La fin de l’histoire dix ans apres

La fin de l’histoire dix ans apres

Francis Fukuyama : Apres la  » fin de l’histoire  » et les hommes concus comme des  » chiens heureux « , ce cher Francis se donne deux generations pour :  » abolir les etres humains en tant que tel « . Article publie dans le  » Monde  » – Juin 1999 La fin de l’Histoire dix ans apres 17. 06. 1999 L’ETE 1999 marque le dixieme anniversaire de la publication de mon article  » La fin de l’Histoire ?  » dans le journal The National Interest. A cette occasion, on m’a demande un retour sur mon hypothese originelle.

A intervalles reguliers, depuis la premiere publication, mes critiques ont reclame que je reconsidere et renie – du moins l’esperent-il – mon idee que l’Histoire s’acheve. A leur intention, j’enoncerai d’entree cet axiome de base : rien de ce qui est survenu dans la politique mondiale ou l’economie globale durant ces dix dernieres annees ne remet en cause, a mon avis, ma conclusion : la democratie liberale et l’economie de marche sont les seules possibilites viables pour nos societes modernes.

Les peripeties les plus preoccupantes, au cours de cette periode, ont ete la crise economique en Asie et l’arret apparent des reformes en Russie. Mais si ces

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evenements recelent de nombreuses lecons politiques, c’est aussi a la politique qu’ils devront en definitive leurs solutions et ils ne constituent pas un defi systematique a l’ordre mondial actuel. En revanche, l’argument que j’ai utilise pour montrer que l’Histoire est orientee, progressive et qu’elle trouve son couronnement dans l’Etat liberal moderne, cet argument est fondamentalement errone.

Un seul critique, parmi les centaines d’exegetes qui ont analyse  » La fin de l’Histoire « , en a repere la veritable faiblesse : l’Histoire ne peut s’achever aussi longtemps que les sciences de la nature contemporaines ne sont pas a leur terme. Et nous sommes a la veille de nouvelles decouvertes scientifiques qui, par leur essence meme, aboliront l’humanite en tant que telle. Une grande partie du premier debat sur la fin de l’Histoire a resulte d’une stupide question semantique.

De nombreux lecteurs n’avaient pas compris que j’utilisais le mot  » Histoire  » dans son acception hegeliano-marxiste : l’evolution progressive des institutions humaines, politiques et economiques. Comprise ainsi, l’Histoire est menee, selon mon analyse, par deux forces fondamentales : l’expansion des sciences de la nature et de la technologie contemporaines, lesquelles constituent le fondement de la modernisation economique, et la lutte pour la reconnaissance qui exige, en dernier ressort, un systeme politique admettant l’universalite des droits de l’homme.

Contrairement aux marxistes, j’ai soutenu que ce processus d’evolution historique trouvait son achevement, non dans le socialisme, mais dans la democratie et l’economie de marche. Il est difficile d’imaginer a quel point toutes les perspectives possibles et imaginables ont ete utilisees pour critiquer ma these, si souvent et si sauvagement attaquee. Au debut des annees 90, on speculait beaucoup sur des tendances alternatives dans la politique mondiale, tendances dont la plupart des observateurs jugeaient qu’elles nous eloigneraient du liberalisme, au lieu de nous en rapprocher.

L’inquietude la plus constante concernait le nationalisme et les conflits ethniques, attitude comprehensible devant les guerres de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda, de la Somalie et autres endroits chauds de la planete. Mais l’on voyait dans certains regimes des concurrents potentiels de la democratie liberale : theocratie islamique, autoritarisme edulcore des pays asiatiques, voire le retour a un neobolchevisme.

Les evenements de la seconde moitie de la decennie – dont la tourmente financiere qui a debouche sur la crise economique en Asie, l’arret apparent des reformes democratiques en Russie et l’instabilite soudain revelee du systeme financier international – ont ete plus menacants, a bien des egards, pour l’hypothese de la fin de l’Histoire que ceux de la premiere moitie. Je n’ai jamais soutenu, pres tout, que tous les pays deviendraient ou pouvaient devenir democratiques a court terme, mais seulement que l’histoire humaine s’inscrivait dans une logique evolutive qui conduirait les nations les plus avancees vers la democratie liberale et les marches. Le fait que certains pays comme la Serbie ou l’Iran soient restes en dehors de cette dynamique ne constituait donc pas un contre-argument serieux. La crise actuelle du Kosovo, si tragique qu’elle soit, n’est pas un evenement de portee mondiale susceptible de remodeler a jamais les institutions fondamentales.

D’un autre cote, si le moteur qui propulse le processus de changement historique se revelait hors d’usage, alors l’idee que l’histoire progresse devrait etre revisee. Mais en depit de toutes les difficultes et contretemps subis par le Mexique, la Thailande, l’Indonesie, la Coree du Sud et la Russie du fait de leur integration dans l’economie mondiale, il n’y a pas, contrairement a ce qu’affirme George Soros, une  » crise mondiale du capitalisme « .

La mondialisation est la pour longtemps et pour deux raisons cruciales au moins. Pour commencer, il n’y a plus d’autre modele viable de developpement qui laisse augurer de meilleurs resultats qu’elle, meme apres la crise de 1997-1998. Notons en particulier que le rival principal de la mondialisation, le pretendu  » modele asiatique de developpement « , a ete bien davantage discredite par les evenements de la derniere decennie.

La crise economique qui a frappe l’Asie a demontre la vacuite de l’autoritarisme edulcore des pays asiatiques qui cherche a etablir sa legitimite sur la performance economique, d’ou sa vulnerabilite en cas de recession. La seconde raison qui rend peu vraisemblable l’arret de la mondialisation tient a la technologie. Le mouvement actuel est conforte par la revolution des technologies de l’information, qui ont dissemine le telephone, la telecopie, la radio, la television et l’Internet jusque dans les coins les plus recules de la planete.

Ces changements donnent plus de pouvoirs aux individus et hatent la democratisation a mille degres divers. Aujourd’hui, il n’est plus de pays qui puisse totalement se couper des medias planetaires ou des sources exterieures d’information ; les modes lancees dans une region du monde sont rapidement copiees a des milliers de kilometres. Ceux qui ont tente de voir dans les evenements politiques et economiques des annees 90 le defaut radical de la  » fin de l’Histoire  » ont fait fausse route.

Le defaut principal de ma these reside dans le fait qu’on ne saurait mettre un terme a la science, car c’est la science qui conduit le processus historique. Et nous ne sommes qu’a l’oree d’une nouvelle explosion de l’innovation technologique dans les sciences de la vie et la biotechnologie. La periode ouverte par la Revolution francaise a vu fleurir diverses doctrines qui souhaitaient triompher des limites de la nature humaine en creant un nouveau type d’etre qui ne fut pas soumis aux prejuges et limitations du passe.

L’echec de ces experiences, a la fin du XXe siecle, nous a montre les limites du constructivisme social en confirmant – a contrario – un ordre liberal, fonde sur le marche, etabli sur des verites manifestes tenant  » a la Nature et au dieu de la Nature « . Mais il se pourrait bien que les outils des constructionnistes sociaux du siecle, depuis la socialisation en bas age jusqu’a l’agit-prop et les camps de travail en passant par la psychanalyse, aient ete par trop grossiers pour modifier en profondeur le substrat naturel du comportement humain.

Le caractere ouvert des sciences contemporaines de la nature nous permet de supputer que, d’ici les deux prochaines generations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d’accomplir ce que les specialistes d’ingenierie sociale n’ont pas reussi a faire. A ce stade, nous en aurons definitivement termine avec l’histoire humaine parce que nous aurons aboli les etres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-dela de l’humain « . Francis Fukuyama