La geographie, une science engagee ?

La geographie, une science engagee ?

La geographie, une science engagee ? La geographie, science sociale, n’a pas de figures de proue mediatique de « l’engagement » comme l’a ete Pierre Bourdieu pour la sociologie. S’engager, autrement dit prendre partie sur des problemes ecologiques, sociaux, economiques, politiques, n’est-ce pas neanmoins ce que la geographie fait ? Certes, science sociale, elle aspire a priori a l’objectivite, en quelque sorte a une certaine neutralite, inherente a sa scientificite, sa rationalite.

Mais la geographie a ete definie au fil des siecles par ceux qui la font, et ceux-ci ont indeniablement donne a cette science qui n’est pas « dure » des inflexions, des directions. Inscrite jusque dans des ideologies, dans des volontes partisanes, la geographie a ainsi pu depasser son statut de science pour se placer dans une perspective d’apport oriente a un debat, celui de la construction d’une societe. Plus encore que de tendre a la subjectivite, la geographie peut de fait devenir pour certains un outil permettant de mener un combat efficace pour la defense de certaines causes.

Ainsi comment concevoir la geographie, science rationnelle, neutre comme exutoire pour des ideologues ou moyen d’agir sur le monde notamment utilise a des fins politiques? Est-ce que de facto cette geographie a

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reussi a concilier science et engagement ? C’est d’abord parce qu’il faut reconnaitre l’aspect purement apolitique de la geographie que nous verrons dans un premier temps les caracteres qui font d’elle le lieu de l’objectivite non-influencable, et dans une certaine mesure la non-compatibilite d’un discours engage avec la pratique de cette science.

Mais il importera par la suite de souligner combien elle est capable d’apporter du grain a moudre a des geographes soucieux des questions ecologique, politique, economique, sociale, etc. Nous n’oublierons pas enfin d’insister sur la necessite pour la geographie d’etre synonyme de prise de position, tant pour exister elle doit faire montre de sa reelle utilite pour la societe. Notons tout d’abord que l’on constate dans les faits un certain apolitisme de la geographie, notamment dans la conception de celle-ci qui prevalait au debut du XXeme siecle, conception dont nous relativiserons la justesse par la suite.

C’est en effet une des specificites de la geographie francaise de la premiere moitie du XXeme siecle que d’avoir partiellement fait l’economie des pregnances ideologiques, … et d’avoir donc sombre dans une autre ideologie, celle de n’en pas avoir. Il y a donc une extreme difficulte pour les geographes a situer leur reflexion scientifique dans une perspective ideologique ou du moins epistemologique.

En un sens, la geographie ne peut sortir de son statut de science inamovible du fait de son institutionnalisation : apprendre la geographie comme l’on apprend des tables de multiplications sous-tend que l’on inscrit cette science dans aucun debats, dans aucune remise en cause. On condamne l’enfant, l’etudiant a ne connaitre, a ne s’etre familiarise qu’avec une science neutre, figee, sans prises de partie. Le choix de l’institution scolaire a pu etre ainsi pendant longtemps, d’assimiler science sociale, science faite par l’homme (donnees percues et interpretees par lui) et science dure, intangible, objective.

Si la geographie semble bien peu engagee, plutot flegmatique quand on songe a la propension des sociologues, des anthropologues, des historiens a deraper dans des fleuves de controverses ideologiques, peut-etre faut-il egalement chercher l’explication dans la pretendue evidence de l’objet etudie, qui de ce fait ne provoque aucun debat, aucunes oppositions. La geographie est ainsi, dans le sillage de Vidal de la Blache, une science nomothetique, elle elabore des lois comme toute science.

Par exemple, dans Principes de geographie humaine, Vidal cherche les raisons de l’habitat groupe ou de l’habitat disperse pour etablir une loi « scientifique », c’est-a-dire obeissant a une causalite naturelle. Pour lui, l’explication des variations de densite de population est toujours d’ordre naturel. Ce qu’il appelle les « conditions geographiques » sont les conditions naturelles, qui sont posees comme un determinant des formes de l’occupation humaine : de cette sorte il n’est nul besoin pour le geographe de prendre partie, d’avoir un avis tranche sur une question, la reponse est donnee par la nature.

De fait, si l’on assimile comme au debut du XXeme siecle, geographie physique et geographie humaine, on comprend combien la geographie tend a etre plus « scientifique ». D’ou une geographie qui se voulait faire partie des sciences naturelles. De Martonne donne ainsi dans son Traite de geographie physique de 1909 une place de choix a la geomorphologie : les geographes ont pu y trouver la caution scientifique qui manquait a leur discipline.

En un sens, la geographie ne peut sortir de son statut de science inamovible du fait de son institutionnalisation : apprendre la geographie comme l’on apprend des tables de multiplications sous-tend que l’on inscrit cette science dans aucun debats, dans aucune remise en cause, dans un Cette perception de la geographie est donc nourrie de positivisme: le role primordial donne a l’observation et a la description, l’objectivite devant la « realite » sensible, le refus des a-priori, voila donc tous ces comportements qui, selon les termes d’Yves Lacoste , aboutissent a cette « geographie des professeurs » aseptisee et « bonasse ».

Ainsi, la geographie peut vouloir refuser toute politisation, tout engagement du scientifique qui l’ecrit. C’est ainsi que Jean Brunhes, disciple de Vidal, ecrit dans la Geographie humaine en 1910 : « Je prefere ne pas parler ici de l’? uvre posthume de Reclus [l’Homme et la Terre] qui contient d’interessantes vues geographiques mais qui est surtout histoire et sociologie. » Ce refus de classer Reclus dans la geographie est un moyen pour Brunhes de discrediter toute tentative de prendre en compte la dimension socio-politique et geopolitique de l’organisation de l’espace.

La geographie est une science, et en tant que telle, elle ne peut etre que neutre. Mais finalement, n’est-ce pas se voiler la face que de vouloir affirmer la rationalite, la scientificite absolue de la geographie ? Ne devrions nous pas egalement voir en elle une science humaine, dont la force est finalement de constituer une force de pression qui contribue a faire avancer des debats de la societe, touchant a l’economie, autant qu’a l’ecologie, la politique, etc.

En effet, il faut nous rappeler que la geographie depuis l’antiquite est liee a l’exercice du pouvoir : servant aux puissants (Pericles, Alexandre…), elle a pu etre l’outil d’un controle de la societe. Cela releve bien tout l’enjeu de cette science, dont la manipulation n’est pas denuee d’implications politiques. Paul Vidal de la Blache, par sa pensee, presente dans son ouvrage, la France de l’Est une geographie regionale et interactionnelle entre les regions, une geographie des enjeux que representent ces regions pour les grandes puissances.

Il s’agit de geopolitique, de la geographie de la mise en place des frontieres : il repond a la question de savoir comment les puissances occidentales se sont organisees pour faconner l’histoire geopolitique de l’Europe. Il met en lumiere, pour illustrer son propos, une histoire du peuplement de l’Europe et il defend le concept d’une puissance occidentale, qu’il se represente comme l’ensemble de l’Europe. Il met de la sorte en garde contre l’absence de cette puissance unitaire seule capable d’eviter les conflits et les visions nationalistes generatrices de conflits.

Voila donc l’engagement que represente la geographie : science interpretative, elle laisse libre cours a la subjectivite de l’auteur. Et de fait, la geographie devient facilement l’outil du politique. En promouvant naturalisme, determinisme et nationalisme, en un sens, l’ecole allemande du XIXeme siecle est une ecole ideologique au service du pouvoir allemand, par son enseignement scolaire notamment. Cela est aussi le cas en France ou en Angleterre. La geographie peut donc etre science militante (elle preparait les personnes de l’epoque aux conflits futurs en designant l’ennemi de la nation).

Engagee, elle peut etre science des Etats, justifiant des revendications territoriales et des ambitions coloniales. Ainsi, apres la defaite de 1870, la neutralite de la geographie s’est evanouie, au vu du Tour de France de deux enfants dont la preface preconise que l’on apprenne « la France a nos enfants : en la connaissant bien, ils l’aimeront davantage et la defendront encore mieux ». L’engagement de la geographie est donc fort, mais vis a vis de l’enseignement et de l’apprentissage de valeurs, car ses finalites educatives sont loin d’etre strictement « scientifiques ». De la eme facon, l’on peut valider la formule du geographe Yves Lacoste : « La geographie, ca sert d’abord a faire la guerre ». Les armees doivent en effet tenir compte au mieux de l’ensemble des caracteristiques du milieu dans lequel il est prevu de faire evoluer les hommes et les materiels, avant d’elaborer une strategie. Percue comme geopolitique, voire comme geostrategie, la geographie peut ainsi etre la science de la politique et transformer le geographe en un « agent de renseignement au service du pouvoir », pour reprendre les termes d’Yves Lacoste, directeur de la revue Herodote convaincue de la grande utilite politique de cette science.

En realite, ainsi concue, la geographie ne prend un interet que dans cette perspective politique, du fait qu’elle se degage totalement de la chorographie originelle et de son enseignement scolaire. C’est ce qu’on peut comprendre a la lecture de l’Homme et la Terre de Reclus. Parlant d’urbanisme, ce n’est ni l’existence des villes, ni leur enormite qui gene Reclus. Conformement a ses options politiques, c’est l’organisation socio-spatiale inegalitaire des villes qu’il deplore. Autrement dit, il condamne l’antagonisme entre la bourgeoisie et l’Etat d’une part, et les exploites et domines d’autre part.

Reclus l’anarchiste nous montre ainsi combien la geographie peut etre cette science engagee, permettant, par dela la simple analyse de structuration spatiale, de jeter des eclairages personnels sur certains problemes lies a la vie en societe. L’engagement de la geographie, c’est egalement l’environnementalisme, la defense de la nature. Elysee Reclus evoque ainsi dans La Terre la degradation d’un milieu naturel : il presente deja des revendications ecologiques, en considerant l’homme comme agent destructeur de la nature. L’espace etant produit de l’homme, il peut etre gere, structure grace a l’interventionnisme de la geographie.

Mais il y a en realite danger pour cette science de se perdre dans un engagement trop fort, de confondre en somme engagement et dogmatisme, utilisation, detournement des donnees geographiques, de l’etiquette scientifique dans des buts politiques ou ideologiques. Ainsi, l’on sait combien il a ete simple pour le nazisme de reutiliser les theses de Friedrich Ratzel (l’anthropogeographie et cette distinction peuple primitif et peuple evolue, Naturvolk et Kulturvolk). Beaucoup plus tard, on verra des Communistes – donc marxistes ? occuper quelques unes parmi les chaires les plus prestigieuses en geographie : meme si le processus en ? uvre n’est pas conscient, le scientifique dessine le monde avec ses yeux et souleve les problemes que son entendement influence par ses convictions decele. Il n’est pas impartial. Le rejet des theories de l’ecole de Chicago est une manifestation d’un tel engagement. Mais dans ce danger-la meme, la geographie peut neanmoins trouver sa voie, la voie de son affirmation comme science de l’action, et non comme domaine de la chorographie uniquement destine a un public d’eleves epuises.

Il est clair en effet que la geographie existe et peut se developper a travers son engagement. Critiquee par ses collegues des sciences sociales, la geographie, science plus jeune, cherche a se definir et a imposer sa singularite et sa grande utilite. Il s’agit donc de prendre part a la fermentation intellectuel qui entoure les debats politiques tels que la decentralisation ou l’urbanisme. Il est vraisemblable que ce soit une necessite pour la geographie d’evoluer et d’apporter sans cesse des elements de reponses a des problemes, de jouer le role de garde-fou, de s’inquieter de situations delicates.

Ainsi c’est de plus en plus a la demande du politique que le scientifique, geographe, se doit de penser l’espace de facon concrete. En 1968, apparait la nouvelle geographie qui est a dominante anglo-saxonne, americaine notamment. Elle reflete une evolution du monde. Il s’agit d’une geographie scientifique cherchant a quantifier le monde et expliquer comment se produisent les interactions spatiales et comment s’organisent les mouvements economiques, les reseaux urbains, etc. Nous avons plutot a faire a une geographie appliquee, une science qui explique mais qui agit egalement.

Elle participe a la reconstruction du monde detruit par la guerre. Que ce soit aux Etats-Unis, en France ou en Angleterre, il n’y a pas une egalite de la reconstruction dans les annees d’apres-guerre et nous pouvons mesurer ces inegalites. Celles-ci ne pouvant plus etre attribuees au milieu physique, elles le sont aux theories qui sont developpees et appliquees comme celle du centre – peripherie par exemple. Ainsi il s’agit de reconstruire le monde, de reconcevoir les nations, d’envisager un monde plus agreable est nee plusieurs courants geographiques.

La geographie est donc engagee en tant qu’elle est appliquee : elle est a la source d’une action, de bouleversements, elle inflechit les politiques. De fait, la creation de la DATAR et la forte demande d’etudes menees par les geographes de la part des DDE et autres mairies ou entreprises (etudes de localisation, marche…) soulignent bien l’importance grandissante de la geographie comme science utile. Elle n’est pas seulement savoir, mais egalement savoir faire, qui plus est porte par une ideologie, des conceptions de societe, etc.

Ainsi, la problematique de la decentralisation, decision politique, ne peut se faire sans les conseils et l’avis fiable des geographes. Or ces decisions et conseils concedent a ceux-ci un reel pouvoir, celui de participer a l’elaboration d’une societe nouvelle, qu’ils pourront souhaiter de modeler selon leur vision des choses. La geographie economique, fondee sur le raisonnement economique a ainsi comme objectif est de participer a la reconstruction et essayer de donner a toutes les regions les bases economiques pour son propre developpement : voila donc definie une geographie ngagee pour plus de justice sociale. De la meme facon, la geographie ecologique lie le developpement et la reconstruction a des preoccupations ecologiques. Il s’agit pour elles d’anticiper et de donner des moyens pour ameliorer et modifier les choses. La constitution de cartographies detaillees sur des problemes tels que la faim dans le monde constitue de cette sorte l’un des outils de pression qu’utilise cette science pour faire avancer le monde. C’est une geographie de la justice sociale tres engagee, quand ce n’est pas une geographie de la contestation du systeme.

La geographie, engagee ainsi, tout a fait politisee, ou du moins douee de reflexion sur elle-meme et de sens critique peut de fait aller jusqu’a condamner le role du geographe, par exemple dans les domaines politiques et militaires qui ne font que reproduire l’inegalite et sa naturalisation. Ainsi, la geographie, sans perdre son caractere scientifique, permet a ses praticiens d’affirmer la singularite de leur discipline, carrefour des sciences humaines, a meme d’apporter une contribution des plus exhaustive et distanciee au sujet d’un probleme, comme celui par exemple des implications et de l’impact de la construction d’une ville nouvelle.

Les geographes-urbanistes peuvent ainsi influencer la mise en place d’un tel projet, et inflechir la politique d’un conseil regional ou departemental afin de creer des dynamiques economiques ou demographiques dans telle ou telle region. De fait, on peut penser que leur regard serait plus fin, plus juste sur la societe que les ingenieurs des Ponts et Chaussees notamment ou quelque autre scientifique, moins a l’ecoute des problemes sociaux, demographiques, politiques, ecologiques.

Neanmoins, nous nous devons de nuancer un tel tableau idyllique de la geographie, science engagee : il n’y a qu’un pas entre cette « Geographie appliquee » apparue avec l’avenement de l’Etat providence, supposee libre et donnant aux geographes la possibilite d’user de leur science dans un but d’amelioration de l’amenagement de l’espace, et une geographie sous controle, dirigee par un pouvoir fort. Objet de pouvoir, cette maitrise d’une science systemique, d’une science rationnelle bien qu’humaine pourrait ainsi se retourner contre elle-meme.

Engagement ne doit pas se confondre avec dogmatisme (un geographe trop fortement politise pourrait ne mener des recherches sans recul, sans sincerite), de meme que le dirigisme d’un Etat connait parfois des exces… De quelque facon qu’elle ait pu etre percue, la geographie est restee et reste une science, certes humaine, mais bien fondee sur un positivisme solide, des modelisations mathematiques, une prise en compte systemique, complete de la realite spatiale.

Mais un attachement a un scientisme trop dur, en un sens artificiel peut en realite faire de la geographie un lieu de l’objectivite, de la neutralite, en somme du statisme. Or ce statisme ne correspond pas a l’utilisation que l’on a de cette science : expliquant une societe complexe et en mouvement, la geographie se doit de faire des choix, de s’engager. Ainsi, l’on constate que la geographie peut en effet bien etre cette science qui ? uvre pour ameliorer, pour apporter des aides et des reponses constructives pour l’amenagement de l’espace, par la meme a l’elaboration d’une societe.

Si l’alternative entre geographie quasiment chorographique neutre et geographie engagee reste possible, l’on insistera tout de meme sur la pregnance de nos jours de ce second type de conception. L’evolution de la geographie est ainsi possible, menee par des geographes engages : la confrontation des utilisations et interpretations qu’ils font des donnees geographiques permet a cette science d’etre sans cesse en questionnement sur ses buts, sur elle-meme.

La geographie evite ainsi tout immobilisme et se situe en phase avec une societe moderne qui exige de ses sciences qu’elles apportent leur pierre a la construction d’une societe, societe a la recherche de developpement durable, de plus de justice, de paix, de richesses, de bien-etre et bonheur. Science et engagement ne sont donc pas antinomiques, l’on peut considerer ainsi que geopolitique, preoccupations ecologiques, volontes politiques sont domaines integrants de la geographie et constituent toute sa richesse. Il reste a user a bon escient de l’effrayant pouvoir que possede une geographie manipulee a des fins politiques ou autres…