[pic] | Les deux coqs (Esope) Deux Coqs vivaient en paix ; une Poule survint, Et voila la guerre allumee. Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que vint Cette querelle envenimee, Ou du sang des Dieux meme on vit le Xanthe teint. Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint. Le bruit s’en repandit par tout le voisinage. La gent qui porte crete au spectacle accourut. Plus d’une Helene au beau plumage Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut. Il alla se cacher au fond de sa retraite, Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival tout fier de sa defaite Possedait a ses yeux. Il voyait tous les jours Cet objet rallumer sa haine et son courage. Il aiguisait son bec, battait l’air et ses flancs, Et s’exercant contre les vents S’armait d’une jalouse rage. Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits S’alla percher, et chanter sa victoire. Un Vautour entendit sa voix : Adieu les amours et la gloire. Tout cet orgueil perit sous l’ongle du Vautour. Enfin, par un fatal retour, Son rival autour de la Poule S’en revint faire le coquet :
Je laisse a penser quel caquet, Car
Aussitot un aigle fondant sur lui l’enleva ; et le coq cache dans l’ombre couvrit les poules sans crainte. Les deux coqs de La Fontaine 1. Un apologue heroi-comique : » « Je chante des heros dont Esope est le pere » ecrivait La Fontaine dans le premier recueil de ses Fables, parodiant le debut de l’Eneide de Virgile. Le genre heroi-comique donne a des personnages de basse condition (bourgeois, petit peuple) des idees et un style noble : le comique decoule du contraste entre le style noble de l’epopee et le caractere familier ou commun du sujet.
Des les premiers vers du texte, La Fontaine fait reference a l’Iliade en comparant le conflit des deux Coqs a la guerre de Troie ; les volatiles de la fable se livrent un combat sans merci pour une Poule, comme jadis le roi grec Menelas et le Troyen Paris s’affronterent pour la belle Helene. Cette transposition de la mythologie grecque est evidemment parodique. La fable de La Fontaine (genre poetique mineur) ne s’apparente a l’epopee (genre poetique majeur destine a celebrer les exploits des heros et des dieux) que pour transformer l’epopee antique en une vulgaire querelle de poulailler. ‘ La Fontaine recourt ironiquement au style eleve de la poesie epique pour ridiculiser les personnages qu’il met en scene. Le champ lexical de la lutte (guerre, querelle envenimee, combats, victoires), les allusions a la mythologie (v. 1 a 10) ou l’apostrophe au dieu Amour (Amour, tu perdis Troie) conferent au combat de deux Coqs une grandeur insolite et cocasse. Le fabuliste pousse l’ ironie jusqu’au pastiche (imitation de la maniere d’ecrire d’un auteur).
En qualifiant la Poule de la fable d’Helene au beau plumage il imite l’epithete homerique, expression designant un etre par sa principale qualite (le divin Ulysse, Achille aux pieds legers, Helene aux bras blancs) ; il en est de meme avec la periphrase la gent qui porte crete. 2. Un decalage recherche : » Selon La Fontaine, la gaiete n’est pas simplement « ce qui excite le rire ». Elle est davantage « l’air agreable » que l’on donne a un sujet serieux lorsque l’on souhaite inviter le lecteur a la reflexion.
La Fontaine pratique ainsi une sorte d’esthetique de la gaiete : nulle gravite dans l’evocation du combat fratricide des deux Coqs ou dans l’intervention fatidique du Vautour (v. 23), mais une legerete, une espieglerie, un gout certain de l’incongruite et de la moquerie joyeuse. Ainsi le jeu de mots sur faire le coquet (ce terme, issu du substantif « coq ») deprecie la virilite du seducteur en suggerant qu’il n’est qu’un petit coq ; son rapprochement a la rime avec caquet, terme pejoratif, confirme cette depreciation. ‘ Les differences avec le modele d’Esope precisent le propos de La Fontaine: » Esope parle de plusieurs poules : La Fontaine ne mentionne qu’une poule pour rapprocher davantage la fable d’Esope de l’Iliade. De meme l’aigle d’Esope (animal noble, cher a Jupiter) devient un vautour, un animal charognard. » La Fontaine ajoute la mention de la Fortune, se rapprochant par la d’une tradition litteraire qui denonce les caprices de la Fortune, la deesse du hasard (cf. l’Hymne a la Fortune de Ronsard, lui-meme imite des Odes d’Horace).
La morale, absente du texte d’Esope, precise donc le propos de cette fable dont il faut comprendre la valeur symbolique. 3. La valeur symbolique de la fable : » L’histoire narree dans cette fable montre que la discorde regne sur le monde. L’etat de paix evoque dans le premier hemistiche du vers 1(Deux Coqs vivaient en paix) est aussi fragile qu’ephemere, puisque la seule apparition d’une Poule suffit a allumer la guerre (v. 2). La soudainete avec laquelle la bonne entente des deux Coqs est rompue, souligne combien la vie en societe, que symbolise la basse-cour, est sujette aux conflits et aux rapports de force.
L’evocation d’une simple querelle de volatiles est, pour La Fontaine, l’occasion de denoncer la jalouse rage (v. 18) des hommes. » La moralite de la fable (v. 29 a 32) laisse entendre que les puissants de ce monde, representes par le Coq victorieux, ne sont a l’abri d’aucun renversement de situation. La Fortune, puissance qui preside a la destinee des hommes sans logique apparente, peut briser a tout moment les situations les mieux etablies. Les multiples peripeties que comporte cette fable en emoignent : la soudainete de ces revirements est d’emblee suggeree par la presence d’un verbe au passe simple (une Poule survint v. 1) et l’emploi du presentatif Et voila (v. 2). Le coup de theatre sur lequel se clot le recit (le Coq victorieux perit sous l’ongle du Vautour, v. 23) bouleverse la hierarchie etablie par le combat des Coqs en faisant, contre toute attente, du vaincu un second vainqueur. » L’anthropomorphisme de la fin de la narration (Car il eut des femmes en foule) montre clairement que la fable est une critique des travers humains, en particulier des puissants.
Il est meme assez probable qu’ici La Fontaine fait allusion aux nombreuses maitresses de Louis XIV (on sait que La Fontaine attaque courageusement le monarque a plusieurs reprises dans les Fables). Conclusion : Ainsi, derriere la legerete de la fable La Fontaine delivre-t-il un avertissement aux puissants de ce monde, et en particulier a Louis XIV : la basse-cour est a l’evidence aussi une image de la cour de Versailles. L’on connait l’influence qu’ont pu avoir les maitresses de Louis XIV, et l’on sait toutes les guerres que dut faire la France sous le regne du monarque. Par cette fable, La Fontaine fait d’une pierre deux coups…