fils comme a toi soit soumise: Et qu’emportant d’ici le grand titre de roi, Mon sang et mon ami le prennent apres moi. Je te laisse aujourd’hui ma volonte derniere; Antoine, a mes enfans il faut servir de pere. Je ne veux point de toi demander des sermens,

De la foi des humains sacres et vains garans; Ta promesse suffit, et je la crois plus pure Que les autels des dieux entoures du parjure. ANTOINE. C’est deja pour Antoine une assez dure loi Que tu cherches la guerre et le trepas sans moi, Et que ton interet m’attache a l’Italie, Quand la gloire t’appelle aux bornes de l’Asie: Je m’afflige encor plus de voir que ton grand coeur Doute de sa fortune, et presage un malheur. Mais je ne comprends point ta bonte qui m’outrage; Cesar, que me dis-tu de tes fils, de partage? Tu n’as de fils qu’Octave, et nulle adoption N’a d’un autre Cesar appuye ta maison. CESAR.

Il n’est plus temps, ami de cacher l’amertume Dont mon coeur paternel en secret se consume, Octave n’est mon sang qu’a la faveur des loix; Je l’ai nomme Cesar, il est fils de mon choix. Le destin, dois-je dire ou propice ou severe, D’un veritable fils en effet m’a fait pere, D’un fils que je cheris; mais qui, pour mon malheur, A ma tendre amitie repond avec horreur. ANTOINE. Et quel est cet enfant? Quel ingrat peut-il etre Si peu digne du sang dont les dieux l’ont fait naitre? CESAR. Ecoute: tu connais ce malheureux Brutus, Dont Caton cultiva les farouches vertus; De nos antiques loix ce defenseur austere,

Ce rigide ennemi du pouvoir arbitraire, Qui toujours contre moi les armes a la main, De tous mes ennemis a suivi le destin; Qui fut mon prisonnier aux champs de Thessalie, A qui j’ai, malgre lui, deux fois sauve la vie, Ne, nourri loin de moi chez mes fiers ennemis. ANTOINE. Brutus! il se pourroit…. CESAR. Ne m’en crois pas. Tiens, lis. ANTOINE. Dieux! la soeur de Caton, la fiere Servilie! CESAR. Par un hymen secret elle me fut unie. Ce farouche Caton, dans nos premiers debats, La fit presqu’a mes yeux passer en d’autres bras. Mais le jour qui forma ce second hymenee, De son nouvel epoux trancha la destinee.

Sous le nom de Brutus mon fils fut eleve. Pour me hair, o ciel! etait-il reserve? Mais lis, tu sauras tout par cet ecrit funeste. ANTOINE. _Il lit. _ _Cesar, je vais mourir. La colere celeste Va finir a la fois ma vie et mon amour: Souviens-toi qu’a Brutus Cesar donna le jour. Adieu. Puisse ce fils eprouver pour son pere L’amitie qu’en mourant te conservait sa mere! _ _Servilie. _ Quoi! faut-il que du sort la tyrannique loi, Cesar, te donne un fils si peu semblable a toi! CESAR. Il a d’autres vertus; son superbe courage Flatte en secret le mien, meme alors qu’il l’outrage. Il m’irrite, il me plait. Son coeur independant

Sur mes sens etonnes prend un fier ascendant. Sa fermete m’impose, et l’excuse meme De condamner en moi l’autorite supreme. Soit qu’etant homme et pere, un charme seducteur L’excusant a mes yeux, me trompe en sa faveur: Soit qu’etant ne Romain, la voix de ma patrie Me parle malgre moi contre ma tyrannie, Et que la liberte que je viens d’opprimer, Plus forte encor que moi, me condamne a l’aimer. Te dirai-je encore plus? si Brutus me doit l’etre, S’il est fils de Cesar, il doit hair un maitre. J’ai pense comme lui des mes plus jeunes ans, J’ai deteste Sylla, j’ai hai les tyrans. J’eusse ete citoyen, si l’orgueilleux Pompee

N’eut voulu m’opprimer sous sa gloire usurpee. Ne fier, ambitieux, mais ne pour les vertus, Si je n’etais Cesar, j’aurais ete Brutus. Tout homme a son etat doit plier son courage. Brutus tiendra bientot un different langage, Quand il aura connu de quel sang il est ne. Crois-moi, le diademe a son front destine Adoucira dans lui sa rudesse importune; Il changera de moeurs en changeant de fortune; La nature, le sang, mes bienfaits, tes avis, Le devoir, l’interet, tout me rendra mon fils. ANTOINE. J’en doute. Je connais sa fermete farouche: La secte dont il est n’admet rien qui le touche. Cette secte intraitable, et qui fait vanite

D’endurcir les esprits contre l’humanite, Qui dompte et foule aux pieds la nature irritee, Parle seule a Brutus, et seule est ecoutee. Ces prejuges affreux, qu’ils appellent devoir, Ont sur ces coeurs de bronze un absolu pouvoir. Caton meme, Caton, ce malheureux stoique, Ce heros forcene, la victime d’Utique, Qui fuyant un pardon qui l’eut humilie, Prefera la mort meme a ta tendre amitie; Caton fut moins altier, moins dur et moins a craindre, Que l’ingrat qu’a t’aimer ta bonte veut contraindre. CESAR. Cher ami, de quels coups tu viens de me frapper! Que m’as-tu dit? ANTOINE. Je t’aime et ne te puis tromper. CESAR. Le tems amollit tout.

ANTOINE. Mon coeur en desespere. CESAR. Quoi? sa haine?… ANTOINE. Crois-moi. CESAR. N’importe; je suis pere. J’ai cheris, j’ai sauve mes plus grands ennemis, Je veux me faire aimer de Rome et de mon fils; Et conquerant des coeurs vaincus par ma clemence, Voir la terre et Brutus adorer ma puissance. C’est a toi de m’aider dans de si grands desseins. Tu m’as prete ton bras pour dompter les humains, Dompte aujourd’hui Brutus, adoucis son courage; Prepare par degres cette vertu sauvage Au secret important qu’il lui faut reveler, Et dont mon coeur encor hesite a lui parler. ANTOINE. Je ferai tout pour toi; mais j’ai peu d’esperance. SCENE II

CESAR, ANTOINE, DOLABELLA. DOLABELLA. Cesar, les Senateurs attendent audience, A ton ordre supreme ils se rendent ici. CESAR. Ils ont tarde long-tems…. Qu’ils entrent. ANTOINE. Les voici. Que je lis sur leur front de depit et de haine! SCENE III. CESAR, ANTOINE, BRUTUS, CASSIUS, CIMBER, DECIMUS, CINNA, CASCA, etc. LICTEURS. CESAR _assis_. Venez, dignes soutiens de la grandeur Romaine, Compagnons de Cesar. Approchez, Cassius, Cimber, Cinna, Decime, et toi, mon cher Brutus; Enfin, voici le tems, si le ciel me seconde, Ou je vais achever la conquete du monde, Et voir dans l’Orient le trone de Cyrus Satisfaire en tombant aux manes de Crassus.

Il est tems d’ajouter, par le droit de la guerre, Ce qui manque aux Romains des trois parts de la terre. Tout est pret, tout prevu pour ce vaste dessein, L’Euphrate attend Cesar, et je pars des demain. Brutus et Cassius me suivront en Asie, Antoine retiendra la Gaule et l’Italie. De la mer Atlantique et des bords du Betis, Cimber gouvernera les rois assujettis. Je donne a Decimus la Grece et la Lycie, A Marcellus le Pont, a Casca la Syrie. Ayant ainsi regle le sort des nations, Et laissant Rome heureuse et sans divisions, Il ne reste au Senat qu’a juger sous quel titre De Rome et des Romains je dois etre l’arbitre.

Sylla fut honore du nom de dictateur, Marius fut consul, et Pompee empereur. J’ai vaincu le dernier, et c’est assez vous dire, Qu’il faut un nouveau nom pour un nouvel empire; Un nom plus grand, plus saint, moins sujet aux revers, Autrefois craint dans Rome, et cher a l’univers. Un bruit trop confirme se repand sur la terre, Qu’envain Rome aux Persans ose faire la guerre; Qu’un roi seul peut les vaincre et leur donner la loi; Cesar va l’entreprendre et Cesar n’est pas roi. Il n’est qu’un citoyen fameux par ses services, Qui peut du peuple encore essuyer les caprices…. Romains, vous m’entendez, vous savez mon espoir.

Songez a mes bienfaits, songez a mon pouvoir. CIMBER. Cesar, il faut parler. Ces sceptres, ces couronnes, Ce fruit de nos travaux, l’univers que tu donnes, Seraient aux yeux du peuple et du Senat jaloux, Un outrage a l’etat plus qu’un bienfait pour nous. Marius ni Sylla, ni Carbon, ni Pompee, Dans leur autorite sur le peuple usurpee, N’ont jamais pretendu disposer a leur choix Des conquetes de Rome et nous parler en rois. Cesar, nous attendions de ta clemence auguste Un don plus precieux, une faveur plus juste, Au-dessus des etats donnes par ta bonte….. CESAR. Qu’oses-tu demander, Cimber? CIMBER. La liberte. CASSIUS.

Tu nous l’avais promise, et tu juras toi-meme D’abolir pour jamais l’autorite supreme; Et je croyais toucher a ce moment heureux, Ou le vainqueur du monde allait combler nos voeux. Fumante de son sang, captive et desolee, Rome dans cet espoir renaissait consolee. Avant que d’etre a toi nous sommes ses enfans; Je songe a ton pouvoir, mais songe a tes sermens. BRUTUS. Oui, que Cesar soit grand, mais que Rome soit libre. Dieux! maitresse de l’Inde, esclave au bord du Tibre! Qu’importe que son nom commande a l’univers, Et qu’on l’appelle reine alors qu’elle est aux fers? Qu’importe a ma patrie, aux Romains que tu braves,

D’apprendre que Cesar a de nouveaux esclaves? Les Persans ne sont point nos plus grands ennemis; Il en est de plus grands. Je n’ai point d’autre avis. CESAR. Et toi, Brutus, aussi? ANTOINE _a Cesar_. Tu connais leur audace: Vois si ces coeurs ingrats sont dignes de leur grace. CESAR. Ainsi vous voulez donc dans vos temerites Tenter ma patience, et lasser mes bontes? Vous qui m’appartenez par le droit de l’epee, Rampans sous Marius, esclaves de Pompee; Vous qui ne respirez qu’autant que mon couroux Retenu trop long-tems s’est arrete sur vous; Republicains ingrats, qu’enhardit ma clemence, Vous, qui devant Sylla garderiez le silence;

Vous, que ma bonte seule invite a m’outrager, Sans craindre que Cesar s’abaisse a se venger: Voila ce qui vous donne une ame assez hardie Pour oser me parler de Rome et de patrie, Pour affecter ici cette illustre hauteur, Et ces grands sentimens devant votre vainqueur. Il les fallait avoir aux plaines de Pharsale: La fortune entre nous devient trop inegale. Si vous n’avez su vaincre, apprenez a servir. BRUTUS. Cesar, aucun de nous n’apprendra qu’a mourir: Nul ne m’en desavoue, et nul en Thessalie N’abaissa son courage a demander la vie. Tu nous laissas le jour, mais pour nous avilir, Et nous le detestons s’il te faut obeir.

Cesar, qu’a ta colere aucun de nous n’echappe: Commence ici par moi, si tu veux regner, frappe. CESAR. Ecoute…. et vous, sortez. (Les Senateurs sortent. ) Brutus m’ose offenser! Mais sais-tu de quels traits tu viens de me percer? Va, Cesar est bien loin d’en vouloir a ta vie. Laisse-la du Senat l’indiscrete furie. Demeure. C’est toi seul qui peut me desarmer. Demeure. C’est toi seul que Cesar veut aimer. BRUTUS. Tout mon sang est a toi, si tu tiens ta promesse. Si tu n’es qu’un tyran, j’abhorre ta tendresse; Et je ne peux rester avec Antoine et toi, Puisqu’il n’est plus Romain, et qu’il demande un roi. SCENE IV.

CESAR, ANTOINE. ANTOINE. Eh bien! t’ai-je trompe? Crois-tu que la nature Puisse amollir un ame, et si fiere et si dure? Laisse, laisse a jamais dans son obscurite Ce secret malheureux qui pese a ta bonte. Que de Rome, s’il veut, il deplore la chute; Mais qu’il ignore au moins quel sang il persecute. Il ne merite pas de te devoir le jour. Ingrat a tes bontes, ingrat a ton amour, Renonce-le pour fils. CESAR. Je ne le puis, je l’aime. ANTOINE. Ah! cesse donc d’aimer l’orgueil du diademe; Descends donc de ce rang ou je te vois monte: La bonte convient mal a ton autorite, De ta grandeur naissante elle detruit l’ouvrage. Quoi?

Rome est sous tes loix, et Cassius t’outrage? Quoi? Cimber? quoi? Cinna? ces obscurs Senateurs Aux yeux du roi du monde affectent ces hauteurs? Ils bravent ta puissance, et ces vaincus respirent? CESAR. Ils sont nes mes egaux; mes armes les vainquirent, Et trop au-dessus d’eux, je leur puis pardonner De fremir sous le joug que je veux leur donner. ANTOINE. Marius de leur sang eut ete moins avare. Sylla les eut punis. CESAR. Sylla fut un barbare; Il n’a su qu’opprimer. Le meurtre et la fureur Faisaient sa politique, ainsi que sa grandeur. Il a gouverne Rome au milieu des supplices; Il en etait l’effroi, j’en serai les delices.

Je sais quel est le peuple; on le change en un jour; Il prodigue aisement sa haine et son amour: Si ma grandeur l’aigrit, ma clemence l’attire. Un pardon politique a qui ne me peut nuire, Dans mes chaines qu’il porte, un air de liberte A ramene vers moi sa faible volonte. Il faut couvrir de fleurs l’abime ou je l’entraine, Flatter encor ce tigre a l’instant qu’on l’enchaine, Lui plaire en l’accablant, l’asservir, le charmer, Et punir mes rivaux en me faisant aimer. ANTOINE. Il faudrait etre craint: c’est ainsi que l’on regne. CESAR. Va, ce n’est qu’aux combats que je veux qu’on me craigne. ANTOINE. Le peuple abusera de ta facilite.

CESAR. Le peuple a jusqu’ici consacre ma bonte: Vois ce temple que Rome eleve a ma clemence. ANTOINE. Crains qu’elle n’en eleve un autre a la vengeance: Crains des coeurs ulceres, nourris de desespoir, Idolatres de Rome, et cruels par devoir. Cassius allarme prevoit qu’en ce jour-meme Ma main doit sur ton front mettre le diademe; Deja meme a tes yeux on ose murmurer: Des plus impetueux tu devrais t’assurer. A prevenir leurs coups daigne au moins te contraindre. CESAR. Je les aurais punis si je les pouvais craindre. Ne me conseille point de me faire hair; Je sais combattre, vaincre, et ne sais point punir.

Allons, et n’ecoutant ni soupcon ni vengeance, Sur l’univers soumis regnons sans violence. _Fin du premier Acte. _ ACTE II. SCENE PREMIERE. BRUTUS, ANTOINE, DOLABELLA. ANTOINE. Ce superbe refus, cette animosite, Marquent moins de vertus que de ferocite. Les bontes de Cesar, et surtout sa puissance, Meritaient plus d’egards et plus de complaisance: A lui parler du moins vous pourriez consentir. Vous ne connaissez pas qui vous osez hair, Et vous en fremiriez si vous pouviez apprendre…. BRUTUS. Ah! je fremis deja; mais c’est de vous entendre. Ennemi des Romains que vous avez vendus, Pensez-vous ou tromper ou corrompre Brutus?

Allez ramper sans moi sous la main qui vous brave; Je sais tous vos desseins, vous brulez d’etre esclave. Vous voulez un monarque, et vous etes Romain! ANTOINE. Je suis ami, Brutus, et porte un coeur humain. Je ne recherche point une vertu plus rare: Tu veux etre un heros, mais tu n’es qu’un barbare, Et ton farouche orgueil, que rien ne peut flechir, Embrassa la vertu pour la faire hair. SCENE II BRUTUS, _seul. _ Quelle bassesse, o ciel! et quelle ignominie! Voila donc les soutiens de ma triste patrie! Voila vos successeurs, Horace, Decius, Et toi, vengeur des loix, toi mon sang, toi Brutus, Quels restes, justes dieux, de la grandeur Romaine!

Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaine. Cesar nous a ravi jusqu’a nos vertus, Et je cherche ici Rome et ne la trouve plus. Vous que j’ai vu perir, vous, immortels courages, Heros dont en pleurant j’appercois les images, Famille de Pompee, et toi, divin Caton, Toi, dernier des heros du sang de Scipion: Vous ranimez en moi ces vives etincelles Des vertus dont brillaient vos ames immortelles. Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon sein Tout l’honneur qu’un tyran ravit au nom Romain. Que vois-je, grand Pompee, au pied de ta statue? Quel billet, sous mon nom, se presente a ma vue? Lisons: (Il prend le billet. _Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers? _ Rome, mes yeux sur toi seront toujours ouverts; Ne me reproche point des chaines que j’abhorre. Mais quel autre billet a mes yeux s’offre encore! _Non, tu n’es pas Brutus. _ Ah! reproche cruel! Cesar! tremble, tyran: voila ton coup mortel. _Non, tu n’es pas Brutus. _ Je le suis, je veux l’etre. Je perirai, Romains, ou vous serez sans maitre. Je vois que Rome encor a des coeurs vertueux, On demande un vengeur, on a sur moi les yeux: On excite cette ame, et cette main trop lente: On demande du sang…. Rome sera contente. SCENE III BRUTUS, CASSIUS, CINNA, CASCA, DECIMUS, Suite.

CASSIUS. Je t’embrasse, Brutus, pour la derniere fois. Amis, il faut tomber sous les debris des loix. De Cesar desormais je n’attends plus de grace, Il sait mes sentimens, il connait notre audace. Notre ame incorruptible etonne ses desseins; Il va perdre dans nous les derniers des Romains. C’en est fait, mes amis, il n’est plus de patrie, Plus d’honneur, plus de loix, Rome est anneantie: De l’univers et d’elle il triomphe aujourd’hui. Nos imprudens ayeux n’ont vaincu que pour lui. Ces depouilles des rois, ces sceptres de la terre, Six cens ans de vertus, de travaux et de guerre: Cesar jouit de tout, et devore le fruit

Que six siecles de gloire a peine avaient produit. Ah! Brutus! es-tu ne pour servir sous un maitre? La liberte n’est plus. BRUTUS. Elle est prete a renaitre. CASSIUS. Que dis-tu?… Mais quel bruit vient frapper mes esprits! BRUTUS. Laisse-la ce vil peuple et ses indignes cris. CASSIUS. La liberte, dis-tu?… Mais quoi!… le bruit redouble. SCENE IV. BRUTUS, CASSIUS, CIMBER, CINNA, CASCA, DECIMUS. CASSIUS. Ah! Cimber, est-ce toi? parle, quel est ce trouble? DECIMUS. Trame-t-on contre Rome un nouvel attentat? Qu’a-t-on fait? qu’as-tu vu? CIMBER. La honte de l’etat. Cesar etait au temple, et cette fiere idole

Semblait etre le dieu qui tonne au Capitole. C’est-la qu’il annoncait son superbe dessein D’aller joindre la Perse a l’empire Romain. On lui donnait le nom de foudre de la guerre, De vengeur des Romains, de vainqueur de la terre, Mais parmi tant d’eclat, son orgueuil impudent Voulait un autre titre, et n’etait pas content. Enfin, parmi ces cris et ces chants d’allegresse, Du peuple qui l’entoure, Antoine fend la presse; Il entre: o honte! o crime indigne d’un Romain! Il entre, la couronne et le sceptre a la main. On se tait; on fremit; lui, sans que rien l’etonne, Sur le front de Cesar attache la couronne;

Et soudain devant lui se mettant a genoux, Cesar, regnes, dit-il, sur la terre et sur nous. Des Romains a ces mots les visages palissent, De leurs cris douloureux les voutes retentissent. J’ai vu des citoyens s’enfuir avec horreur, D’autres rougir de honte et pleurer de douleur. Cesar, qui cependant lisait sur leur visage De l’indignation l’eclatant temoignage, Feignant des sentimens long-tems etudies, Jette et sceptre et couronne, et les foule a ses pieds. Alors tout se croit libre, alors tout est en proie Au fol enivrement d’une indiscrette joie. Antoine est alarme: Cesar feint et rougit; Plus il cele son trouble, et plus on l’applaudit.

La moderation sert de voile a son crime: Il affecte a regret un refus magnanime. Mais malgre ses efforts il fremissait tout bas Qu’on applaudit en lui les vertus qu’il n’a pas. Enfin ne pouvant plus retenir sa colere, Il sort du Capitole avec un front severe. Il veut que dans une heure on s’assemble au Senat. Dans une heure, Brutus, Cesar change l’etat. De ce Senat sacre la moitie corrompue Ayant achete Rome, a Cesar l’a vendue, Plus lache que ce peuple, a qui dans son malheur Le nom de roi du moins fait toujours quelque horreur, Cesar deja trop roi, veut encor la couronne: Le peuple la refuse, et le Senat la donne;

Que faut-il faire enfin, heros qui m’ecoutez; CASSIUS. Mourir, finir des jours dans l’opprobre comptes. J’ai traine les liens de mon indigne vie, Tant qu’un peu d’esperance a flatte ma patrie. Voici son dernier jour, et du moins Cassius Ne doit plus respirer lorsque l’etat n’est plus. Pleure qui voudra Rome, et lui reste fidelle; Je ne peux la venger, mais j’expire avec elle; Oui, je saurai mourir….. Pompee et Scipion, _En regardant leurs statues. _ Il est tems de vous suivre et d’imiter Caton. BRUTUS. Non, n’imitons personne, et servons tous d’exemple; C’est nous, braves amis, que l’univers contemple,

C’est a nous de repondre a l’admiration Que Rome en expirant conserve a notre nom! Si Caton m’avait cru, plus juste en sa furie, Sur Cesar expirant il eut perdu la vie; Mais il tourna sur soi ses innocentes mains: Sa mort fut inutile au bonheur des humains. Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome, Et c’est la seule faute ou tomba ce grand homme. CASSIUS. Que veux-tu donc qu’on fasse en un tel desespoir? BRUTUS _montrant le billet_. Voila ce qu’on m’ecrit, voila notre devoir. CASSIUS. On m’en ecrit autant, j’ai recu ce reproche. BRUTUS. C’est trop le meriter. CIMBER. L’heure fatale approche. Dans une heure n tyran detruit le nom Romain. BRUTUS. Dans une heure a Cesar il faut percer le sein. CASSIUS. Ah! je te reconnais a cette noble audace. DECIMUS. Ennemi des tyrans, et digne de ta race, Voila les sentimens que j’avais dans mon coeur. CASSIUS. Tu me rends a moi-meme, et je t’en dois l’honneur; C’est-la ce qu’attendaient ma haine et ma colere De la male vertu qui fait ton caractere. C’est Rome qui t’inspire en des desseins si grands: Ton nom seul est l’arret de la mort des tyrans. Lavons, mon cher Brutus, l’opprobre de la terre, Vengeons ce capitole au defaut du tonnerre. Toi, Cimber, toi, Cinna, vous, Romains indomptes,

Avez-vous une autre ame et d’autres volontes? CIMBER. Nous pensons comme toi, nous meprisons la vie, Nous detestons Cesar, nous aimons la patrie, Nous la vengerons tous; Brutus et Cassius De quiconque est Romain raniment les vertus. DECIMUS. Nes juges de l’etat, nes les vengeurs du crime, C’est souffrir trop long-tems la main qui nous opprime; Et quand sur un tyran nous suspendons nos coups, Chaque instant qu’il respire est un crime pour nous. CIMBER. Admettrons-nous quelqu’autre a ces honneurs supremes? BRUTUS. Pour venger la patrie, il suffit de nous-memes. Dolabella, Lepide, Emile, Bibulus,

Qui tremblent sous Cesar ou bien lui sont vendus; Ciceron, qui d’un traitre a puni l’insolence, Ne sert la liberte que par son eloquence; Hardi dans le Senat, faible dans le danger, Fait pour haranguer Rome, et non pour la venger. Laissons a l’orateur qui charme sa patrie, Le soin de nous louer, quand nous l’aurons servie. Non, ce n’est qu’avec vous que je veux partager Cet immortel honneur et ce pressant danger. Dans une heure au Senat le tyran doit se rendre; la je le punirai; la je le veux surprendre; La je veux que ce fer enfonce dans son sein, Venge Caton, Pompee et le peuple Romain. C’est hasarder beaucoup.

Ses ardens satellites Par-tout du capitole occupent les limites; Ce peuple mou, volage et facile a flechir, Ne sait s’il doit encor l’aimer ou le hair. Notre mort, mes amis, parait inevitable; Mais qu’une telle mort est noble et desirable! Qu’il est beau de perir dans des desseins si grands, De voir couler son sang dans le sang des tyrans! Qu’avec plaisir alors on voit sa derniere heure! Mourons, braves amis, pourvu que Cesar meure, Et que la liberte qu’oppriment ses forfaits, Renaisse de sa cendre, et revive a jamais. CASSIUS. Ne balancons donc plus, courons au capitole; C’est-la qu’il nous opprime, et qu’il faut qu’on l’immole.

Ne craignons rien du peuple, il semble encor douter; Mais si l’idole tombe, il va la detester. BRUTUS. Jurez donc avec moi, jurez sur cette epee, Par le sang de Caton, par celui de Pompee, Par les manes sacres de tous ces vrais Romains Qui dans les champs d’Afrique ont finis leurs destins, Jurez par tous les dieux, vengeurs de la patrie, Que Cesar sous vos coups va terminer sa vie. CASSIUS. Faisons plus, mes amis, jurons d’exterminer Quiconque ainsi que lui pretendra gouverner; Fussent nos propres fils, nos freres et nos peres; S’ils sont tyrans, Brutus, ils sont nos adversaires. Un vrai republicain n’a pour pere ou pour fils,

Que l’honneur, la vertu, les loix et son pays. BRUTUS. Oui, j’unis pour jamais mon sang avec le votre. Tous, des ce moment meme, adoptes l’un par l’autre, Le salut de l’etat nous a rendu parens; Scellons notre union du sang de nos tyrans. _Il s’avance vers la statue de Pompee. _ Nous le jurons par vous, heros dont les images A ce pressant devoir excitent nos courages, Nous promettons, Pompee, a tes sacres genoux, De faire tout pour Rome, et jamais rien pour nous; D’etre unis pour l’etat, qui dans nous se rassemble; De vivre, de combattre et de mourir ensemble. Allons, preparons-nous, c’est trop nous arreter.

SCENE V. CESAR, BRUTUS. CESAR. Demeure; c’est ici que tu dois m’ecouter. Ou vas-tu, malheureux? BRUTUS. Loin de la tyrannie. CESAR. Licteurs, qu’on le retienne. BRUTUS. Acheve et prends ma vie. CESAR. Brutus, si ma colere en voulait a tes jours, Je n’aurais qu’a parler, j’aurais fini leur cours. Tu l’as trop merite. Ta fiere ingratitude Se fait de m’offenser une farouche etude. Je te retrouve encor avec ceux des Romains Dont j’ai plus soupconne les perfides desseins; Avec ceux qui tantot ont ose me deplaire, Ont blame ma conduite, ont brave ma colere. BRUTUS. Ils parlaient en Romains, Cesar, et leurs avis,

Si les dieux t’inspiraient, seraient encor suivis. CESAR. Je souffre ton audace, et consens a t’entendre; De mon rang avec toi je me plais a descendre: Que me reproches-tu? BRUTUS. Le monde ravage, Le sang des nations, ton pays saccage; Ton pouvoir, tes vertus qui font tes injustices, Qui de tes attentats sont en toi les complices; Ta funeste bonte qui fait aimer tes fers, Et qui n’est qu’un appas, pour tromper l’univers. CESAR. Ah! c’est ce qu’il fallait reprocher a Pompee: Par sa feinte vertu la tienne fut trompee. Ce citoyen superbe, a Rome plus fatal, N’a pas meme voulu Cesar pour son egal.

Crois-tu, s’il m’eut vaincu, que cette ame hautaine Eut laisse respirer le liberte Romaine? Ah! sous un joug de fer il t’auroit accable. Qu’eut fait Brutus alors? BRUTUS. Brutus l’eut immole. CESAR. Voila donc ce qu’enfin ton grand coeur me destine? Tu ne t’en defends point, tu vis pour ma ruine, Et tu ne veux plus voir qu’un tyran dans Cesar. Viens, cruel, dans mon sein enfoncer le poignard. BRUTUS. Parle moins haut, Cesar, c’est Brutus qui t’ecoute. CESAR. Brutus veut-il, helas, que Cesar le redoute? BRUTUS. Il le devrait du moins: mais previens ma fureur. Qui peut te retenir? CESAR. _Il lui presente la lettre de Servilie. La nature et mon coeur. Lis, ingrat, lis, connais le sang que tu m’opposes; Vois qui tu peux hair, et poursuis si tu l’oses. BRUTUS. Ou suis-je? Qu’ai-je lu? Me trompez-vous, mes yeux? CESAR. Eh bien! Brutus, mon fils! BRUTUS. Lui, mon pere! grands dieux! CESAR. Oui, je le suis, ingrat: quel silence farouche, Que dis-je? quels sanglots echappent de ta bouche? Mon fils!… Quoi! je te tiens muet entre mes bras? La nature s’etonne, et ne s’attendrit pas! BRUTUS. O sort epouvantable, et qui me desespere! O sermens! o patrie! o Rome toujours chere! Cesar!… Ah! malheureux, j’ai trop long-tems vecu! CESAR. Parle.

Quoi, d’un remords ton coeur est combattu? Ne me deguise rien. Tu gardes le silence? Tu crains d’etre mon fils, ce nom sacre t’offense? Tu crains de me cherir, de partager mon rang? C’est un malheur pour toi d’etre ne de mon sang? Ah! ce sceptre du monde et ce pouvoir supreme, Ce Cesar que tu hais, les voulait pour toi-meme: Je voulais partager avec Octave et toi, Le prix de cent combats, et le titre de roi. BRUTUS. Ah! dieux! CESAR. Tu veux parler, et te retiens a peine? Ces transports sont-ils donc de tendresse ou de haine? Quel est donc le secret qui semble t’accabler? BRUTUS. Cesar…. CESAR. Eh bien! mon fils?

BRUTUS. Je ne ne puis lui parler. CESAR. Tu n’oses me nommer du tendre nom de pere? BRUTUS. Si tu l’es, je te fais une unique priere. CESAR. Parle. En te l’accordant je croirai tout gagner. BRUTUS. Fais-moi mourir sur l’heure, ou cesse de regner. CESAR. Ah! barbare ennemi! tigre que je caresse! Ah! coeur denature qu’endurcit ma tendresse! Va, tu n’es plus mon fils. Va, cruel citoyen, Mon coeur desespere prend l’exemple du tien: Ce coeur a qui tu fais cette effroyable injure, Saura bien comme toi vaincre enfin la nature. Va, Cesar n’est pas fait pour te prier en vain; J’apprendrai de Brutus a cesser d’etre humain.

Je ne te connais plus. Libre dans ma puissance, Je n’ecouterai plus une injuste clemence. Tranquille, a mon couroux je vais m’abandonner: Mon coeur trop indulgent est las de pardonner. J’imiterai Sylla, mais dans ses violences; Vous tremblerez, ingrats, au bruit de mes vengeances. Va, cruel, va trouver tes indignes amis; Tous m’ont ose deplaire, ils seront tous punis. On sait ce que je puis, on verra ce que j’ose; Je deviendrai barbare, et toi seul en est cause. BRUTUS. Ah! ne le quittons point dans ses cruels desseins, Et sauvons, s’il se peut, Cesar et les Romains. _Fin du second Acte. _ ACTE III. SCENE PREMIERE.

CASSIUS, CIMBER, DECIMUS, CINNA, CASCA, LES CONJURES. CASSIUS. Enfin donc l’heure approche ou Rome va renaitre! La maitresse du monde est aujourd’hui sans maitre; L’honneur en est a vous, Cimber, Casca, Probus, Decime. Encor une heure, et le tyran n’est plus. Ce que n’ont pu Caton et Pompee, et l’Asie, Nous seuls l’executons, nous vengeons la patrie; Et je veux qu’en ce jour on dise a l’univers: _Mortels, respectez Rome, elle n’est plus aux fers. _ CIMBER. Tu vois tous nos amis, ils sont prets a te suivre, A frapper, a mourir, a vivre s’il faut vivre; A servir le Senat dans l’un ou l’autre sort, En donnant a Cesar, ou recevant la mort.

DECIMUS. Mais d’ou vient que Brutus ne parait point encore, Lui, ce fier ennemi du tyran qu’il abhorre? Lui qui prit nos sermens, qui nous rassembla tous, Lui qui doit sur Cesar porter les premiers coups? Le gendre de Caton tarde bien a paraitre. Serait-il arrete? Cesar peut-il connaitre?… Mais le voici. Grands dieux! qu’il parait abattu! SCENE II CASSIUS, BRUTUS, CIMBER, CASCA, DECIMUS, LES CONJURES. CASSIUS. Brutus, quelle infortune accable ta vertu? Le tyran sait-il tout? Rome est-elle trahie? BRUTUS. Non, Cesar ne sait point qu’on va trancher sa vie. Il se confie a vous. DECIMUS. Qui peut donc te troubler? BRUTUS.

Un malheur, un secret qui vous fera trembler. CASSIUS. De nous ou du tyran c’est la mort qui s’apprete, Nous pouvons tous perir; mais trembler, nous? BRUTUS. Arrete. Je vais t’epouvanter par ce secret affreux. Je dois sa mort a Rome, a vous, a nos neveux, Au bras des mortels, et j’avais choisi l’heure, Le lieu, le bras, l’instant ou Rome veut qu’il meure; L’honneur du premier coup a mes mains est remis; Tout est pret. Apprenez que Brutus est son fils. CIMBER. Toi, son Fils! CASSIUS. De Cesar! DECIMUS. O Rome! BRUTUS. Servilie Par un hymen secret a Cesar fut unie: Je suis de cet hymen le fruit infortune. CIMBER. Brutus, fils d’un tyran!

CASSIUS. Non, tu n’en es pas ne, Ton coeur est trop Romain. BRUTUS. Ma honte est veritable. Vous, amis, qui voyez le destin qui m’accable, Soyez, par mes sermens les maitres de mon sort. Est-il quelqu’un de vous d’un esprit assez fort, Assez stoique, assez au-dessus du vulgaire, Pour oser decider ce que Brutus doit faire? Je m’en remets a vous. Quoi? vous baissez les yeux? Toi, Cassius, aussi tu te tais avec eux? Aucun ne me soutient au bord de cet abyme? Aucun ne m’encourage, ou, ne m’arrache au crime Tu fremis, Cassius! et prompt a t’etonner… CASSIUS. Je fremis du conseil que je vais te donner. BRUTUS. Parle. CASSIUS.

Si tu n’etais qu’un citoyen vulgaire, Je te dirais: va, sers, sois tyran sous ton pere; Ecrase cet etat que tu dois soutenir; Rome aura desormais deux traitres a punir: Mais je parle a Brutus, a ce puissant genie, A ce heros arme contre la tyrannie, Dont le coeur inflexible, au bien determine, Epura tout le sang que Cesar t’a donne. Ecoute. Tu connais avec quelle furie Jadis Catilina menaca sa patrie. BRUTUS. Oui. CASSIUS. Si le meme jour que ce grand criminel Dut a la liberte porter le coup mortel; Si, lorsque le Senat eut condamne ce traitre, Catilina pour fils t’eut voulu reconnaitre; Entre ce monstre et nous force de decider,

Parle, qu’aurais-tu fait? BRUTUS. Peux-tu le demander? Penses-tu qu’un instant ma vertu dementie, Eut mis dans la balance un homme et la patrie? CASSIUS. Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicte; C’est l’arret du Senat, Rome est en surete. Mais, dis, sens-tu ce trouble et ce secret murmure, Qu’un prejuge vulgaire impute a la nature? Un seul mot de Cesar a-t-il eteint dans toi L’amour de ton pays, ton devoir et ta foi? En disant ce secret, ou faux, ou veritable, En t’avouant pour fils, en est-il moins coupable? En es-tu moins Brutus? en es-tu moins Romain? Nous dois-tu moins ta vie, et ton coeur et ta main? Toi, son fils!

Rome enfin n’est-elle plus ta mere? Chacun des conjures n’est-il donc plus ton frere? Ne dans nos murs sacres, nourri par Scipion, Eleve de Pompee, adopte par Caton, Ami de Cassius, que veux-tu davantage? Ces titres sont sacres, tout autre les outrage. Qu’importe qu’un tyran, vil esclave d’amour, Ait seduit Servilie, et t’ait donne le jour? Laisse-la les erreurs et l’hymen de ta mere; Caton forma tes moeurs, Caton seul est ton pere: Tu lui dois ta vertu, ton ame est toute a lui, Brise l’indigne noeud que l’on t’offre aujourd’hui. Qu’a nos sermens communs ta fermete reponde, Et tu n’as de parens que les vengeurs du monde. BRUTUS.

Et vous, braves amis, parlez, que pensez-vous? CIMBER. Jugez de nous par lui, jugez de lui par nous. D’un autre sentiment si nous etions capables, Rome n’aurait point eu des enfans plus coupables. Mais a d’autres qu’a toi pourquoi t’en rapporter? C’est ton coeur, c’est Brutus qu’il te faut consulter? BRUTUS. Eh bien! a vos regards mon ame est devoilee, Lisez-y les horreurs dont elle est accablee. Je ne vous cele, rien, ce coeur s’est ebranle, De mes stoiques yeux des larmes ont coule. Apres l’affreux serment que vous m’avez vu faire, Pret a servir l’etat, mais a tuer mon pere, Pleurant d’etre son fils, honteux de ses bienfaits.

Admirant ses vertus, condamnant ses forfaits, Voyant en lui mon pere, un coupable, un grand homme, Entraine par Cesar, et retenu par Rome, D’horreur et de pitie mes esprits dechires Ont souhaite la mort que vous lui preparez. Je vous dirai bien plus, sachez que je l’estime: Son grand coeur me seduit au sein meme du crime; Et si sur les Romains quelqu’un pouvait regner, Il est le seul tyran que l’on dut epargner. Ne vous alarmez point: ce nom que je deteste, Ce nom seul de tyran l’emporte sur le reste. Le Senat, Rome et vous, vous avez tous ma foi: Le bien du monde entier me parle contre un roi. J’ambrasse avec horreur une vertu cruelle,

J’en frissonne a vos yeux; mais je vous suis fidele. Cesar me va parler: que ne puis-je aujourd’hui L’attendrir, le changer, sauver l’etat et lui! Veuillent les immortels, s’expliquant par ma bouche, Preter a mon organe un pouvoir qui le touche! Mais si je n’obtiens rien de cet ambitieux, Levez le bras, frappez, je detourne les yeux. Je ne trahirai point mon pays et mon pere; Que l’on aprouve ou non ma fermete severe. Qu’a l’univers surpris cette grande action Soit un objet d’horreur ou d’admiration: Mon esprit peu jaloux de vivre en la memoire, Ne considere point le reproche ou la gloire; Toujours independant, et toujours citoyen,

Mon devoir me suffit, tout le reste n’est rien. Allez, ne songez plus qu’a sortir d’esclavage. CASSIUS. Du salut de l’etat ta parole est le gage. Nous comptons tous sur toi, comme si dans ces lieux Nous entendions Caton, Rome meme et nos dieux. SCENE III BRUTUS _seul. _ Voici donc le moment ou Cesar va m’entendre; Voici ce capitole ou la mort va l’attendre. Epargnez-moi, grands dieux, l’horreur de le hair! Dieux, arretez ces bras leves pour le punir! Rendez, s’il se peut, Rome a son grand coeur plus chere, Et faites qu’il soit juste afin qu’il soit mon pere. Le voici. Je demeure immobile, eperdu. O manes de Caton, soutenez ma vertu!

SCENE IV. CESAR BRUTUS. CESAR. Eh bien! que veux-tu? Parle. As-tu le coeur d’un homme? Es-tu fils de Cesar? BRUTUS. Oui, si tu l’es de Rome. CESAR. Republicain farouche, ou vas-tu t’emporter? N’as-tu voulu me voir que mieux m’insulter? Quoi! tandis que sur toi mes faveurs se repandent, Que du monde soumis les hommages t’attendent, L’empire, mes bontes, rien ne flechit ton coeur? De quel oeil vois-tu donc le sceptre? BRUTUS. Avec horreur. CESAR. Je plains tes prejuges, je les excuse meme. Mais peux-tu me hair? BRUTUS. Non, Cesar, et je t’aime; Mon coeur par tes exploits fut pour toi prevenu Avant que pour ton sang tu m’eusses reconnu.

Je me suis plaint aux dieux de voir qu’un si grand homme Fut a la fois la gloire et le fleau de Rome. Je deteste Cesar avec le nom de roi; Mais Cesar citoyen, seroit un dieu pour moi: Je lui sacrifierais ma fortune et ma vie. CESAR. Que peux-tu donc hair en moi? BRUTUS. La tyrannie. Daigne ecouter les voeux, les larmes, les avis. De tous les vrais Romains, du Senat, de ton fils. Veux-tu vivre en effet le premier de la terre, Jouir d’un droit plus saint que celui de la guerre, Etre encor plus que roi, plus meme que Cesar? CESAR. Eh bien! BRUTUS. Tu vois la terre enchaine a ton char; Romps nos fers, sois Romain, renonce au diademe.

CESAR. Ah! que proposes-tu? BRUTUS. Ce qu’a fait Sylla meme. Long-tems, dans notre sang Sylla s’etait noye, Il rendit Rome libre, et tout fut oublie. Cet assassin illustre entoure de victimes, En descendant du trone, effaca tous ses crimes. Tu n’eus point ses fureurs, ose avoir ses vertus; Ton coeur sut pardonner, Cesar, fais encore plus. Merite qu’un grand peuple a son tour te pardonne; Et que du seul laurier ta tete se couronne. Alors plus qu’a ton rang nos coeurs seront soumis; Alors tu sais regner, alors je suis ton fils. Quoi! je te parle en vain? CESAR. Rome demande un maitre. Un jour a tes depens tu l’apprendras peut-etre.

Tu vois nos citoyens plus puissans que des rois: Nos moeurs changent, Brutus, il faut changer nos loix. La liberte n’est plus que le droit de se nuire; Rome qui detruit tout semble enfin tout detruire: Ce colosse effrayant dont le monde est foule, En pressant l’univers est lui-meme ebranle. Il penche vers sa chute, et contre la tempete Il demande mon bras pour soutenir sa tete; Enfin, depuis Sylla, nos antiques vertus, Les loix, Rome et l’etat sont des noms superflus. Dans nos tems corrompus, pleins de guerres civiles, Tu parles comme au tems des Deces, des Emiles; Caton t’a trop seduit, mon cher fils, je prevois

Que ta triste vertu perdra l’etat et toi. Fais ceder, si tu peux, ta raison detrompee, Au vainqueur de Caton, au vainqueur de Pompee, A ton pere qui t’aime, et qui plaint ton erreur. Sois mon fils en effet, Brutus, rends-moi ton coeur; Prends d’autres sentimens, ma bonte t’en conjure; Ne force point ton ame a vaincre la nature, Tu ne me reponds rien; tu detournes les yeux? BRUTUS. Je ne me connais plus. Tonnez sur moi, grands dieux! Cesar…… CESAR. Quoi! tu t’emeus? ton ame est amollie? Ah! mon fils! BRUTUS. Sais-tu bien qu’il y va de ta vie? Sais-tu que le Senat n’a point de vrai Romain Qui n’aspire en secret a te percer le sein? Il se jette a ses genoux. _ Que le salut de Rome, et que le tien te touche, Ton genie alarme te parle par ma bouche; Il me pousse, il me presse, il me jette a tes pieds. Au nom de tes devoirs dans ton coeur oublies, Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-meme, Dirai-je, au nom d’un fils qui fremit et qui t’aime, Qui te prefere au monde, et Rome seule a toi, Ne me rebute pas. CESAR. Malheureux, laisse-moi. Que me veux-tu? BRUTUS. Crois-moi, ne sois pas insensible. CESAR. L’univers peut changer; mon ame est inflexible. BRUTUS. Voila donc ta reponse? CESAR. Oui. Tout est resolu. Rome doit obeir, quand Cesar a voulu.

BRUTUS _d’un air consterne. _ Adieu, Cesar. CESAR. Eh quoi! d’ou viennent tes alarmes? Demeure encor, mon fils. Quoi! tu verses des larmes? Quoi! Brutus peut pleurer! est-ce d’avoir un roi? Pleures-tu les Romains? BRUTUS. Je ne pleure que toi. Adieu, te dis-je. CESAR. O Rome! o rigueur heroique! Que ne puis-je a ce point aimer ma republique! SCENE V. CESAR, DOLABELLA, ROMAINS. DOLABELLA. Le Senat par ton ordre au temple est arrive; On n’attend plus que toi, le trone est eleve. Tout ceux qui t’ont vendu leur vie et leurs suffrages Vont prodiguer l’encens au pied de tes images. J’amene devant toi la foule des Romains;

Le Senat va fixer leurs esprits incertains. Mais si Cesar croyait un vieux soldat qui l’aime, Nos presages affreux, nos devins, nos dieux meme, Cesar differerait ce grand evenement. CESAR. Quoi! lorsqu’il faut regner, differer un moment! Qui pourrait m’arreter, moi? DOLABELLA. Toute la nature Conspire a t’avertir par un sinistre augure; Le ciel qui fait les rois redoute ton trepas. CESAR. Va, Cesar n’est qu’un homme, et je ne pense pas Que le ciel de mon sort a ce point s’inquiette; Qu’il anime pour moi la nature muette, Et que les elemens paraissent confondus Pour qu’un mortel ici respire un jour de plus.

Les dieux du haut du ciel ont compte nos annees; Suivons sans reculer nos hautes destinees. Cesar n’a rien a craindre. DOLABELLA. Il a des ennemis, Qui sons un joug nouveau sont a peine asservis. Qui sait s’ils n’auraient point conspire leur vengeance? CESAR. Ils n’oseraient. DOLABELLA. Ton coeur a trop de confiance. CESAR. Tant de precautions contre mon jour fatal Me rendraient meprisable et me defendraient mal. DOLABELLA. Pour le salut de Rome il faut que Cesar vive: Dans le Senat au moins permets que je te suive. CESAR. Non; pourquoi changer l’ordre entre nous concerte? N’avancons point, ami, le moment arrete:

Qui change ses desseins decouvre sa faiblesse. DOLABELLA. Je te quitte a regret. Je crains, je le confesse; Ce nouveau mouvement dans mon coeur est trop fort. CESAR. Va, j’aime mieux mourir, que de craindre la mort. Allons. SCENE VI. DOLABELLA, ROMAINS. DOLABELLA. Chers citoyens, quel heros, quel courage De la terre et de vous meritaient mieux l’hommage? Joignez vos voeux aux miens, peuples qui l’admirez, Confirmez les honneurs qui lui sont prepares. Vivez pour le servir, mourrez pour le defendre…. Quels clameurs, o ciel! quels cris se font entendre! LES CONJURES _derriere le theatre. _ Meurs, expire, tyran. Courage, Cassius. DOLABELLA.

Ah! courons le sauver. SCENE VII CASSIUS _un poignard a la main_, CIMBER, DECIMUS, DOLABELLA, ROMAINS. CASSIUS. C’en est fait, il n’est plus. DOLABELLA. Peuples, secondez-moi: frappons, percons ce traitre! CASSIUS. Peuples, imitez-nous: vous n’avez plus de maitre! Cesar vous asservit, son sang est repandu. Est-il quelqu’un de vous de si peu de vertu, D’un esprit si rampant, d’un si faible courage, Qu’il puisse regretter Cesar et l’esclavage? Quel est ce vil Romain qui veut avoir un roi? S’il en est un, qu’il parle et qu’il se plaigne a moi, CIMBER. Perisse le dernier de cette race impie, Qui veut que sous ses loix un peuple s’humilie!

Un roi! mon sang bouillonne a ce nom execre! Quel monstre revetu de ce titre abhorre, Oserait aux Romains offrir l’aspect d’un maitre? _En tirant de son sein un poignard. _ Voila pour le brigand qui pretendrait a l’etre! (_Les Romains tirent leurs epees, et imitent le mouvement de Cimber. _) CASSIUS. Vainqueurs du monde entier, de Rome heureux enfans, Conservez a jamais ces nobles sentimens; le sais que devant vous Antoine va paraitre: Amis, souvenez-vous que Cesar fut son maitre, qu’il a servi sous lui, des ses plus jeunes ans, Dans l’ecole du crime et dans l’art des tyrans. Il vient justifier son maitre et son empire;

Il vous meprise assez pour penser vous seduire. Sans doute il peut ici faire entendre sa voix; Telle est la loi de Rome et j’obeis aux loix: Le peuple est desormais leur organe supreme, Le juge de Cesar, d’Antoine, de moi-meme. CIMBER. Par le fer de Brutus le peuple a tout juge; Il se leve, et du monstre un sol libre est purge. DOLABELLA. Odieux assassin, republicain farouche, Le mot qui te condamne est sorti de ta bouche. Tu dis que par le fer d’insolens factieux Le jugement de Rome eclatte a tous les yeux: Ainsi de ses forfaits ton lache coeur abuse; C’est dans un attentat qu’il cherche son excuse.

Eh bien, le meme fer, en te percant le sein, Attestera ton crime aux yeux du genre humain. CIMBER. Des suppots d’un tyran je crains peu la menace, Leur lachete voudrait se sauver par l’audace; Mais cette audace meme, au vrai republicain Ne saurait inspirer que mepris, que dedain. Dolabella, je lis au fond de ta pensee: Tu crois qu’en agitant une tourbe insensee, Par toi le peuple entier pourrait etre seduit; Esclave, connais mieux l’instinct qui le conduit. Des plus astucieux il sait tromper l’attente; Il est juste, il voit tout, et sa masse imposante Ne se leve jamais que contre son tyran. Le peuple souverain n’offre rien que de grand;

Lui-meme couvrira de toute sa puissance, Les hommes genereux qui prennent sa defense. DOLABELLA. Est-ce en assassinant que l’on defend ses droits! CASSIUS. Oui, c’est le fer en main que l’on juge les rois. Qui regne, doit mourir; telle est la loi supreme D’un peuple qui ne fier, se respecte lui-meme. La justice eternelle a de ses droits sanglans Grave l’arret de mort sur le front des tyrans. L’esclave seul qu’enchaine une crainte invincible, N’ose lever les yeux sur cet arret terrible; Mais l’homme courageux dont il arme le bras, Delivre son pays: il n’assassine pas. A la vertu le sceptre indique la victime;

L’assassin de Cesar n’est autre que son crime. DOLABELLA. Son crime! quel est-il? CASSIUS. Il regna, c’est assez. DOLABELLA. Dis qu’il daignait se rendre a nos voeux empresses, Qu’il nous voulait heureux…. CASSIUS. Quel esclave peut l’etre? DOLABELLA Quel ami fut Cesar! CASSIUS. Un ami dans un maitre! SCENE VIII. LES ACTEURS PRECEDENS, ANTOINE, DECIMUS, LE PEUPLE ROMAIN. CIMBER. Mais Antoine parait: qu’espere-t-il de nous, Lorsque Cesar lui-meme est tombe sous nos coups? DECIMUS. D’un lache courtisan que pourrait l’artifice, Quand sur le roi du monde a frappe la justice? ANTOINE. Romains, Cesar n’est plus…. CASSIUS. Il merita son sort.

ANTOINE. Il meurt assassine. CASSIUS. Rome vit par sa mort. ANTOINE; Affreux evenement! o spectacle funeste! Du plus grand des Romains voila ce qui vous reste! CASSIUS. Du dernier des tyrans les crimes sont punis. ANTOINE. Romains, soulevez-vous! CASSIUS. Romains, restons unis. ANTOINE. Oui, nous devons tous l’etre en voyant la victime; Oui, reunissons-nous, mais c’est contre le crime. Sachez par quelle main le meurtre s’est commis: L’assassin de Cesar, Brutus etait son fils. CASSIUS. Dans Rome un vrai Romain voit sa famille entiere. ANTOINE. Apprenez de Cesar la volonte derniere. Si Brutus est son fils, vous tous qui m’ecoutez,

Vous etiez ses enfans dans son coeur adoptes. Pour qui reservait-il le fruit de ses conquetes? Des depouilles du monde il couronnait vos tetes; Il vous lega ses biens, vous en allez jouir. CASSIUS. Arrete, c’est assez vouloir nous avilir. Voila comme un despote enrichi de pillage, Veut meme apres sa mort nous vendre l’esclavage. Cesse, ami d’un tyran, tes discours superflus; Rome est libre aujourd’hui, tout Romain est Brutus. Va, nous le penetrons, ce n’est pas la vengeance, C’est en toi le desir de la toute puissance, Lache, qui pour Cesar a pu t’interesser: Tu ne pleures sa mort que pour le remplacer.

De tes sombres projets recois les justes peines; Tu veux nous asservir, tu dois porter des chaines. Licteurs, qu’on le saisisse au nom du souverain. ANTOINE. Cassius est-il donc roi du peuple Romain? CASSIUS. Roi!… qui?… moi?… Cassius?… Antoine, vois ce glaive, Qui pour frapper encor malgre moi se souleve; Le vois-tu tout fumant du sang qu’il a verse? Eh bien! si je pouvais me croire menace De voir un jour mon front souille du diademe, Tu le verrais, ce fer tourne contre moi-meme: Heureux, si par ce trait Cassius expirant Montrait toute l’horreur qu’il a pour un tyran. DECIMUS. Vois dans chaque Romain, vois un tyrannicide.

CIMBER. Que la main de Brutus saintement parricide, Se retrouvant par-tout ou se rencontre un roi, Porte a tous les tyrans et la mort et l’effroi. ROMAINS. Que l’ami de Cesar ainsi que lui perisse. ANTOINE. La liberte triomphe. CASSIUS. Et voila ton supplice. ROMAINS. Aux vengeurs de l’etat nos coeurs sont assures. CASSIUS. Souvenez-vous toujours de ses sermens sacres; Mais avant tout, Romains, songez a la patrie, Estimez vos vengeurs, mais point d’idolatrie. Vous rentrez dans vos droits indignement perdus; Cesar vous les ravit, ils vous sont tous rendus. Qu’a les defendre, amis, chacun de vous s’apprete;

Il faut la conserver cette grande conquete. Peut-etre avant la fin de ce jour solennel, Vous aurez a combattre et le trone et l’autel; Cesar pour le venger, laisse en perdant la vie, Les suppots du mensonge et de la tyrannie. Mais aucune frayeur ne doit nous captiver: Qui veut rompre ses fers, doit savoir tout braver. Qu’importe la mort meme a l’homme de courage? L’etre libre par elle echappe a l’esclavage; Et si la liberte pouvait jamais perir, Cassius ne voudrait que l’honneur de mourir. CIMBER. Le meme sentiment nous presse, nous anime. DECIMUS. Cimber t’annonce, ami, ce que pense Decime. CASSIUS. Eh bien! ffermissons le regne heureux des loix, Et ne portons le joug des pretres ni des rois; C’en est fait, desormais, ne souffrons rien dans Rome, Qui puisse degrader la dignite de l’homme. Assez et trop long-tems des tyrans odieux Ont cache leur faiblesse en s’entourant des dieux. Laissons aux imposteurs le besoin de seduire; Sur nous, sur l’univers la verite va luire. Republicains, voila votre divinite: C’est le dieu de Brutus, l’auguste liberte. SCENE DERNIERE. LES ACTEURS PRECEDENS, BRUTUS _aux pieds de la statue de la liberte. _ BRUTUS. Daigne entendre mes voeux, divinite cherie; Veille sur nos destins, veille sur ma patrie.

Grands dieux! si cette main en s’armant d’un poignard, N’eut servi qu’aux desseins des rivaux de Cesar!… Eloigne des terreurs qui r’ouvrent ma blessure. Je pouvais pour toi seul oublier la nature; Pour toi seule a Cesar j’ai pu donner la mort, Pour toi seule aujourd’hui Brutus peut vivre encor, S’il faut par d’autre sang affermir ton empire, Ah! que Rome soit libre et que Brutus expire. CASSIUS. Formons les memes voeux aux pieds de cet autel; Mourir pour son pays, c’est se rendre immortel. ROMAINS. Nous jurons d’imiter son courage heroique. VIVE LA LIBERTE! VIVE LA REPUBLIQUE! _Fin du troisieme et dernier Acte_

Nouveau denouement de la mort de Cesar Acte 3eme Scene sixieme Dolabella, romains Dolabella «… Chers citoyens, quel heros, quel courage « de la terre et de vous meritait mieux l’hommage « joignez vos voeux aux miens, peuple qui l’admirez; « confirmez les honneurs qui lui sont prepares. « Vivez pour le servir, mourez pour le defendre… « quelles clameurs, o ciel! quels cris se font entendre? Les conjures (derriere le theatre) « Meurs, expire tiran,… courage Cassius…. Dolabella «Ah! Courez le sauver….. Scene 7eme Cassius (un poignard a la main), Cimber, Decime, Dolabella, Romains. Cassius … «C’en est fait–il n’est plus. »

Dolabella Peuples secondez moi, frappons, percons le traitre Cassius Peuples imitez moi, vous n’avez plus de maitre, Cesar vous asservit, son sang est repandu est-il quelqu’un de vous, de si grande vertu d’un Esprit si rampant, d’un si faible courage, qu’il puisse regretter Cesar et l’esclavage quel est ce vil romain qui veut avoir un roi? S’il en est un qu’il parle et qu’il se plaigne a moi. Dolabella Je serai ce romain que revolte le crime, qui regrette en Cesar un heros magnanime; quels destins preparait le genereux vainqueur a Rome, au monde entier qu’etonna sa valeur? Cassius Cesar a, dans un jour, ternit toute sa gloire, en epouillant son front du prix de la victoire j’adorais dans Cesar l’intrepide Guerrier, mais des que la couronne a fletri son laurier, un sentiment plus fort, l’amour de la patrie Mais bientot fait rougir de mon idolatrie. je n’ai vu dans Cesar qu’un vil usurpateur, qu’un tyran couronne digne de ma fureur. Du sang des Malheureux, si la terre est rougie il existe des rois, ce sang la vous la crie. Dolabella Le sceptre d’un bon roi sur un peuple soumis pese moins que le joug de ses trop fiers amis. Decime De tes rois trop vantes, le meilleur est un maitre (en brandissant son poignard) Voila pour le Brigand qui pretendrait a l’etre. Cassius

Maitre du monde entier de Rome heureux enfants Conservez a jamais ces nobles sentimens. je sais que devant vous, Antoine va paraitre, amis, souvenez vous que Cesar fut son maitre; qu’il a servi sous lui des ses plus jeunes ans dans l’Ecole du crime et dans l’art des tyrans. il vient justifier son maitre et son Empire il vous meprise assez pour penser vous seduire. Sans doute il peut ici faire entendre sa voix telle est la loi de Rome, et j’obeis aux lois. le peuple est desormais leur organe supreme le juge de Cesar, d’Antoine de moi-meme. Cimber Par le fer de Brutus le peuple a prononce: Sur le corps de Cesar le trone est renverse.

Dolabella Odieux assasin, republicain farouche, le mot qui te condamne est sorti de ta bouche tu dis que par le fer _de quelques_ factieux le jugement de Rome eclate a tous les yeux!… ainsi de _tes_ forfaits ton lache Coeur abuse C’est dans un attentat qu’il trouve son excuse: tel un pretre s’armant de son couteau sacre interroge le flanc par sa main dechire, tel aux pieds de nos dieux un insensible augure pour tromper les mortels outrage la nature. _Crains aussi qu’un poignard_, en te percant le sein _n’atteste un jour_ ton Crime aux yeux du genre humain. Cimber Des suppots d’un tyran je crains peu la menace eur lachete voudrait se sauver par l’audace Mais cette audace meme au vrai republicain Ne saurait inspirer que mepris, que dedain. Dolabella, je lis au fond de ta pensee. tu crois qu’en agitant une tourbe insensee par toi le peuple entier pourrait etre seduit! esclave, connais mieux l’instinct qui le conduit. des plus astucieux il sait tromper l’attente il est juste, il voit tout, et sa masse imposante ne se leve jamais que contre son tyran. le peuple souverain n’offre rien que de grand. Dolabella Ce geant a cent bras que tout succes enivre pourra bien se lever, mais c’est pour te poursuivre trop souvent inquiet de sa propre grandeur rodigue egalement d’amour et de fureur, inconstant dans ses gouts, ingrat, leger, frivole c’est pour la renverser qu’il se cree une idole. Compte ses favoris trop tard desabuses. Cassius Tu peints un peuple esclave et nos fers sont brises lui meme couvrira de toute sa puissance les hommes genereux qui prennent sa defense. Dolabella Est-ce en assassinant que l’on defend ses droits? Cassius C’est le fer a la main, que l’on juge les rois. qui nous asservit meurt… telle est la loi supreme d’un peuple qui, ne fier, se respecte lui-meme la justice eternelle a de ses doigts sanglans grave l’arret de mort sur le front des tyrans ‘esclave degrade, le front bas, insensible n’ose lever les yeux sur cet arret terrible mais l’homme courageux dont il arme le bras delivre son pays il n’assassine pas, a la vertu le sceptre indigne la victime l’assassin de Cesar n’est autre que son crime. Dolabella Son crime!… quel est-il? de vouloir, d’accepter le sceptre qu’a pompee il osa disputer?… Cassius Esclave de Cesar, respecte le grand homme qui voulait affranchir et non subjuguer Rome. Dolabella Il fallait pour venger la superbe romaine immoler son vainqueur les armes a la main le poignard fut toujours l’arme vile d’un traitre quel ami fut Cesar!… Cassius …

Un ami dans un maitre?… Scene 8eme. Les acteurs precedens, Antoine, le peuple romain. Cimber Mais Antoine parait; qu’espere-t-il de nous, lorsque Cesar lui-meme est tombe sous nos coups? Decime D’un lache courtisan que pourrait l’artifice quand sur le roi du monde a frappe la justice. Antoine Romains, Cesar n’est plus?… Cassius … Il merita son sort. Antoine Il meurt assassine?… Cassius … Rome vit par sa mort Antoine (en montrant le corps de Cesar au fond du theatre). Affreux evenement, o spectacle funeste! du plus grand des romains voila ce qui vous reste. Cassius D’un tyran trop fameux les crimes sont punis. Antoine

Romains, soulevez-vous Cassius … romains restons unis. Antoine Oui, nous devons tous l’etre en voyant la victime, oui, reunifions-nous, mais c’est contre le crime sachez par quelle le meurtre s’est commis l’assassin de Cesar, Brutus etait son fils?… Cassius Dans Rome un vrai romain voit sa famille entiere Antoine Apprenez de Cesar le volonte derniere si Brutus est son fils, vous tous qui m’ecoutez vous etiez ses enfants dans son coeur adoptes? a t-il garde pour lui le fruit de ses conquetes? des depouilles d’un monde il couronne vos tetes ses tresors sont vos biens vous en allez jouir. Cassius Arrete: c’est assez vouloir nous avilir.

Voila comme un despote enrichi de pillage peut meme apres sa mort nous vendre l’esclavage Cesse ami d’un tyran tes discours superflus Rome est libre aujourd’hui tout romain est Brutus Va, nous te penetrons: ce n’est pas la vengeance C’est en toi le desir de la toute puissance. Lache, qui pour Cesar a pu t’interesser tu ne pleures sa mort que pour le remplacer. Mais de l’etat en vain tu veux saisir les renes et de tes faibles mains nous imposer des chaines. Licteurs, qu’on le saisisse au nom du souverain. Antoine Est-ce un roi qui vous dit arretez un romain? Cassius Roi! qui… moi? Cassius!… Antoine, vois ce glaive ui pour frapper encore malgre moi se souleve le vois tu tout couvert du sang qu’il a verse? eh bien? si je pouvais me croire menace de voir un jour mon front souille du diademe tu le verrais de fer tourne contre moi-meme heureux si par ce trait Cassius expirant montrait toute l’horreur qu’il a pour un tyran. Antoine Ciel? j’appercois du sang sur ce glaive homicide! Cimber Que la main de Brutus, saintement parricide porte a tous les tyrans et la mort et l’effroi. Antoine Jugeons les assassins, romains et suivez moi. Dolabella Sur ta tombe, Cesar, que le dernier perisse. (Les romains passent tous du cote de Cassius et les icteurs se saisissent d’Antoine et de Dolabella. ) Antoine (au desespoir et d’une voix etouffee) La liberte triomphe!… Cassius et voila ton supplice. Scene 9eme Cassius, Cimber, Decime, et les autres conjures a l’exception de Brutus… romains Romains Aux vengeurs de l’etat nos coeurs sont assures. Cassius Souvenez vous toujours de ces sermens sacres. mais avant tout romains songez a la patrie estimez vos vengeurs, mais point d’idolatrie vous rentrez dans vos droits indignement perdus Cesar vous les ravit, ils vous sont tous rendus qu’a les defendre, amis, chacun de nous s’apprete il faut la conserver cette grande conquete eut-etre avant la fin de ce jour solennel vous aurez a combattre le trone et l’autel. Ne nous endormons pas dans l’exces du delire il ne faut point, helas, qu’un jour on puisse dire, sous le fer de Brutus Cesar lui seul mourut l’affreuse tyrannie au tyran survecut. Cesar, pour le venger laisse, en perdant la vie, les suppots du mensonge et de la tyrannie. Que de perils encore il nous faudra braver! Mais aucune frayeur ne doit nous captiver. L’homme, quand il veut, echappe a l’esclavage, s’il succombe, il lui reste un fer et son courage ah! Si la liberte pouvait jamais perir Cassius ne voudrait que l’honneur de mourir.

Un romain Le meme sentiment Cassius, nous anime vivre libre ou mourir: tel est le cri sublime des romains reunis dans ces murs desoles. Cassius Rappellons-y la paix et nos dieux exiles. etouffons des mechants les fureurs intestines et de la liberte reparons les ruines Sachons apprecier le regne heureux des lois prouvons que les romains n’ont pas besoin de rois. tombe, avec le tyran tout ce qui peut dans Rome servir a degrader la dignite de l’homme. assez et trop long-temps des tyrans odieux ont ose se jouer des hommes et des dieux. les imposteurs eux seuls ont le besoin de seduire sur nous, sur l’univers la verite va luire. epublicains, voila votre divinite C’est le dieu de Brutus, le mien, la liberte. Scene 10eme et derniere Les acteurs precedens (Brutus aux pieds de la statue de la liberte) Brutus Daigne entendre mes voeux, divinite cherie. veille sur nos destins veille sur ma patrie grands dieux! si cette main, en s’armant d’un poignard n’eut servi qu’aux desseins des rivaux de Cesar!… eloigne des terreurs qui rouvrent ma blessure je pouvais pour toi seule oublier la nature; pour toi seule, a Cesar, j’ai pu donner la mort pour toi seule, aujourd’hui Brutus peut vivre encor S’il faut par d’autre sang affermir ton empire ah! ue Rome soit libre, et que Brutus expire. Cassius Formons les meme voeux au pied de cet autel, mourir pour son pays c’est se rendre immortel. Romains Nous jurons d’imiter son courage heroique vive la liberte, vive la republique. Les changements contenus dans ce denouement dont j’ai ce jour donne copie a monsieur Grachot sont les seuls que je reconnaisse et qu’il ne faut pas confondre avec ceux qu’on a alteres et comprimes a mon insu a commune affranchie (Lyon) l’an second de la republique, Paris 4 mai 1829. Gohier End of the Project Gutenberg EBook of La mort de Cesar, by Voltaire *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORT DE CESAR *** **** This file should be named 15805-8. txt or 15805-8. zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www. gutenberg. net/1/5/8/0/15805/ Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one–the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you! ) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, et forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away–you may do practically ANYTHING with public domain eBooks.

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