Jean-Claude LUGAN Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives par Jean-Claude Lugan Professeur a l’Universite des sciences sociales de Toulouse Aujourd’hui, les propos sur les themes de la crise de l’Etat francais, de la crise de la citoyennete, de la crise de la conscience nationale, de la regression de l’esprit civique et au bout du compte de la crise de la societe francaise dans son ensemble, tendent a se generaliser tant chez les politiques que chez les intellectuels.
Les causes evoquees sont multiples et variees et peuvent d’ailleurs entrer en conjonction : l’Europe, la mondialisation, l’immigration incontrolee, les mouvements regionalistes… Si l’on souhaite tenter quelque analyse de la situation recente et presente, il parait indispensable de remettre les choses en perspective et donc de saisir, au moins dans les grandes lignes, comment s’est construit cet Etat francais a travers le temps, ses fondements et par consequent ses caracteristiques propres par rapport a d’autres pays comparables.
Il parait egalement utile de considerer l’evolution de ses fonctions selon quelques grandes sequences, notamment depuis la fin de la seconde guerre mondiale, d’abord sous « l’ere keynesienne », ensuite sous la contrainte de la mondialisation economique et culturelle et de la
Enfin s’il y a crise profonde, faut-il tenter de retablir l’ancien modele republicain ou tenter d’inventer un nouveau modele qui paraitrait plus adapte a des evolutions dont la collectivite nationale et ses dirigeants ne sont que tres partiellement maitres ? I — Les formes specifiques de la constitution de l’Etat francais et de la citoyennete francaise. La question fondamentale pourrait etre formulee de la maniere suivante : Quelles influences culturelles, ideologiques, religieuses se sont exercees a travers le temps sur la constitution de l’Etat francais?
A — Les influences grecques sur la representation occidentale de la cite Les historiens et politologues comme G. Hermet, P. Birnbaum et B. Badie, P. Braud1 nous montrent que la cite grecque (polis) est une sorte de micro-communaute federale qui regroupe diverses tribus. La communaute politique traite des affaires communes. Parallelement s’exprime une liberte individuelle, mais l’individu n’est pas protege par les droits individuels. Il reste a la merci du corps collectif dans la mesure ou il n’existe pas un domaine prive legitime. Cette societe est d’abord federaliste, le centralisme vient plus tard.
Cette representation de la cite grecque est l’une des matrices, sinon la principale, des cites occidentales et de leur organisation politique. Cette cite grecque a d’ailleurs souvent ete idealisee a travers l’image de la democratie athenienne de l’agora, alors qu’en realite, cette forme democratique fut dans la duree assez exceptionnelle. B — Les influences conjuguees de la romanite et de la chretiente a l’epoque feodale En Europe occidentale, l’Etat commence veritablement a emerger et a s’imposer des la sortie du Moyen Age, face d’abord a la feodalite en declin, mais aussi suite a la deficience des communautes villageoises et familiales.
Des cette epoque, on assiste en Europe occidentale a une « nuclearisation » de cf. BADIE B. , BIRNBAUM P. , BRAU P. et HERMET G. , Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, 2eme edition revue et augmentee, Colin A. , Paris, 1996. 1 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 105 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives la structure familiale.
Ce phenomene est un phenomene bourgeois, la bourgeoisie soutenant l’Etat monarchique et reciproquement ; il annonce deja l’individualisation des rapports sociaux et retire ainsi toute fonction politique au systeme de parente. D’autre part la societe feodale est une societe centrifuge, le roi qui represente un pouvoir centralise n’est que le primus inter pares. Le pouvoir temporel se disperse en multiples regions feodales, mais la conception de l’universitas, c’est-a-dire du corps social comme un tout, domine la societe, tout en comportant des elements individualistes. La societe occidentale, surtout la societe francaise, subit une forte nfluence de la tradition romano-chretienne qui combine l’individualisme et le communautarisme politique. Le christianisme est essentiellement une religion du salut individuel de l’homme. Institutionnalise a travers l’Eglise catholique, il va jouer un role non negligeable dans la construction et l’invention de l’Etat en Europe occidentale. L’Etat s’inspirera a la fois du droit romain et des valeurs du christianisme, de la hierarchie et de la bureaucratisation du pouvoir politique, de l’elaboration d’une theorie de la souverainete emanant d’une autorite centrale monopoliste, heritage des Romains.
En outre l’Etat occidental se forme contre l’emprise ou la volonte hegemonique au plan spirituel, mais aussi temporel de l’Eglise. Ainsi en France tout particulierement, l’invention de l’Etatnation republicain se distingue de la communaute ecclesiastique2. Dans cette perspective, on peut considerer que la loi en France s’inspire au Moyen Age de deux sources : en premier lieu la raison (la renaissance du pouvoir legislatif doit beaucoup au droit romain qui incarne la « raison ecrite »), ensuite la foi.
En effet les anciens grecs s’orientent a l’aide de la raison fondee sur la nature et a cette raison grecque va se surajouter en quelque sorte la foi des Hebreux. Saint Thomas et la pensee scolastique s’appuyant sur la notion de loi naturelle, vont dominer la pensee du Moyen Age. Au XVIIe siecle cette notion de loi naturelle se laicisera. Dans le meme ordre d’idees, on pourrait avancer que la societe occidentale resulte de toutes les activites des individus qui la composent, alors que les societes orientales par exemple se conforment a l’etiquette sociale et se definissent en dehors des individus3.
C — La preparation de l’Etat nation francais : la monarchie absolutiste En Europe et tout particulierement dans la France des XVIe et XVIIIe siecles, les gouvernements absolutistes ont cherche sans cesse a ameliorer leurs possibilites d’action et c’est justement en fonction de l’absolutisme que se cree une administration plus rationnelle tendant a la bureaucratie. En France, c’est la monarchie absolue du XVIIe siecle transformant la societe francaise en societe centripete qui conduit a une administration etatique et unifiee avec le soutien de la bourgeoisie.
En d’autres termes, le processus de centralisation etatique en France est a l’origine celui d’une agregation des pouvoirs feodaux eparpilles sur le territoire. La Fronde au milieu du XVIIe siecle ne sera au fond que la derniere resistance des feodaux face a un pouvoir qui se veut de plus en plus central et absolu. Ainsi la monarchie absolutiste fondee sur le droit divin, la centralisation administrative, l’individualisme economique et religieux, le salut individuel promu par la Reforme prepareront le concept d’Etat-nation, collectivite territoriale et institutionnelle fondee sur l’individualisme.
Aujourd’hui selon l’expression de M. Duverger4, il est possible de parler de monarchie republicaine combinee a l’individualisme de la societe civile. La centralisation, l’unite administrative forte deviennent des facteurs essentiels afin de forger l’Etat-nation apres la Revolution de 1789, la France etant alors tres diverse sur le plan ethno-linguistique. D — La France : un pays invente Dans leur ouvrage, L’invention de la France, E. Todd et Herve Le Bras5 soulignent que du point de vue anthropologique, la France ne devrait pas exister.
En profondeur la France n’est pas unitaire ; elle n’est meme pas bipolaire ; il n’y a pas une France du nord et une France du sud ; le sud est eclate en quatre ou cinq composantes ; le nord en six ou huit. Ils ajoutent que la France fut inventee par une 2 cf. SKOCPOL T. , Etats et Revolutions sociales, Fayard, Paris, 1985. cf. GORZ A. , La metamorphose du travail. Quete de sens. Critique de la raison economique, Galilee, Paris, 1988. 4 cf. DUVERGER M. , Sociologie de la politique, PUF, 3eme edition, Paris, 1988. 5 cf. LE BRAS H. et TODD E. L’invention de la France, Librairie generale francaise, Paris, 1981. 3 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 106 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Jean-Claude LUGAN communaute de peuples. La population francaise se serait faite a travers une sorte d’alchimie ethnique. Paul Valery dans Regards sur le monde actuel exprime une conscience lucide de ce particularisme : « Le fait fondamental pour la formation de la France a ete la presence et le melange sur son territoire d’une uantite remarquable d’elements ethniques differents. Toutes les nations d’Europe sont composees, et il n’y a peut-etre aucune d’elles dans laquelle une seule langue soit parlee. Mais il n’en est, je crois, aucune dont la formule ethnique et linguistique soit aussi riche que celle de la France. Celle-ci a trouve son individualite singuliere dans le phenomene des echanges internes, des alliances individuelles qui se sont produits entre tant de sangs et de complexes differents.
Les combinaisons de tant de facteurs independants, le dosage de tant d’heredite expliquent dans les actes et les sentiments des francais bien des contradictions et cette remarquable valeur moyenne des individus, la nation francaise fait songer a un arbre greffe plusieurs fois, de qui la qualite et la saveur de ses fruits resultent d’une heureuse alliance de sucs et de seves tres divers concourant a une meme et indivisible existence6″. Les provinces constituent des peripheries, a cause de leurs differences de coutumes et de langage par rapport au centre.
La lutte contre les particularismes a donc ete constante et a constitue l’une des manifestations les plus spectaculaires de la volonte centralisatrice. En d’autres termes l’Etat a ete fort en France de tout temps parce qu’il devait aussi assurer la survie d’un systeme ethno-culturel diversifie. La Republique une et indivisible recouvre des types distincts de structures familiales, des modeles de comportements tres independants les uns des autres. D’autres Etats n’ont pas reussi a maitriser ces diversites et sont restes un temps des empires fragiles, voues a terme a l’eclatement, par exemple l’empire Austro-Hongrois.
Pour E. Todd et H. Le Bras7, la France qui combine unite administrative et diversite culturelle est en Europe et probablement dans le monde, une exception historique. E — La Revolution met fin a l’absolutisme, mais accentue la centralisation Les valeurs familiales et les valeurs de solidarite sociale qui s’exprimaient par exemple dans le compagnonnage vont faire place a un individualisme bourgeois qui va correspondre et permettre en meme temps le developpement commercial et industriel du XIXeme siecle.
Le concept de territorialite est etabli, au titre du depassement de la logique sociale communautaire, de la logique feodale, de la logique de la societe rurale occidentale. Se degage l’idee d’un territoire fini, notamment a travers la notion de frontieres naturelles. Au moment de la Revolution francaise, si le choix d’une Republique une et indivisible fortement centralisee s’est impose, la guerre aux frontieres n’etant certainement pas etrangere a ce processus, la question se pose de savoir si le choix aurait pu etre d’inspiration plus federale, plus respectueux de la diversite ethno-culturelle de l’hexagone.
A notre sens, malgre la permanence d’une tradition girondine tres « anti-Paris », la conception de la souverainete nationale et de la citoyennete portee par la Revolution rendait peu probable un tel scenario. Tres rapidement s’est imposee la volonte de casser toute expression federative, cela a ete d’autant plus facile que ces resistances federatives, par exemple dans le midi, se sont plus ou moins discreditees avec la contre-revolution 8. F — L’originalite de l’Etat-Nation francais Malgre les matrices communes que nous venons d’evoquer, tous les pays europeens n’ont pas elabore la meme conceptualisation de l’Etat-nation.
Diverses typologies ont ete construites pour qualifier les divers Etats-nations et leurs fondements. La plus classique consiste a comparer, sinon a opposer la conception allemande et la conception francaise. Pour l’ecole historique allemande9, la nation est fondee sur des liens materiels ou ethniques tels que la race, la langue, la religion etc. , c’est le « Volkgeist ». Elle preexiste a l’Etat ; c’est une conception culturelle et organique de la nation.
Cette conceptualisation est assez bien adaptee a l’Allemagne plus homogene que la France au moins au plan linguistique, meme si la langue germanique n’echappe pas comme toute langue a une certaine dialectalisation. cf. VALERY P. , Regards sur le monde actuel, edition Gallimard 1945, p. 122. cf. LE BRAS H. et TODD E. , L’invention…, op. cit. 8 cf. ouvrage collectif Histoire d’Occitanie, IEO ; F. Furet : La Revolution francaise. 9 cf. BADIE B. , BIRNBAUM P. , BRAU P. et HERMET G. , op cit. 6 7 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 107 Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives En revanche selon E. Renan10 et de nombreux historiens qui s’inscrivent dans sa pensee, la nation est fondee sur un ensemble d’elements spirituels comme la civilisation, l’histoire, la tradition, rattaches au passe d’un peuple ou orientes vers son avenir ; c’est avant tout, comme cela a ete souvent repris : la volonte de vivre ensemble.
Cette conception de la nation erige ainsi l’Etat en createur volontariste et en beneficiaire de la souverainete nationale, d’ou la vision abstraitement universaliste de l’Etat-nation qui s’explique par la dimension rationaliste et individualiste tournee vers la volonte des acteurs comme l’explique T. Skocpol11. Dans ce meme esprit, L. Dumont12 distingue la theorie ethnique dans laquelle la nation est percue comme communaute de culture et la theorie elective qui fait deriver la nation de la volonte des individus qui la composent. Selon C.
Whitol de Wenden, la conception de l’idee de communaute nationale13 est plus precise. La communaute nationale francaise serait de type politique, c’est-a-dire fondee sur le contrat social, base d’un consensus national, symbolise par la constitution, alors que la communaute allemande serait culturelle, religieuse, linguistique ou ethnique. Quant aux communautes anglo-saxonnes, elles seraient plutot de type territoriale. Dans la realite bien sur, les facteurs constitutifs des communautes nationales concretes entrent dans des combinaisons ariees, avec des dominantes. Les divers types de nationalisme recoupent ces conceptions de la communaute nationale. Selon J. Leca14, le premier type, caracteristique des pays anglo-saxons, serait individualiste, pluraliste, libertaire et universaliste, il developperait la citoyennete individuelle, la deuxieme, caracteristique de pays comme l’Allemagne ou la Russie, serait collectiviste, organique et ethnique, enfin le troisieme hybride propre a la France serait a la fois collectiviste et civique en remplacant Dieu et le Roi par la nation et la volonte generale.
Il proviendrait essentiellement de trois grands changements : – une serie de revolutions intellectuelles : la Renaissance, les philosophies des Lumieres, l’affaiblissement progressif de la domination de l’ Eglise, – le progres des techniques militaires, capable de controler le gouvernement local, i. e. l’organisation feodale, – une serie de guerres : les guerres de 100 ans, de 30 ans et la guerre revolutionnaire a Valmy.
G — La citoyennete : un lien entre Etat et nation Au fond en France c’est la citoyennete qui a relie Etat et Nation, et la citoyennete pourrait etre interpretee essentiellement comme la volonte d’annihiler les determinismes ethno-culturels. Comment alors definir l’Etat a la francaise? Il designe, soit l’ensemble des pouvoirs publics par opposition aux citoyens, soit les elements centraux et peripheriques de l’administration par opposition aux collectivites locales.
Pour constituer un Etat, l’on peut considerer que les elements suivants sont necessaires d’une maniere generale : un territoire delimite par des frontieres, une population plus ou moins homogene par la langue, la religion et un certain nombre de valeurs communes, un gouvernement titulaire du monopole de la contrainte legitime et investi d’un pouvoir institutionnalise. P.
Birbaum15 y ajoute quelques elements complementaires : une laicite minimale renforcant la separation de l’espace etatique et de l’espace religieux, un droit public protecteur des frontieres de l’Etat, une conception forte de la citoyennete rattachant directement les citoyens a l’Etat et limitant l’emprise des groupes et des communautes intermediaires lorsqu’on se trouve en presence d’un Etat-nation. II — Les fonctions de regulation de l’Etat francais : du colbertisme a la Veme republique 10 cf. RENAN E. , « Discours et Conferences », ? uvres completes, Calmann-Levy, Paris, 1887 ; cf. PEYREFFITTE A. Le Mal francais, Plon, Paris, 1989. 11 cf. SKOCPOL T. , Etats et Revolutions sociales, Fayard, Paris, 1985. 12 cf. DUMONT L. , L’Ideologie allemande, 1991, Gallimard, Paris, 1991. 13 Cf. WHITOL de WENDEN C. , « Nation et citoyennete : un couple d’associes rivaux », Nations et nationalismes, La Decouverte, Paris, 1995. 14 cf. LECA J. , « De quoi parle-t-on? « , Nations et Nationalismes, La Decouverte, 1995. 15 cf. BIRBAUM P. , La logique de l’Etat, Fayard, Paris, 1982 ; cf. BADIE B. et BIRBAUM P. , Sociologie de l’Etat, Hachette, collection pluriel, 1991. Droit Ecrit n°1 – mars 2001 108 Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Jean-Claude LUGAN La philosophie de l’Etat francais est fondee a la fois sur l’unite et la hierarchisation des fonctions et des niveaux. Cet Etat centralise et hierarchise s’est constitue par le ressort de l’heritage colbertiste, jacobin et l’? uvre napoleonienne. A — Le renforcement des fonctions de l’Etat central : de Colbert a Napoleon Afin de consolider l’Etat-nation, l’autorite etatique s’est appuyee tres tot sur des interventions dans le domaine socio-economique.
Le colbertisme semble representer une culture d’intervention etatique francaise, une volonte de greffer une forme de modernite sur un pays a la recherche de la grandeur. Avant la Revolution, comme nous l’avons deja note, la centralisation etatique francaise est limitee a un processus d’ordre politique et technique qui cree un lien politique de type « vertical » entre le souverain et les sujets sur le territoire, en effacant les structures politiques de la feodalite, pour exercer un pouvoir sans entraves et sans obstacles. C’est par la logique jacobine que les concepts de nation et de citoyens egaux s’ajoutent a la centralisation absolutiste16.
L’? uvre napoleonienne renforcera considerablement cette logique, notamment au travers d’une serie d’institutions et d’un appareil juridique. B — L’evolution de la culture economico-sociale republicaine Initialement la propriete privee et l’initiative individuelle constituent les principes cles du liberalisme. Neanmoins ces fondements de la culture republicaine seront corriges par une intervention exterieure, celle de l’Etat dans le premier cas, celle de la collaboration de classes dans le second, les deux se reclamant de la solidarite des individus au sein du corps social.
L’une des idees fortes de la philosophie des Lumieres : le progres par la science et la revolution industrielle apportent a la culture republicaine un element supplementaire qui est celui d’un projet d’organisation sociale. L’Etat doit creer ainsi les conditions qui rendent possible la promotion individuelle sans remettre en cause les principes precedents. Ainsi un projet social republicain est forge en developpant un systeme scolaire ouvert a tous, en propageant et en aidant les plus demunis grace a un systeme de redistribution, dont la fiscalite fournirait les moyens.
C’est la Troisieme Republique. Cette idee republicaine s’associant a l’Etat providence entraine, surtout a l’epoque des « Trentes glorieuses », l’intervention etatique dans le domaine socio-economique, ceci s’inscrit dans la logique selon laquelle un pouvoir executif fort n’est nullement inconciliable avec la souverainete nationale. Dans tous les pays capitalistes, l’Etat est plus ou moins intervenu ; c’est en France que l’intervention de l’Etat est alle le plus loin et a assume les formes institutionnelles d’intervention les plus complexes, montrant une longue continuite : les mesures rotectionnistes de Colbert, les politiques de Napoleon I, puis dans une certaine mesure de Napoleon III, la planification mise en ? uvre par la IVe republique et les grands programmes technico-economiques de la Ve Republique. C’est en outre sous la presidence du general De Gaulle que l’Etat lance une politique de recherche en creant le CNRS. C — De l’Etat gendarme a l’Etat providence : la planification a la francaise Neanmoins, c’est en 1945 a la Liberation que l’on a observe un changement de niveau.
En effet, avant la seconde guerre mondiale, l’intervention de l’Etat dans le domaine socio-economique existe, mais essentiellement par le biais de la reglementation tres limitee a quelques domaines (par exemple le travail). A partir de 1945, l’Etat devient omnipresent, protecteur, dispensateur et redistributeur de bien-etre. L’Etat-providence remplace l’Etat-gendarme. La regulation etatique keynesienne remplace egalement la theorie economique de l’autoregulation du social par le marche. La planification est etablie en 1946 par Jean Monnet.
L’epreuve de la guerre a transforme le regard que la societe francaise porte sur l’Etat. De multiples facteurs ont agi, notamment l’anticapitalisme affirme des mouvements de la resistance et l’interiorisation d’une vision keynesienne de l’economie par une nouvelle generation de hauts fonctionnaires. Il ne s’agit plus alors d’une intervention temporaire et reversible de l’Etat. L’Etat devient entrepreneur, planificateur et financier dans une perspective a long terme. cf. RENAN E. , « Discours et Conferences », ? uvres completes, Calmann-Levy, Paris, 1887 ; cf.
RAWLS J. , A theory of Justice, Clauwdon Press, Oxford, 2eme edition, 1972. 16 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 109 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives L’economique et le social ne sont plus separes ; les deux domaines sont imbriques l’un dans l’autre. F. Bloch-Laine parlera d’economie concertee visant a concilier le marche avec l’intervention de l’Etat.
Dans cette periode des « Trentes glorieuses » (1946-1975), l’essor de la France repose sur : l’accroissement demographique, l’application du fordisme, l’accroissement des echanges economiques, l’ideologie regulationniste qui est objet de consensus entre les hauts fonctionnaires reformateurs et l’aile la plus ouverte du patronat. C’est a la fois un neo-colbertisme et une social-democratie qui s’appuie sur le keynesianisme17. La quintessence de cette fonction d’intervention et de regulation de l’Etat francais, c’est la planification a la francaise. J.
Monnet organise une planification qui s’appuie sur le plan Marshall, planification qui integre le marche comme element regulateur et vise le plein emploi (Keynes). C’est une planification indicative comparee a la planification imperative sovietique. Elle est indicative d’objectifs dont rien ne dit qu’ils seront atteints, compte tenu de la liberte des entreprises. Elle est incitative, c’est-a-dire qu’elle inflechit la politique des entreprises par des aides financieres. Elle est concertee dans la mesure ou le plan est elabore par des commissions tripartites ou siegent des hauts fonctionnaires, le patronat, les syndicats.
Afin de conduire cette planification, l’Etat possede des leviers, dont les premices existaient des l’entre deux guerres Il est banquier, financier, controle des entreprises publiques. En Grande-Bretagne et surtout aux Etats-Unis, le keynesianisme est reste plus reserve. P. Rosanvallon18 pense que ce dirigisme francais n’est pas ou plutot n’a pas ete ideologique, mais a correspondu a des facteurs sociologiques et culturels ; la generation des hauts fonctionnaires qui emerge apres la Liberation se sent au-dessus de la societe archaique et s’erige comme guide. La creation de l’E. N.
A symbolisera fortement cette pretention. III — La mondialisation et la crise du modele de l’Etat-nation francais Jusque dans les annees 1950, 1960, la societe francaise avait pour fondement l’alliance de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie traditionnelle et intellectuelle et de la paysannerie, les ouvriers industriels etant pratiquement exclus de cette alliance. Ainsi au lieu de resoudre des conflits par la cooperation et le compromis, les individus et les groupes ont renvoye ces conflits a une autorite superieure et centrale, d’ou une centralisation du pouvoir dans les entreprises, les dministrations, l’ensemble du systeme politique, d’ou une societe hierarchisee, mais dans laquelle l’Etat national a la francaise demeure une entite integratrice au nom de l’interet general qui doit conserver une priorite absolue sur les autres interets collectifs locaux ou regionaux19. A — L’ebranlement du couple Etat-Nation sous la pression de la mondialisation Or aujourd’hui ces fonctions ne peuvent plus etre assumees dans les memes conditions. L’Etat reglementaire ou ordonnateur est noye par l’economie mondialisee.
Le paradoxe : les pressions du capitalisme mondial commandent des mesures supranationales (continentales), alors que la crise de legitimite sociale du capitalisme exige des mesures infranationales (locales et regionales) ; l’unite, la coherence de la gouvernance de la societe francaise se defont. Cette crise de la gestion sociale amene la crise de l’integration des citoyens ou plutot de la nation a l’Etat. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ce sont ou c’etaient les individus qui inventaient la Nation ; la fondation de l’Etat moderne etant en quelque sorte consecutive a la decouverte par les individus de leur liberte.
En France, c’est l’Etat moderne qui a progressivement libere l’individu des archaismes, des liens sociaux autres que politiques. Etatisme fort et individualisme issu de la fragmentation sociale et de la diversite ethno-culturelle allaient de pair en France. C’est l’Etat qui ayant pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux. L’individualisme a marche au meme pas que l’Etatisme. L’Etat fort a entraine de facon paradoxale un exces d’individualisme.
Le role de l’Etat francais est defini par le consensus sur lequel repose la synthese republicaine entre societe, Etat, Nation ; cette synthese republicaine etant cimentee par une indivisibilite entre l’Etat 17 cf. RAWLS J. , A theory of Justice, …, op. cit. cf. ROSANVALLON P. , L’Etat en France de 1789 a nos jours, Le Seuil, Paris, 1990. 19 cf. HOFFMANN S. , Essai sur la France… ,op. cit. 18 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 110 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Jean-Claude LUGAN et la Nation atomisee.
Cet individualisme national francais serait donc le corollaire de la fragmentation de la societe francaise a l’origine. Le terme de citoyennete issu de la revolution se refere directement a l’Etat national. Dans cette communaute de citoyens, l’autorite de l’Etat en est d’autant plus sapee que le consensus social sur lequel elle s’appuie est de plus en plus faible. Contrairement a la conception politique anglaise de l’utilitarisme, la conception francaise est dominee par l’idee de souverainete. Selon R. Debray, en republique, l’Etat surplombe la societe, alors qu’en democratie, la societe domine l’Etat.
Autrement dit l’esprit republicain donne une importance centrale a la transformation et a l’intervention de l’Etat, alors que l’esprit democrate confie le role central aux acteurs sociaux20. Dans l’Etat francais, l’interet general constitue a la fois l’interet national et l’interet des individus particuliers. L’interet general appelle un equilibre permanent entre toutes les forces sociales. Sur la base de l’heritage revolutionnaire, la France est devenu un Etat republicain depuis les debuts de la IIIeme Republique21, c’est-a-dire un Etat fonde sur la citoyennete et la souverainete nationale.
L’ideologie republicaine pose en principe une association des citoyens qui sont impregnes de la preoccupation de la volonte generale. Liberal, le republicanisme francais valorise l’autonomie de l’individu en tant que celui-ci est cense obeir a la seule raison. Est communautaire l’inscription de cet individu dans une singularite historique —c’est l’exception francaise— et sa prise en charge par l’Etat sont les conditions de sa participation 22.
Aujourd’hui, cette liaison etroite entre l’Etat et la nation parait ebranlee en France ; il s’ensuit donc un affaiblissement du consensus des citoyens vis-a-vis de l’Etat, ce qu’il est convenu d’appeler une crise de la citoyennete. Cet affaiblissement du consensus national entraine une regression des devoirs civiques. La dialectique du couple Etat-citoyen est en particulier detruite par les mouvements exterieurs profonds que l’Etat francais ne controle pas ou peu.
Ainsi depuis les annees 1970 la regulation macroeconomique de Keynes est mise en cause par l’internationalisation des marches, sous le dogme neo-liberal dont les chantres proviennent de l’Ecole de Chicago (M. Friedman, G. Gilder). La question cruciale pour le neo liberalisme, c’est de constater la separation de l’economique et du politique fondee sur la reconnaissance de l’autonomie de l’economique, principe liberal d’A. Smith ; alors que le keynesianisme postule un mode de reencastrement de l’economique dans le social en corrigeant et compensant les effets du marche23.
La progression de l’ideologie neo-liberale s’explique historiquement et politiquement. En effet a partir de la fin de la guerre froide, on observe un passage de preoccupations d’ordre geostrategique a des preoccupations d’ordre geo-economique. Les frontieres s’ouvrent, les echanges se mondialisent sous la pression des grands groupes internationaux. Ceci conduit au decoupage du monde en grandes unites economiques autour de l’Europe, des Etats-Unis, de l’Asie, avec pour consequence une crise plus ou moins grave selon les cas des Etats nations, ceci en particulier en fonction de leur anteriorite.
Parallelement, l’influence de la culture anglo-saxonne s’accroit par la langue, mais surtout par la formidable puissance des medias americains. Ce passage d’une phase geopolitique a une phase geo-economique dans la strategie mondiale, rend de plus en plus aleatoire et difficile l’encadrement reglementaire de l’Etat-Nation du fait de la transnationalisation du capital, des moyens materiels et institutionnels, d’ou la necessite d’une deconcentration et d’une decentralisation de l’appareil d’Etat et d’un desengagement de l’Etat dans le domaine de a gestion sociale, d’ou les concepts nouveaux d’Etat subsidiaire, d’Etat modeste24. B — La domination neo-liberale : de l’Etat providence a l’Etat subsidiaire Dans l’Etat providence, la protection sociale est assuree par l’Etat, alors que dans l’Etat subsidiaire la protection sociale est garantie par l’Etat. J. Rawls oppose la tradition de Locke : la liberte et la tracf. DEBRAY R. , Que vive la Republique ! , Le Seuil, Paris, 1991. cf. FURET F. , JULLIARD J. et ROSANVALLON P. , La Republique du Centre, la fin de l’exception francaise, Calmann-Levy, Paris, 1988. 22 cf. LE BRAS H. t TODD E. , L’invention de la France, op. cit. ; cf. LECA J. , « De quoi parle-t-on? « , op. cit. 23 cf. ROSANVALLON P. , La crise de l’Etat providence, Le Seuil, Paris, 1981. 24 cf. CROZIER M. , Etat modeste, Etat moderne, Fayard, Paris, 1987. 20 21 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 111 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives dition de J. J. Rousseau : l’egalite25. Pour J.
Rawls, le droit doit avoir la priorite sur le bien. Il s’agit de distinguer les inegalites justes des inegalites injustes. J. Rawls defend l’idee d’une sorte d’Etat providence liberal democratique par opposition a l’Etat providence social democratique. R. Nozick parle lui d’Etat minimal qui n’aurait plus aucune fonction de distribution26. Des le milieu des annees 1970, la politique neoliberale d’inspiration friedmanienne va trouver des applications zelees avec R. Reagan et M. Tatcher. La concretisation commerciale se realise avec les accords du G. A. T. T et de l’Uruguay Round en 1993.
On fait confiance aux regulations spontanees du marche, on prone la dereglementation, le rejet de l’Etat et de la protection sociale. Certains ont appele cet ensemble de mouvements le « turbocapitalisme » caracterise par l’acceleration des changements structurels resultant eux-memes de la diminution de la tutelle publique, de la mondialisation, de l’automatisation du travail et de la tendance a la dereglementation. Dans ce contexte de l’economie internationale, l’Etat-nation a la francaise, combinant la souverainete territoriale et la representation d’une communaute nationale volontaire est ebranle.
De meme la conception de l’Etat-providence, correspondant a une forte tradition europeenne et notamment francaise, se met a s’effriter avec l’influence du neo-liberalisme, meme si celle-ci est moins accentuee en France comparee a d’autre pays (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne etc. ). On peut dire qu’avec la fin du compromis entre le keynesianisme et le fordisme s’amenuise le role regulateur de l’Etat sur le plan economique et parallelement on observe une regression des systemes de protection sociale.
L’Etat republicain arbitre protecteur s’est peu a peu vide de son contenu par suite d’une confiscation partielle de la politique par des experts, d’aucuns diraient des technocrates de la croissance economique, tant a l’echelle nationale qu’europeenne. L’Union europeenne est devenue sans conteste un marche ; elle n’est pas encore -pour autant qu’elle le devienne un jour- une patrie27. A. Gorz28 a introduit une dimension macro-sociologique dans le phenomene de regression de l’Etat providence. La faillite de l’Etat providence serait une resultante du deficit de societe propre au capitalisme du marche.
En d’autres termes, en l’absence d’une societe capable de s’autoreguler, l’Etat providence a pendant vingt-cinq ans regule l’expansion economique et le fonctionnement du marche, institutionnalise la negociation collective du compromis entre classes, mais il n’a jamais ete producteur de societe ; l’Etat redistribuait ou reaffectait une partie de la richesse socialement produite sans qu’aucun lien de solidarite vecue ne s’etablisse entre les individus, les couches et les classes ; les citoyens etaient des administres et non des citoyens agissants.
C — La conjonction et la multiplication des phenomenes destructeurs des representations fondatrices de l’Etat-Nation francais L’image de la nation inseparable de l’image de la revolution a longtemps fourni aux Francais de quoi cimenter leur unite politique ; un fond de representations autour duquel ils s’affrontaient, se divisaient, etablissaient des compromis. La conscience civique ainsi nourrie par l’idee republicaine depuis la Revolution etait l’un des mecanismes de l’integration ; elle semble aujourd’hui avoir fortement regresse. F.
Furet dans La Republique du Centre, exprime l’idee que jusque dans les annees 1970, une sorte d’ideologisme l’emporte sur la societe francaise, mais a partir des annees 1980 les grandes syntheses macro-explicatives ont de fait largement recule. La societe francaise se met a l’ecole des faits : « la glaise epaisse des contraintes »29. Certains politologues comme C. Withol de Wenden30 pensent neanmoins que la citoyennete en France peut connaitre des limites, mais en crise, menacee par la mise en avant d’autres appartenances communautaires, ethniques ou religieuses ou par l’exces d’individualisme, elle survit assez bien. 5 cf. RAWLS J. , A theory of Justice, op. cit. cf. NOZICK R. , Anarchie, Etat et Utopie, Puf, Paris, 1988. 27 cf. ROSANVALLON P. , L’Etat en France de 1789 a nos jours, Le Seuil, Paris, 1990. 28 cf. GORZ A. , La metamorphose du travail…, op. cit. 29 cf. FURET F. , JULLIARD J. et ROSANVALLON P. , La Republique du …, op. cit. 30 cf. WHITOL de WENDEN C. , Nation et citoyennete : un couple d’associes rivaux, Nations et nationalismes, La Decouverte, Paris, 1995. 26 Droit Ecrit n°1 – mars 2001 112 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales.
Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Jean-Claude LUGAN Aujourd’hui l’on doit se demander si ce modele a toujours les memes capacites a resister aux diverses turbulences qui l’assaillent et a leur conjonction, car la citoyennete n’est pas le simple reflet juridique d’un systeme de m? urs particulier, mais l’effet d’une volonte des individus et des provinces de vivre ensemble, d’un desir de dominer, d’annihiler les determinismes anthropologiques31.
Quels sont les principes destructeurs de ces representations fondatrices de l’Etat, de la Nation, de la citoyennete ? Quelles sont les principales turbulences ? a – le discredit de la politique : les partis et les dirigeants s’eloignent de plus en plus des citoyens dans la mesure ou les frustrations de tous ordres se multiplient par la mauvaise gestion des milieux politiques : corruption, dysfonctionnement des services publics, exces de bureaucratie, difficultes a mener a bien des reformes. – le discredit des elites buro-technocratiques nationales ou europeennes qui aux yeux des citoyens semblent totalement focalisees sur la rationalite economique et a ce titre deshumanisees. c – l’affaiblissement des fonctions intermediaires assurees jusqu’alors par le syndicalisme. Pour P. Rosanvallon32, le declin du syndicalisme correspond au declin d’une categorie inventee a la fin du XIXeme siecle pour rendre la societe plus gouvernable en legalisant les modes d’agregation, en instituant des poles de regulation intermediaires entre l’Etat et les individus.
Ce niveau intermediaire est en train d’eclater ; il garde une pertinence institutionnelle dans le cadre des procedures de regulation sociale, mais ne produit plus d’identite collective automatique. Cette evolution correspond a un effritement general des formes d’appartenance, d’ou un effet de depolitisation et un deficit civique general. d – un ecartelement de l’Etat-Nation entre d’une part l’Europe et des mouvements centrifuges de diverse nature et intensite.
En effet malgre plus de deux siecles de forte centralisation et un Etat omnipresent sur le territoire, il semble que la France souffre encore de questions « nationalitaires » mal resolues : les revendications sous des formes et a des degres divers de la Corse, du Pays basque, de la Bretagne, de l’Alsace, de la Catalogne, des pays d’Occitanie en temoignent. Pris dans la spirale de la construction europeenne et de la mondialisation, les individus ont besoin de reperes accessibles et certains se tournent vers des entites regionales dans la mesure ou l’Etat-nation se delite.
Il est d’ailleurs assez probable que ces phenomenes sont dans des rapports interactifs. e – la pression de populations immigrees en provenance des pays du sud pour lesquelles les mecanismes traditionnels republicains d’integration ne fonctionnent plus ou fonctionnent mal, notamment a la suite du developpement du chomage dans des banlieues urbaines ainsi fragilisees, mais aussi de par la distance culturelle non negligeable entre ces populations d’origine nord-africaine et les populations europeennes. Pour A.
Touraine33, le liberalisme actuel est un choc de transition, un choc de passage d’une periode a l’autre, le passage d’un type de controle social de l’economie a un autre, mais nous n’avons pas encore le modele de substitution. Pour l’instant il semble tout de meme que la mondialisation economique profite plutot aux systemes economiques capitalistes anglo-saxons ; alors que les capitalismes socio-democrates europeens eprouvent des difficultes a resister et cherchent un nouveau souffle, face a ces principes neo-liberaux.
Conclusion — La decentralisation inachevee : vers un « federalisme republicain » : Etant donne les contraintes exterieures, l’Etat et la societe francaise auraient au fond le choix entre — d’une part l’adaptation immediate a toutes les sollicitations du marche, la flexibilite absolue, la mobilite totale, ce choix impliquant le relachement du lien social.
C’est le scenario de l’adaptationmondialisation avec tous les risques d’eclatement de la societe francaise que cela implique ; — d’autre part le maintien de la solidarite nationale par une adaptation maitrisee la plus conforme possible au systeme de valeurs francais ; dans ce cas le lien social aurait plus de chances d’etre preserve, les chocs amortis, les rythmes ralentis, l’Etat accompagnant les mutations necessaires. Mais 31 32 cf. LE BRAS H. et TODD E. , L’invention de la France, op. cit. cf. ROSANVALLON P. , L’Etat en France de 1789 a nos jours, op. it. 33 cf. TOURAINE A. , Qu’est ce que la democratie ? , Fayard, Paris, 1994. Droit Ecrit n°1 – mars 2001 113 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives la credibilite de cette hypothese suppose une condition : convaincre certains de nos partenaires europeens, notamment l’Allemagne et si possible la Grande-Bretagne d’adopter ce modele.
Le premier scenario suppose un effacement tres sensible de l’Etat afin de laisser jouer au maximum les mecanismes economiques mondiaux, les seules regulations imposees par le marche. Les attentes encore tres interiorisees du citoyen francais vis-a-vis de l’Etat central pourraient conduire a des situations a risques au plan politique et social. Ce qui peut paraitre tolerable pour des Americains ne l’est pas forcement pour des Europeens et plus particulierement des Francais dont les personnalites civiques sont construites a partir de modeles de reference tres differents.
Le second scenario a priori parait mieux relie a l’histoire des relations Etat-citoyen en France. Neanmoins si, dans ce cas de figure, l’Etat ne s’efface pas, la question de l’evaluation de sa nature et de ses fonctions demeure. D’aucuns, surtout dans une certaine frange de la classe politique a droite ou a gauche, pensent que le retour de l’Etat est une solution, sinon la solution. L’Etat republicain est devenu mou, il faudrait donc qu’il retrouve ses capacites d’initiative et d’intervention.
Quelle est la credibilite d’une telle hypothese dans une Europe ou la plupart des autres pays sont tres « federalises » et dans une France ou les collectivites territoriales ont pris gout a une certaine autonomie par rapport aux appareils de l’Etat central ? A l’inverse M. Crozier34 lorsqu’il developpe son concept d’Etat modeste propose plutot une modernisation de l’Etat. C’est l’autonomie de la personne par rapport a l’egalite des positions qui doit dominer. L’Etat devrait creer des conditions par rapport a un individu qui prend des positions.
Toujours pour M. Crozier, si les regulations humaines indispensables n’ont pas besoin necessairement de regulateur, ni surtout de regulation etatique, il est necessaire que des regles publiques viennent soutenir les regulations existantes ou que la puissance publique leur serve de garant. L’Etat-nation a la francaise est indispensable parce que l’experience americaine prouve que la penurie d’infrastructures collectives dont la realisation reste l’une des responsabilites de l’Etat, a de graves consequences sur la competitivite economique.
En outre le pouvoir politique est le garant de l’expression democratique et c’est dans le cadre de l’Etat qu’il se manifeste. Pour notre part, nous pensons que l’Etat-nation francais doit operer un veritable mouvement de recomposition. La decentralisation, a travers les lois de 1982 et celles qui ont suivi, a tente d’adapter l’Etat francais aux necessites du developpement moderne. Neanmoins c’est un processus encore source de nombreuses confusions, dans la mesure ou il semble inacheve et surtout hesitant dans la logique a poursuivre.
Ne serait-il pas alors pertinent de se demander s’il ne faudrait pas pousser le mouvement plus avant au lieu de tenter de se crisper sur un modele d’Etat-nation inadapte, voire, comme certains le suggerent, revenir a un modele etatique centraliste ? Lorsque nous parlons de pousser le mouvement, nous pensons a une evolution vers un « federalisme republicain », c’est-a-dire d’une evolution resolument decentralisatrice, mais simultanement soucieuse d’egalite et de solidarite entre les divers territoires.
Allant le plus loin possible dans la logique de subsidiarite, il clarifierait a la fois les champs de competences de l’Etat et des collectivites territoriales. Les regions devraient s’imposer comme collectivites territoriales « chefs de file » beneficiant de transferts de souverainete importants de la part de l’Etat, dans le domaine du developpement economique, de l’education a tous les niveaux, voire meme dans le domaine de la cooperation avec les regions europeennes voisines.
Ce mouvement impliquerait de maniere parallele un effacement plus ou moins progressif des departements dont l’utilite devient marginale, mais reste couteuse, et une recomposition du tissu communal par l’acceleration d’un processus deja entame a travers des dispositions comme les communautes de communes, les communautes d’agglomeration et/ou les pays, cela en fonction de logiques geo-economiques et non exclusivement politique. En outre les regions pourraient etre encouragees a se regrouper, comme la loi le permet d’ailleurs deja dans une certaine mesure, non pas seulement sur des criteres geo-administratifs, mais n fonction de leurs ressources, de leur densite demographique, de leurs affinites culturelles, ceci de facon a creer les veritables conditions d’une reelle identite regionale et au dela d’un veritable dynamisme collectif. 34 cf. CROZIER M. , Etat modeste, Etat moderne, op. cit. Droit Ecrit n°1 – mars 2001 114 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Jean-Claude LUGAN
Ce mouvement ne constituerait evidemment pas la panacee aux difficultes actuelles, mais serait a notre sens un moyen de depasser un certain nombre d’entre elles. D’une maniere generale, ce federalisme tenant compte de notre histoire politique, renouant en quelque sorte avec l’une des inspirations democratiques des cites grecques, et meme de la Revolution francaise sous certains de ses aspects, pourrait ? uvrer a la reconstruction de la societe politique aujourd’hui ebranlee.
En particulier les elites « centrales » quelque peu discreditees pourraient laisser une large partie de leurs fonctions assumees par des decideurs plus proches des territoires concrets. Ces dernieres, a l’heure actuelle, ne sont pas toujours a la hauteur des enjeux notamment au plan regional ; ceci etant lie en grande partie au mode de recrutement qui a prevalu dans les annees qui ont suivi la creation de regions comme collectivites de plein exercice. Ces nouvelles elites territoriales politiques et administratives seraient mieux a eme de susciter des initiatives, des dynamiques au plus pres des problemes et correspondant mieux a la differenciation des territoires : — amenagements et gestion des zones urbaines et des zones de marginalisation et d’exclusion — amenagements de zones rurales ou semi-rurales ; les contrats de terroir par exemple constituant de bons premices de cette volonte regionale de developpement local initie par les conseils regionaux — politiques socio-culturelles sur des bases regionales, c’est-a-dire plus proches et moins abstraites que les references mondiales, europeennes ou nationales.
Dans le contexte de la mondialisation, les individus ont besoin de reperes accessibles et reappropriables. La question aujourd’hui n’est pas de rejeter une certaine planetarisation de la culture dont on ne voit d’ailleurs pas comment l’on pourrait s’abstraire, mais de proposer d’autres niveaux, d’autres modeles facteurs de rehumanisation des rapports sociaux et de reequilibrage individuel et collectif.
Le citoyen doit apprendre a utiliser dans son vecu professionnel et social, des references universelles, nationales et regionales. Dans le cas inverse le risque d’anomie est patent. Ce mariage, cette articulation entre des valeurs fortes du modele republicain et des valeurs plus regionales, voire plus ethno-culturelles, reperes permanents de la vie quotidienne, pourrait etre a l’origine de ce que nous avons denomme un « federalisme republicain ». Cette organisation federaliste aurait ainsi pour avantages de creer de nouveaux ieux de decision, d’initiative, peu d’anticipation, se substituant a un Etat centralise dont le substrat est a la fois ancien et de ce fait quelque use, de mieux articuler et harmoniser l’organisation politico-administrative francaise avec les structures de la plupart des autres pays de l’Union europeenne et enfin de resoudre au moins en partie les problemes lies aux complexites territoriales et regionales, voire aux resurgences nationalitaires. Ce mouvement ne serait pas pour autant exclusif des mecanismes puissants de solidarite a la fois nationale et europeenne.
En d’autres termes, etant donne notre histoire, c’est-a-dire les fortes particularites des processus constitutifs de notre nation, ce pourrait etre a notre sens dommageable, du moins pour les generations actuelles, de se priver des mecanismes regulateurs de l’Etat francais a la fois facteur d’incarnation et de regulation de cette nation sur des valeurs fortes, et de vouloir le fondre a toutes forces dans une federation europeenne au sens le plus rigide et le plus classique du terme. La nation francaise comporte une dimension affective, aujourd’hui irremplacable comme element socio-politique stabilisateur.
L’Europe est, pour les generations actuelles en tout cas, a la fois une deconstruction de cadres de references interiorises au cours de l’histoire du vieux continent et une construction de nouveaux referentiels. Ce double processus sera peut-etre long. Il n’en reste pas moins que l’ouverture de l’Etatnation francais sur des environnements varies, rendent, a notre sens, necessaire une profonde reorganisation et complexification de ses fondements et de ces structures, afin qu’il puisse reagir et s’adapter a ces environnements.
Le citoyen francais va devoir en quelque sorte apprendre a gerer une identite de plus en plus complexe ou de facon plus precise une superposition d’identites : regionale, francaise, europeenne, correspondant a des entites territoriales differentes et en extraire toute la richesse au plan individuel ou collectif. Faute de cette mutation difficile, les pathologies politicosociales toujours liees a un etat d’anomie risquent de s’accroitre. La decentralisation n’est qu’au milieu du gue. Elle n’est qu’un compromis d’adaptation, un jacobinisme « hyper-apprivoise », confus dans ses pratiques et dans son referentiel ideologique et culturel.
Droit Ecrit n°1 – mars 2001 115 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle. Crise de l’Etat francais, crise de la citoyennete francaise ? Quelques reperes et questions vives Elle doit dans une evolution resolue, aussi douloureuse soit-elle pour des esprits faconnes pendant des generations par l’esprit jacobin, affronter ce double defi interne et externe. Droit Ecrit n°1 – mars 2001 116 © Jean-Claude LUGAN et Universite Toulouse 1 Sciences Sociales. Ce document est protege par les dispositions du Code de la propriete intellectuelle.