INTRODUCTION : Jean de La Bruyere est connu comme un « moraliste ». Par ce terme, on a coutume de designer des ecrivains notamment du XVII° siecle, comme Pascal, La Rochefoucauld qui traitent de sujets moraux dans une forme breve : maximes, pensees. Le genre de predilection de La Bruyere est le portrait. Son principal ouvrage, Les Caracteres (1688), se donne pour but de corriger les hommes de son temps en leur tendant le miroir grossissant de la caricature. Mais il y a aussi, dans Les Caracteres, des dissertations plus generales comme ce chapitre XII intitule : « Des Jugements ».
La Bruyere s’y interroge sur la validite des jugements humains. Lecture. L’intention dominante de cet extrait parait etre d’instruire un proces contre l’orgueil humain ; c’est ce que nous montrerons d’abord. Nous analyserons ensuite les differentes etapes de ce requisitoire. Puis nous etudierons deux procedes qui conferent au texte sa tonalite polemique : l’interpellation des hommes, et l’ironie. 1) UN REQUISITOIRE CONTRE L’ORGUEIL DES HOMMES : Le theme de la « gloire » : A trois reprises dans le texte, l’auteur reproche aux hommes de regler leur comportement sur le souci de leur « gloire ».
Ainsi, ligne 23, c’est l’amour de
Cette phrase, qui acheve le texte, renvoie a la definition de l’homme proposee au debut du texte : « espece d’animaux glorieux et superbes » (l. 4). Au XVII° siecle, les mots « gloire, glorieux » ont un sens ambivalent : ils ne designent pas seulement (comme aujourd’hui) l’honneur reconnu, la reputation justement acquise ; ils designent aussi le sentiment de satisfaction de celui qui a merite de tels honneurs (la fierte, l’orgueil legitime) ou l’excessif contentement de soi (la pretention, la superbe, la vanite).
C’est ce dernier sens qu’il faut donner a la formule de la ligne 4 : les hommes sont une espece d’animaux vaniteux et pretentieux. Cette insistance lexicale nous aide a identifier la principale intention du texte : rabattre l’orgueil des hommes. La comparaison avec les animaux : Tout au long du texte, La Bruyere compare les hommes aux animaux. Comme dans les Fables de La Fontaine, La Bruyere fait appel aux chiens, aux chats et aux loups, au faucon et a la perdrix, a l’elephant et a la baleine, au levrier et au sanglier, au lion et au singe, a la taupe et a la tortue pour juger le monde des hommes.
L’homme est un animal parmi d’autres : les animaux sont ses « confreres », rappelle malicieusement La Bruyere (l. 10) ; plusieurs locutions du texte designant l’homme suggerent la meme idee : « animaux glorieux et superbes », « animal raisonnable». Ce seul rappel constitue deja une incitation a plus de modestie et justifie la comparaison. Or l’homme se juge superieur aux « autres » animaux alors qu’il leur est bien souvent tres inferieur : « animaux glorieux et superbes qui meprisez toute autre espece, qui ne faites meme pas comparaison avec l’elephant et la baleine » (l. ). Ainsi est annoncee l’idee qui sert de base a l’argumentation : l’orgueil humain est sans fondement. La comparaison avec les animaux sera le moyen de demontrer cette these. Etudions maintenant les etapes de la demonstration. 2) LES ETAPES DE L’ARGUMENTATION : 1° argument : Petitesse de l’homme dans la nature : Le premier argument du texte (l. 1 a 6) est d’ordre physique. Face aux « montagnes voisines du ciel », face a l’elephant et a la baleine, les « petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept » ne soutiennent pas la comparaison. ° argument : Relativite du jugement humain : Le second argument (l. 6 a 11) attaque l’homme sur sa pretention a la superiorite intellectuelle. « J’entends corner sans cesse a mes oreilles : l’homme est un animal raisonnable ». Le mot familier « corner », au double sens de « parler tres fort » et de « ressasser » designe pejorativement cette formule comme une idee a refuter. L’homme se considere comme un « animal raisonnable ». Mais ce jugement est-il digne de foi, des lors que c’est l’homme lui-meme qui le porte? Qu’en diraient les animaux si on leur demandait leur avis ?
En suggerant cette inversion du point de vue qu’on trouve tres souvent aussi chez La Fontaine, La Bruyere tente d’ebranler notre certitude sur l’objectivite de notre jugement. A partir de cet endroit, toute l’argumentation va s’orienter vers la refutation du caractere raisonnable de l’homme. 3° argument : « Legeretes » et «folies des hommes » : Les lignes 11 a 14 developpent, a la maniere d’une preterition, un nouvel argument contre le caractere raisonnable de l’homme. La preterition est un procede de rhetorique : on declare ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle neanmoins par ce moyen.
C’est exactement ce que fait La Bruyere : « Je ne parle point, o hommes, de vos legeretes, de vos folies et de vos caprices… ». L’argument ne sera peut-etre pas developpe, mais il a ete compris. Cela suffit ! 4° argument : Folie guerriere des hommes : maintenant, et jusqu’a la fin du texte, La Bruyere se centre sur l’argument de la guerre : leur attrait pour la guerre est la meilleure preuve de la deraison humaine. Mais il vaut la peine de detailler la description du raisonnement qui est complexe : ) Concession : de la ligne 14 a la ligne 17, le raisonnement commence par un mouvement concessif : il est vrai que les animaux chassent, comme les hommes. « Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier (…) : voila un brave homme ». Le verbe « consentir » est un indice typique de la concession. b) Fable : le passage suivant (l. 17 a 23) commence par « Mais » ; il amene le second mouvement de la concession : l’opposition. La guerre se concoit entre especes differentes, « mais » elle est absurde entre individus d’une meme espece comme la pratiquent les hommes.
A l’appui de cet argument, La Bruyere nous propose un developpement narratif, une petite fable mettant en scene des animaux et tendant a prouver que les animaux ne se combattent pas au sein d’une meme espece. La principale scene de la fable montre un combat de chats en cinq phases : le rassemblement, les cris ou miaulements, l’affrontement, le corps a corps, et le spectacle apres la bataille ; le tout sur le modele d’une bataille humaine. La presence anaphorique de la conjonction « si » indique bien la nature hypothetique de comportements aussi absurdes : « si vous voyez… » ; « si l’on vous disait …» ; « et si les loups faisaient de eme… ». c) Refutation de l’heroisme : la derniere phrase hypothetique (le dernier « si », l. 23-26 ) ne se contente pas de mettre en place une situation imaginaire, elle a pour fonction de refuter un argument courant en faveur de la guerre, la valeur de l’heroisme. Si les animaux justifiaient leurs tueries fratricides par un eloge des vertus guerrieres, comme le font les hommes, nous nous moquerions d’eux (« ne ririez-vous pas de tout votre c ur de l’ingenuite de ces pauvres betes »). d) Paradoxe : la « raison » de l’homme mise au service de la « deraison guerriere » : enfin, la derniere partie du texte (l. 6-37) presente un nouvel argument accompagne d’une gradation (cf le jeu des deux connecteurs « deja »(l. 26)-« Mais »(l. 32) . Le caractere « raisonnable » des hommes, leur superiorite sur les animaux reside finalement dans leur capacite a inventer des armes de plus en plus meurtrieres. Etrange superiorite. Ce paradoxe acheve de demontrer l’incongruite de l’orgueil humain. Mais ce discours contre les hommes doit seduire les hommes s’il veut convaincre. Ce sera la fonction de deux procedes rhetoriques : l’apostrophe et l’ironie. 3) L’INTERPELLATION DES HOMMES :
Par certains procedes qu’il convient d’etudier, le texte met en place une situation d’enonciation particuliere qui donne sa force a la polemique. Le texte tout entier est une longue apostrophe. L’apostrophe est selon le Larousse « une interpellation brusque et peu courtoise ». Des le debut, on trouve l’interpellation meprisante : « Petits hommes… », qui se prolonge par des imperatifs sommant les hommes de preter attention aux remarques du moraliste : « approchez, hommes, repondez un peu a Democrite » ; « laissez-les un peu se definir eux-memes » ; « ecoutez-moi un moment ».
L’emploi de l’imperatif, mode de l’ordre, indique la volonte de l’enonciateur de rudoyer son destinataire, de le prendre a parti . A deux reprises, La Bruyere utilise le tour familier « un peu » qui renforce le ton de defi de ces imperatifs. Les verbes « approchez », « ecoutez-moi un moment » sont ceux d’un orateur improvise qui harangue dans la rue une foule hesitante et qui l’incite a s’approcher pour faire cercle autour de lui. Ils contribuent a conferer un caractere de langue orale et (relativement) familiere a cette page.
Le discours s’adresse a l’humanite toute entiere, comme si l’argumentateur, non sans orgueil, se retranchait du nombre des hommes et se placait au dessus d’eux. Il n’hesite pas a s’engager a titre personnel dans la dispute, comme le montre la recurrence de la premiere personne : « J’entends corner » ; « Je ne parle point » ; « Je consens » ; «ecoutez-moi »; « a mon gre ». Par ailleurs, la deuxieme personne est omnipresente dans le texte. La deuxieme personne du pluriel designe les hommes en general, mais derriere ce destinataire theorique, c’est bien entendu le lecteur reel qui est sans arret sollicite.
L’auteur multiplie les adresses directes sous forme de questions : « et vous autres ; qui etes-vous ? » ; « qui vous a passe cette definition ? » ; ou encore sous forme d’interro-negatives qui sont des questions plus pressantes dans la mesure ou elles suggerent fortement un assentiment du destinataire : « Ne dites-vous pas … ? » ; « ne diriez-vous pas …? » ; « ne ririez-vous pas… ? » . L’auteur engage un dialogue fictif avec le lecteur, en isolant par des moyens typographiques des idees qu’il ne reprend pas a son compte et qu’il discute.
Il cite en italiques des formules courantes qui traduisent les mauvaises coutumes des hommes (« vous donner sans pudeur de la hautesse et de l’eminence ») et leurs jugements interesses (« des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe » ; « l’homme est un animal raisonnable »). Il rapporte entre guillemets ce que sont ou ce que seraient les reactions des hommes devant certaines situations reelles ou imaginaires («Voila un bon oiseau » ; « c’est un bon levrier » ; « Voila un brave homme » ; « Voila le plus abominable sabbat dont on ait jamais oui parler » ; « quels hurlements ! quelle boucherie ! ). Ces procedes introduisent dans le texte un ton tres direct, du naturel, de la vie, du rythme : alternance de longues phrases explicatives et de courtes phrases de dialogue. La vigueur avec laquelle l’auteur s’en prend a lui pourrait rebuter le lecteur, mais la vivacite de l’algarade le rejouit et accroche son interet. C’est une forme efficace de polemique, qu’agremente encore l’ironie. 4) L’IRONIE : Autre atout de la verve polemique, le procede de l’ironie. On le trouve essentiellement dans les deux dernieres phrases du texte (l. 26 a 38), qui sont fort longues et segmentees par des points-virgules.
Il y a bien quelques traces localisees d’ironie dans le reste du texte (l’expression elogieuse « o hommes ! » employee par antiphrase au beau milieu d’une critique cinglante, l. 12 ; l’expression « ce beau rendez-vous » pour designer le rendez-vous de la bataille, l. 25) mais c’est a partir de la ligne 26 que la satire explicite et ouverte bascule dans le procede inverse, fonde sur l’implicite et l’accusation indirecte : l’ironie. Etude de la premiere phrase : L’orateur feint d’abord de partager la bonne opinion que les hommes ont d’eux-memes : « Vous avez, en animaux raisonnables,… ».
Il adopte a l’egard des animaux la meme attitude meprisante que les hommes, comme on le voit dans la periphrase : « ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles ». Il felicite les hommes de leur inventivite dans le domaine des armements : « et a mon gre fort judicieusement ». Mais, plus on s’avance dans cette premiere phrase, plus les eloges decernes aux hommes prennent une tournure paradoxale et absurde qui sert de revelateur a l’ironie : c’est particulierement sensible dans l’oxymore final : « craindre / d’en echapper ». Sauver sa vie n’est pas, logiquement, quelque chose que l’on puisse craindre.
L’absurdite de la formule finale fait imploser la fausse logique du discours ironique. Etude de la deuxieme phrase : Comme la precedente cette phrase commence par des formules (faussement) elogieuses : « comme vous devenez d’annee en annee plus raisonnables… ». Les inventions meurtrieres des hommes sont decrites avec des periphrases qui en attenuent l’aspect choquant (ce sont des euphemismes : « petits globes … autres plus pesants et massifs »), les presentant comme de merveilleux jouets, absolument comme le ferait quelqu’un voulant mettre en valeur l’ingeniosite des hommes en dissimulant la realite odieuse du but poursuivi.
La construction syntaxique, fondee sur une gradation, est typique du discours d’eloge : « vous avez … vous en avez d’autres…. sans compter ceux…. ». Apres la gradation , l’accumulation : « enfoncent… vont… font sauter… ; tombant …. enlevant… ; la femme, l’enfant et la nourrice ». Formellement, nous sommes dans l’eloge emphatique. Mais, comme dans la phrase precedente, la fin de la phrase fait eclater l’absurdite du raisonnement par le contraste entre le sens apparent et la tonalite pathetique qui se degage de l’evocation : « et font sauter en l’air, avec vos femmes, l’enfant et la nourrice ».
Forme indirecte et donc plus elegante de polemique, l’ironie permet a La Bruyere d’abandonner le ton agressif du debut du texte et de terminer sur une note d’humour qui acheve de seduire le lecteur. CONCLUSION : La regle d’or du classicisme etait de plaire en eduquant, d’amuser pour eduquer : La Fontaine, Moliere, par exemple, se revendiquent sans cesse de cette esthetique. Nous avons montre la meme preoccupation chez La Bruyere. Par la vivacite, le naturel, du dialogue qu’il instaure avec le lecteur , par l’ironie, il se donne les meilleurs moyens d’amener le lecteur a sa these : l’orgueil de l’homme est sans fondement.
L’homme n’est pas, comme il le croit, plus raisonnable que les animaux. Tout le prouve, et notamment cette folie meurtriere qu’est la guerre. Comme on le voit, La Bruyere peut etre rattache au pessimisme chretien du XVII° siecle (Pascal, par exemple), qui rabaisse l’homme pour l’inciter a rechercher son salut dans la foi plutot que dans les vaines conquetes du monde, qui lui repete sans cesse qu’il n’est rien et que Dieu est tout. On peut partager ou non cette vision des choses. En tous cas, il est difficile de ne pas applaudir a la satire de la guerre contenue par le texte.