Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ? Deux termes sont ici mis en relation : etre responsable de quelque chose, ne pas avoir conscience de cette meme chose. On demande s’ils sont compatibles ou non. Pour nous assurer du sens de la question, faisons-la varier dans sa forme : si je n’ai pas conscience de quelque chose, suis-je malgre cela responsable de cette chose ? Ne pas avoir conscience d’une chose serait donc un etat, une situation qui pourrait supprimer, annuler ma responsabilite liee a une chose, une responsabilite qu’il faudrait donc d’abord nvisager avant de l’exclure. De quel genre de chose peut-il s’agir ici ? Qui soit a la fois de nature a engager ma responsabilite et telle que je pourrais ne pas en avoir conscience ? Par quoi commencer ? Sans doute par le terme le mieux definissable. Ne pas avoir conscience de quelque chose, avec tous ses equivalents plus ou moins rigoureux : ne pas se rendre compte, ne pas remarquer, ne pas savoir, ou meme, avoir perdu conscience, ouvre un champ trop vaste et trop imprecis pour s’y engager des maintenant. En revanche la notion de responsabilite st en elle-meme, quel que soit son
Mais ce que nous avons appris precedemment de l’origine d’un acte, en particulier de la necessite de remonter la chaine des evenements au cours desquels il s’est construit jusqu’a ce qu’on trouve l’auteur, celui dont la libre decision a mis, pour ainsi dire, cet acte en route, pourrait tres bien s’appliquer a notre exemple. L’automobiliste parlera sans doute d’un malaise « imprevisible ». On pourra toutefois refuser cette excuse, si l’on peut etablir que le malaise ponctuel est lie a un exces recent ou meme a une maladie porteuse de risques ; si ‘on cherche alors le commencement de l’acte qui a conduit a l’accident, on le trouvera au moment ou par une libre decision l’automobiliste a, malgre le risque, pris le volant de sa voiture. 2 / Imaginons a present que l’automobiliste dise : « Je n’avais pas conscience des risques encourus en prenant ma voiture. » « Je n’avais pas conscience de… » est ici proche de « je ne savais pas ». « Je ne savais pas la gravite de ma maladie. » Ce sens possible de « ne pas avoir conscience » : « Ne pas etre suffisamment eclaire sur les consequences possibles de mon acte present » est susceptible d’une gradation infinie elon les cas : depuis celui du debile mental, qu’on reconnaitra a ce titre irresponsable, en passant par l’enfant, dont la responsabilite est deleguee aux parents ou a un tuteur, ce qui montre bien qu’il n’est pas libre et pour cette raison ne peut etre a proprement parler l’auteur de ses actes, jusqu’a l’ignorant appele a remplir une fonction pour laquelle il n’est pas competent (auquel cas la recherche de la responsabilite pourrait conduire a celui qui l’a nomme pour exercer cette fonction). Mais la gradation ne s’arrete pas la, dans la mesure ou tout acte ouvre un risque uquel correspond un devoir de prevoyance, qu’aucune prevision, aucune programmation, ne parviendra jamais a remplir parfaitement. D’autant plus qu’un autre devoir, ou du moins une mission, semble engager l’homme a affronter l’inconnu, a essayer ce qu’il n’a encore jamais fait, et c’est meme ce courage d’oser qui caracterisera le mieux l’homme vraiment libre, auteur de ses actes. On doit en conclure que la responsabilite n’innocente pas le coupable, mais decharge plutot la justice de ses taches a mesure que l’accumulation des dossiers anciens bloque le traitement des nouveaux.
Cette tolerance de l’institution juridique n’entame en rien le devoir moral de memoire, tout aussi exigeant, sinon plus, que le devoir de prevoyance, pour tout homme libre agissant librement ; meme si la voix qui appelle l’auteur d’un acte ancien a repondre des consequences de cet acte a pu s’affaiblir avec le temps, elle n’en continue pas moins d’interpeller sa responsabilite. L’oubli peut dissimuler la dette, il ne l’efface pas. 4 / Resterait a examiner une derniere facon d’entendre le « je n’ai pas conscience ». Elle reviendrait a renverser la forme negative, exprimant un manque, en l’affirmation ‘une force positive presente en moi et qu’on nommerait « l’inconscient ». « Suis-je responsable d’un acte provoque par mon inconscient ? » La question prealable qui devrait alors etre posee ici est celle de l’existence ou non en moi d’une force qu’on suppose intelligente, puisque les actes qu’elle produit semblent bien repondre a une intention, mais dont l’intelligence s’exercerait a mon insu, de facon incontrolable. Cet examen de l’hypothese de « l’inconscient » pourrait donner lieu a un long et difficile expose recourant a un savoir precis concernant les theses en presence.
Outre le desequilibre qu’il produirait dans l’expose general, tenu de ne pas negliger les autres aspects du sujet, on peut considerer que seule importe la reponse : positive ou bien negative, affirmant ou niant la presence d’une force compulsive qui s’exercerait en moi et sur moi sans que j’en aie conscience. Si on repond positivement, l’acte produit par un tel inconscient ne saurait evidemment etre dit un acte libre et, ne pouvant en etre l’auteur, je n’en serais pas non plus responsable. Le jugement porte de l’exterieur sur ma onduite demeurerait alors suspendu entre ses traces objectives, « les faits », et les probabilites subjectives, l’absence d’intention, qu’un expert aurait la charge difficile d’explorer et d’evaluer. L’orientation generale de la dissertation serait donc donnee par l’idee essentielle que voici : « ne pas avoir conscience » signifie dans tous les cas la perte de ma liberte. La question de la responsabilite devient alors celle de la legitimite ou de l’illegitimite de cette perte : s’il s’agit d’un empechement ou d’une defaillance, d’une contrainte subie ou d’une faiblesse consentie.