Epicure a Menecee, Bonjour. Quand on est jeune, il ne faut pas hesiter a philosopher, et quand on est vieux, il ne faut pas se lasser de philosopher. Il n’est jamais ni trop tot, ni trop tard pour prendre soin de son ame. Celui qui dit qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps de philosopher, ressemble a celui qui dit qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps d’atteindre le bonheur.
On doit donc philosopher quand on est jeune et quand on est vieux, dans le second cas pour rajeunir au contact du bien, par le souvenir des jours passes, et dans le premier cas, afin d’etre, quoique jeune, aussi ferme qu’un vieillard devant l’avenir. Il faut donc etudier les moyens d’acquerir le bonheur, puisque quand il est la nous avons tout, et quand il n’est pas la, nous faisons tout pour l’acquerir. Observe donc et applique les principes que je t’ai continuellement donnes, en te convaincant que ce sont les elements necessaires pour bien vivre.
Pense d’abord que le dieu est un etre immortel et bienheureux, comme l’indique la notion commune de divinite, et ne lui attribue jamais aucun caractere oppose a son immortalite et a sa beatitude. Crois
Car ces opinions ne sont pas des intuitions, mais des imaginations mensongeres. De la viennent pour les mechants les plus grands maux, et pour les bons, les plus grands biens. La foule, habituee a la notion particuliere qu’elle a de la vertu, n’accepte que les dieux conformes a cette vertu, et croit faux tout ce qui en est different. Habitue-toi en second lieu a penser que la mort n’est rien pour nous, puisque le bien et le mal n’existent que dans la sensation, et que la mort est l’eradication de nos sensations.
D’ou il suit qu’une connaissance exacte de ce fait (la mort n’est rien pour nous) permet de jouir de cette vie mortelle, en nous evitant d’y ajouter une idee de duree eternelle et en nous enlevant le regret de l’immortalite. Car il n’y a rien de redoutable dans la vie pour qui a compris qu’il n’y a rien de redoutable dans le fait de ne plus vivre. Celui qui declare craindre la mort non pas parce qu’une fois venue elle est redoutable, mais parce qu’il est redoutable de l’attendre est donc un sot. C’est sottise de s’affliger parce qu’on attend la mort, puisque c’est quelque chose qui, une ois venu, ne fait pas de mal. Ainsi donc, le plus effroyable de tous les maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque tant que nous vivons, la mort n’existe pas. Et lorsque la mort est la, alors, nous ne sommes plus. La mort n’existe donc ni pour les vivants, ni pour les morts puisque pour les uns elle n’est pas, et que les autres ne sont plus ! Mais la foule, tantot craint la mort comme le pire des maux, tantot la desire comme le terme des maux de la vie. Le sage ne craint pas la mort, la vie ne lui est pas un fardeau, et il ne croit pas que ce soit un mal de ne plus exister.
De meme que ce n’est pas l’abondance des mets, mais leur qualite qui nous plait, de meme, ce n’est pas la longueur de la vie, mais son charme qui nous plait. Quant a ceux qui conseillent au jeune homme de bien vivre, et au vieillard de bien mourir, ce sont des naifs, non seulement parce que la vie a du charme, meme pour le vieillard, mais parce que le souci de bien vivre et le souci de bien mourir ne font qu’un. Bien plus naif est encore celui qui pretend que ne pas naitre est un bien et que la vie est un mal.
Par exemple, celui qui dit : « Et quand on est ne, franchir au plus tot les portes de l’Hades. » Car si l’on dit cela avec conviction, pourquoi ne pas se suicider ? C’est une solution toujours facile a prendre, si on la desire si violemment. Et si l’on dit cela par plaisanterie, on se montre frivole sur une question qui ne l’est pas. Il faut donc se rappeler que l’avenir n’est ni a nous, ni tout a fait etranger a nous, en sorte que nous ne devons, ni l’attendre comme s’il devait arriver, ni desesperer comme s’il ne devait en aucune facon se produire.
Il faut en troisieme lieu comprendre que parmi les desirs, les uns sont naturels et les autres vains, et que parmi les desirs naturels, les uns sont necessaires, et les autres seulement naturels. Enfin, parmi les desirs necessaires, certains sont necessaires au bonheur, d’autres a la tranquillite durable du corps, d’autres a la vie meme. Or, une reflexion irreprochable a ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet a la sante du corps et a la serenite de l’ame, puisque tel est le but de la vie bienheureuse et que toutes nos actions ont pour but d’eviter a la fois la souffrance et l’angoisse.
Quand une fois nous y sommes parvenus, tous les orages de l’ame se dispersent, l’etre vivant n’ayant plus alors a marcher vers quelque chose qu’il n’a pas, ni a rechercher autre chose qui puisse parfaire le bonheur de l’ame et du corps. Car nous recherchons le plaisir, seulement quand son absence nous cause une souffrance. Quand nous ne souffrons pas, nous n’avons plus que faire du plaisir. Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse.
C’est lui que nous avons reconnu le premier des biens naturels, c’est lui qui nous fait accepter ou fuir les choses, c’est a lui que nous aboutissons, en prenant la sensibilite comme critere du bien. Or, puisque le plaisir est le premier des biens naturels, il s’ensuit que nous n’acceptons pas le premier plaisir venu, mais qu’en certains cas, nous meprisons de nombreux plaisirs, quand ils ont pour consequence une peine plus grande. D’un autre cote, il y a de nombreuses souffrances que nous estimons preferables aux plaisirs, quand elles entrainent pour nous un plus grand plaisir.
Tout plaisir, dans la mesure ou il s’accorde avec notre nature, est donc un bien, mais tout plaisir n’est pas cependant necessairement souhaitable. De meme, toute douleur est un mal, mais pourtant toute douleur n’est pas necessairement a fuir. Il reste que c’est par une sage consideration de l’avantage et du desagrement qu’il procure, que chaque plaisir doit etre apprecie. En effet, en certains cas, nous traitons le bien comme un mal, et en d’autres, le mal comme un bien. Ainsi, nous considerons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire a une obsession ratuite de frugalite, mais pour que le minimum, au cas ou la profusion ferait defaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agrements a l’abondance qu’on y est moins attache, et que tout ce qui est naturel s’obtient aisement, tandis que ce qui ne l’est pas s’obtient malaisement. Les mets les plus simples apportent autant de plaisir que la table la plus richement servie, quand est absente la souffrance que cause le besoin, et du pain et de l’eau procurent le plaisir le plus vif, quand on les mange apres une longue privation.
L’habitude d’une vie simple et modeste est donc une bonne facon de soigner sa sante, et rend l’homme par surcroit courageux pour supporter les taches qu’il doit necessairement remplir dans la vie. Elle lui permet encore de mieux apprecier, a l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, l’immunise contre l’inquietude. Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs des debauches, ni des jouissances sensuelles, comme le pretendent quelques ignorants qui nous combattent et defigurent notre pensee. Nous parlons de l’absence de souffrance physique et de l’absence de trouble moral.
Car ce ne sont ni les beuveries et les banquets continuels, ni la jouissance que l’on tire de la frequentation des jeunes garcons et des femmes, ni la joie que donnent les poissons et les viandes dont on charge les tables somptueuses, qui procurent une vie heureuse, mais des habitudes raisonnables et sobres, une raison cherchant sans cesse des causes legitimes de choix ou d’aversion, et rejetant les opinions susceptibles d’apporter a l’ame le plus grand trouble. Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence. Or donc, la prudence, d’ou sont ssues toutes les autres vertus, se revele en definitive plus precieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agreablement sans prudence, sans honnetete et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus, en effet, naissent d’une vie heureuse, laquelle a son tour est inseparable des vertus. Est-ce qu’il y a quelqu’un que tu puisses mettre au-dessus du sage ? Le sage a sur les dieux des opinions pieuses. Il ne craint la mort a aucun moment, il estime qu’elle est la fin normale de la nature, que le « summum » des biens est facile a atteindre et a posseder.
Il sait que les maux ont une duree et une gravite limitees. Il sait ce qu’il faut penser de la fatalite, dont on fait une maitresse despotique. Il sait que les evenements viennent les uns du hasard, les autres de nous, car la fatalite n’a de compte a rendre a personne et le hasard est inconstant ; mais que ce qui vient par notre initiative n’est soumis a aucune tyrannie, et est sujet au blame et a l’eloge. Il vaudrait mieux en effet suivre les recits mythologiques sur les dieux que devenir esclaves de la fatalite des physiciens naturalistes.
La mythologie laisse l’esperance qu’en honorant les dieux on se les conciliera, mais la fatalite est inexorable. Le sage ne croit pas, comme la foule, que le hasard soit une divinite, car un dieu ne peut pas agir d’une facon desordonnee. Il n’est pas non plus pour lui une cause, etant inconstant. Il ne croit pas qu’il soit la cause du bien et du mal, ni de la vie heureuse, et pourtant il sait qu’il peut apporter de grands biens ou de grands maux. Il croit qu’il vaut mieux faire de bons calculs, meme malchanceux, qu’avoir de la chance apres de mauvais calculs.
Car ce qui vaut mieux, c’est reussir dans des entreprises que l’on a sagement meditees. A ces questions, et a toutes celles qui s’y rattachent, reflechis jour et nuit pour toi-meme et pour qui est semblable a toi, et jamais tu ne seras trouble ni dans la veille ni dans tes reves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un animal mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels. Epicure APOLOGIE DE SOCRATE. De Platon [17a] Je ne sais, Atheniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous.
Pour moi, en les entendant, peu s’en est fallu que je ne me meconnusse moi-meme, tant ils ont parle d’une maniere persuasive; et cependant, a parler franchement, ils n’ont pas dit un mot qui soit veritable. Mais, parmi tous les mensonges qu’ils ont debites, ce qui m’a le plus surpris, c’est lorsqu’ils vous ont recommande de vous bien [17b] tenir en garde contre mon eloquence ; car, de n’avoir pas craint la honte du dementi que je vais leur donner tout a l’heure, en faisant voir que je ne suis point du tout eloquent , voila ce qui m’a paru le comble de l’impudence, a moins qu’ils n’appellent eloquent celui qui dit la verite.
Si c’est la ce qu’ils veulent dire, j’avoue alors que je suis un habile orateur, mais non pas a leur maniere; car, encore une fois, ils n’ont pas dit un mot qui soit veritable; et de ma bouche vous entendrez la verite toute entiere, non pas, il est vrai, Atheniens, dans les discours etudies, comme ceux le mes adversaires, et brillants de [17c] tous les artifices du langage, mais au contraire dans les termes qui se presenteront a moi les premiers; en effet, j’ai la confiance que je ne dirai rien qui ne soit juste. Ainsi que personne n’attende de moi autre chose.
Vous sentez bien qu’il ne me sierait guere, a mon age, de paraitre devant vous comme un jeune homme qui s’exerce a bien parler. C’est pourquoi la seule grace que je vous demande, c’est que, si vous m’entendez employer pour ma defense le meme langage dont j’ai coutume de me servir dans la place publique, aux comptoirs des banquiers, ou vous m’avez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous n’en soyez pas surpris, et ne vous emportiez pas contre moi; car c’est aujourd’hui la premiere fois de ma vie que je parais devant un tribunal, [17d] a l’age de plus de soixante-dix ans; veritablement donc je suis etranger au langage qu’on parle ici.
Eh bien! de meme que, si j’etais reellement un etranger, vous me laisseriez parler dans [18a] la langue et a la maniere de mon pays, je vous conjure, et, je ne crois pas vous faire une demande injuste, de me laisser maitre de la forme de mon discours, bonne ou mauvaise et de considerer seulement; mais avec attention, si ce que je dis est juste ou non : c’est en cela que consiste toute la vertu du juge ; celle de l’orateur est de dire la verite. D’abord, Atheniens, il faut que je refute les premieres accusations dont j’ai ete l’objet, et mes premiers, accusateurs; ensuite les accusateurs, recentes et les accusateurs qui viennent de 18b] s’elever contre moi. Car, Atheniens, j’ai beaucoup d’accusateurs aupres de vous, et depuis bien des annees, qui n’avancent rien qui ne soit faux, et que pourtant je crains plus qu’Anytus et ceux, qui se joignent a lui, bien que ceux-ci soient tres redoutables; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Atheniens, qui, s’emparant de la plupart d’entre vous des votre enfance, vous ont repete, et vous ont fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme savant, qui s’occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause en sait faire une bonne. 18c] Ceux qui repandent ces bruits, voila mes vrais accusateurs; car, en les entendant, on se persuade que les hommes, livres a de pareilles recherches, ne croient pas qu’il y ait des Dieux. D’ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et il y a deja longtemps qu’ils travaillent a ce complot et puis, ils vous ont prevenus de cette opinion dans l’age de la credulite; car alors vous etiez enfants pour la plupart, ou dans la premiere jeunesse : ils m’accusaient donc aupres de vous tout a leur aise, plaidant contre un homme qui ne se defend pas; et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’il ne m’est pas permis de connaitre, i de nommer [18d] mes accusateurs, a l’exception d’un certain faiseur de comedies. Tous ceux qui, par envie et pour me decrier, vous ont persuade ces faussetes, et ceux qui, persuades eux-memes, ont persuade les autres, echappent a toute poursuite, et je ne puis ni les appeler devant vous, ni les refuter; de sorte que je me vois reduit a combattre des fantomes, et a me defendre sans que personne m’attaque. Ainsi mettez-vous dans l’esprit que j’ai affaire a deux sortes d’accusateurs, comme je viens de le dire; les uns qui m’ont accuse depuis longtemps, les autres qui m’ont cite en dernier lieu; et croyez, je vous prie, 18e] qu’il est necessaire que je commence par repondre aux premiers; car ce sont eux que vous avez d’abord ecoutes, et ils ont fait plus d’impression sur vous que les autres. Eh bien donc, Atheniens, il faut se defendre, [19a] et tacher d’arracher de vos esprits une calomnie qui y est deja depuis longtemps, et cela en aussi peu d’instants. Je souhaite y reussir, s’il en peut resulter quelque bien pour vous et pour moi; je souhaite que cette defense me serve; mais je regarde la chose comme tres difficile, et je ne m’abuse point a cet egard.
Cependant qu’il arrive tout ce qu’il plaira aux dieux, il faut obeir a la loi, et se defendre. Reprenons donc dans son principe l’accusation [19b] sur laquelle s’appuient mes calomniateurs, et qui a donne a Melitus la confiance de me traduire devant le tribunal. Voyons; que disent mes calomniateurs? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si, elle etait ecrite, et le serment prete : Socrate est un homme dangereux, qui, par une curiosite criminelle, veut penetrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, fait une bonne cause d’une mauvaise, 19c] et enseigne aux autres ces secrets pernicieux. Voila l’accusation; c’est ce que vous avez vu dans la comedie d’Aristophane, ou l’on represente un certain Socrate, qui dit qu’il se promene dans les airs, et autres semblables extravagances sur des choses ou je n’entends absolument rien; et je ne dis pas cela pour deprecier ce genre de connaissances, s’il y a quelqu’un qui y soit habile (et que Melitus n’aille pas me faire ici de nouvelles affaires); mais c’est qu’en effet; je ne me suis jamais mele de ces matieres, et je puis en prendre a temoin la plupart d’entre vous.
Je vous conjure donc tous tans que vous etes avec qui j’ai converse, et il y en a ici un fort grand nombre, je vous conjure de declarer si, vous m’avez jamais entendu parler de ces sortes de sciences, ni de pres ni de loin; Par-la, vous jugerez des autres parties de l’accusation, ou il n’y a pas un mot de vrai. Et si l’on vous dit que je me mele d’enseigner, et que j’exige un salaire, c’est encore une faussete.
Ce n’est pas que je ne trouve fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme font Gorgias de Leontium, Prodicus de Coos ; et Hippias d’Elis. Ces illustres personnages parcourent toute la Grece, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans aucune depense, s’attacher [20a] a tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait de choisir; ils savent leur persuader de laisser la leurs concitoyens, et de venir a eux : ceux-ci les paient bien, et leur ont encore beaucoup d’obligation.
J’ai oui dire aussi qu’il etait arrive ici un homme de Paros, qui est fort habile; car m’etant trouve l’autre jour chez un homme qui depense plus en sophistes que tous nos autres, citoyens ensemble, Callias, fils d’Hipponicus; je m’avisai de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias, si, pour enfants, tu avais deux jeunes chevaux ou [20b] deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous pas a les mettre entre les mains d’un habile homme, que nous paierions bien, afin qu’il les rendit aussi beaux et aussi bons qu’ils peuvent etre, et qu’il leur donnat toutes les perfections de leur nature ?
Et cet homme, ce serait probablement un cavalier ou un laboureur. Mais, puisque pour enfants tu as des hommes, a qui as-tu resolu de les confier ? Quel maitre avons-nous en ce genre, pour les vertus de l’homme et du citoyen ? Je m’imagine qu’ayant des enfants; tu as du penser a cela ? As-tu quelqu’un ? lui dis-je. Sans doute, me repondit-il. Et qui donc? repris-je; D’ou est-il? Combien prend-il? C’est Evene, Socrate, me repondit Callias; il est de Paros, et prend cinq mines. Alors je felicitai Evene, s’il etait vrai qu’il eut ce talent, et qu’il l’enseignat a si bon marche. Pour moi, j’avoue 20c] que je serais bien fier et bien glorieux, si j’avais cette habilete; mais malheureusement je ne l’ai point, Atheniens. Et ici quelqu’un de vous me dira sans doute : Mais, Socrate, que fais-tu donc ? Et d’ou viennent ces calomnies que l’on a repandues contre toi? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on n’aurait jamais tant parle de toi. Dis-nous donc ce que c’est, afin que nous ne portions pas un jugement temeraire. [20d] Rien de plus juste assurement qu’un pareil langage; et je vais tacher de vous expliquer ce qui m’a fait tant de reputation et tant d’ennemis.
Ecoutez-moi ; quelques-uns de vous croiront peut-etre que je ne parle pas serieusement; mais soyez bien persuades que je ne vous dirai que la verite. En effet, Atheniens, la reputation que j’ai acquise vient d’une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C’est peut-etre une sagesse purement humaine; et je cours grand risque de n’etre sage que de celle-la, tandis que les hommes dont je viens de vous parler [20e] sont sages d’une sagesse bien plus qu’humaine. Je n’ai rien a vous dire de cette sagesse superieure, car je ne l’ai point; et qui le pretend en impose et veut me calomnier.
Mais je vous conjure, Atheniens, de ne pas vous emouvoir, si ce que je vais vous dire vous parait d’une arrogance extreme; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorite digne de votre confiance; je vous donnerai de ma sagesse un temoin qui vous dira si elle est, et quelle elle est; et ce temoin c’est le dieu de Delphes. Vous connaissez tous [21a] Cherephon, c’etait mon ami d’enfance; il l’etait aussi de la plupart d’entre vous; il fut exile avec vous, et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c’etait que Cherephon , et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu’il entreprenait.
Un jour, etant alle a Delphes, il eut la hardiesse de demander a l’oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous emouvoir de ce que je vais dire ); il lui demanda s’il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui repondit qu’il n’y en avait aucun. A defaut de Cherephon, qui est mort, son frere, qui est ici, [21b] pourra vous le certifier. Considerez bien, Atheniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c’est uniquement pour vous faire voir d’ou viennent les bruits qu’on a fait courir contre moi. Quand je sus la reponse de l’oracle, je me dis en moi-meme : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ?
Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut-il donc dire, en me declarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extreme perplexite sur le sens de l’oracle, jusqu’a ce qu’enfin, apres bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour [21c] connaitre l’intention du dieu. J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville; et j’esperais que la, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui dire : Tu as declare que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi.
Examinant donc cet homme, dont je n’ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c’etait un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne l’etait point. Apres cette decouverte, je m’efforcai de lui faire voir qu’il n’etait nullement ce qu’il croyait etre ; et voila deja ce qui me rendit odieux [21d] a cet homme et a tous ses amis, qui assistaient a notre conversation. Quand je l’eus quitte, je raisonnai ainsi en moi-meme : Je suis plus sage que cet homme.
Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette difference que lui , il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir [21e] ce que je ne sais point. De la, j’allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier; je trouvai la meme chose, et je-me fis la de nouveaux ennemis.
Cependant je ne me rebutai point; je sentais bien quelles haines j’assemblais sur moi; j’en etais afflige, effraye meme: Malgre cela, je crus que je devais preferer a toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le veritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux [22a] qui avaient le plus de reputation; et je vous jure, Atheniens, car il faut vous dire la verite, que voici le resultat que me laisserent mes recherches: Ceux qu’on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n’avait aucune opinion, je les trouvai beaucoup plus pres de la sagesse.
Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j’entrepris. Pour m’assurer de la verite de l’oracle. Apres les politiques, je m’adressai [22b] aux poetes tant a ceux qui font des tragedies, qu’aux poetes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse la sur le fait mon ignorance et leur superiorite. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travailles avec le plus de soin, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, desirant m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Atheniens, de vous dire la verite; mais il faut pourtant vous la dire.
De tous ceux qui etaient la presents, il n’y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poemes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientot que ce n’est pas la raison qui, dirige le poete, mais une sorte d’inspiration naturelle, [22c] un enthousiasme semblable a celui qui transporte le prophete et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre, a ce qu’ils disent. Les poetes me parurent dans Je meme cas, et je m’apercus en meme temps qu’a cause de leur talent pour la poesie, ils se croyaient ur tout le reste les plus sages des hommes; ce qu’ils n’etaient en aucune maniere. Je les quittai donc, persuade que j’etais au-dessus d’eux, par le meme endroit qui m’avait mis au-dessus des politiques. [22d] Des poetes, je passai aux artistes. J’avais la con-science de n’entendre rien aux arts, et j’etais bien persuade que les artistes possedaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais ; et en cela ils etaient beaucoup plus habiles que moi..
Mais, Atheniens, les plus habiles me parurent tomber dans les memes defauts que les poetes; il n’y en avait pas un qui, parce qu’il excellait, dans son art, ne crut tres-bien savoir les choses les plus importantes, et cette folle presomption [22e] gatait leur habilete; de sorte que, me mettant a la place de l’oracle, et me demandant a moi-meme lequel j’aimerais mieux ou d’etre tel que je suis, sans leur habilete et aussi sans leur ignorance; ou d’avoir leurs avantages avec leurs defauts; je me repondis a moi-meme et a l’oracle : J’aime mieux etre comme je suis.
Ce sont ces recherches, Atheniens, qui ont excite contre [23a] moi tant d’inimities dangereuses; de la toutes les calomnies repandues sur mon compte, et ma reputation de sage; car tous ceux qui m’entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je demasque l’ignorance des autres. Mais, Atheniens, la verite est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, crue toute la sagesse humaine n’est pas grand’chose, ou meme qu’elle n’est rien; et il est evident que l’oracle ne parle pas ici de moi, mais qu’il s’est servi de mon nom comme d’un 23b] exemple, et comme s’il eut dit a tous les hommes : Le plus sage d’entre vous, c’est celui qui, comme Socrate, reconnait que sa sagesse n’est rien. Convaincu de cette verite, pour m’en assurer encore davantage, et pour obeir au dieu, je continue ces recherches, et vais examinant tous ceux de nos concitoyens et des etrangers, en qui j’espere trouver la vraie sagesse; et quand je ne l’y trouve point, je sers d’interprete a l’oracle, en leur faisant voir qu’ils ne sont point sages. Cela m’occupe si fort, que je n’ai pas eu le temps d’etre un peu utile a la republique, ni a ma 23c] famille; et mon devouement au service du dieu m’a mis dans une gene extreme. D’ailleurs; beaucoup de jeunes gens, qui ont du loisir, et qui appartiennent a de riches familles, s’attachent a moi, et prennent un grand plaisir a voir de quelle maniere j’eprouve les hommes; eux-memes ensuite tachent de m’imiter, et se mettent a eprouver ceux qu’ils rencontrent; et je ne doute pas qu’ils ne trouvent une abondante moisson; car il ne manque pas de gens qui croient tout savoir, quoiqu’ils ne sachent rien, ou tres-peu de chose.
Tous ceux qu’ils convainquent ainsi d’ignorance s’en prennent a moi, et non pas a eux, et vont disant qu’il y a un certain Socrate, [23d] qui est une vraie peste pour les jeunes gens; et quand on leur demande ce que fait ce Socrate, ou ce qu’il enseigne, ils n’en savent rien; mais, pour ne pas demeurer court, ils mettent en avant ces accusations banales qu’on fait ordinairement aux philosophes, qu’il recherche ce qui se passe dans le ciel et sous la terre; qu’il ne croit point aux dieux, et qu’il rend bonnes les plus mauvaises causes; car ils n’osent dire ce qui en est, que Socrate les prend sur le fait, et montre qu’ils 23e] font semblant de savoir, quoiqu’ils ne sachent rien. Intrigants, actifs et nombreux, parlant de moi d’apres un plan concerte et avec une eloquence fort capable de seduire, ils vous ont depuis longtemps rempli les oreilles des bruits les plus perfides, et poursuivent sans relache leur systeme de calomnie. Aujourd’hui ils me detachent Melitus, Anytus et Lycon. [24a] Melitus represente les poetes; Anytus, les politiques et les artistes; Lycon, les orateurs. C’est ourquoi, comme je le disais au commencement, je regarderais comme un miracle, si, en aussi peu de temps, je pouvais detruire une calomnie qui a deja de vieilles racines dans vos esprits. Vous avez entendu, Atheniens, la verite toute pure; je ne vous cache et ne vous deguise rien, quoique je n’ignore pas que tout ce que je dis ne fait qu’envenimer la plaie ; et c’est cela meme qui prouve que je dis la verite, et que [24b] je ne me suis pas trompe sur la source de ces calomnies : et vous vous en convaincrez aisement, si vous voulez vous donner la peine d’approfondir cette affaire, ou maintenant ou plus tard.
Voila contre mes premiers accusateurs une apologie suffisante; venons presentement aux derniers, et tachons de repondre a Melitus, cet homme de bien, si attache a sa patrie, a ce qu’il assure. Reprenons cette derniere accusation comme nous avons fait la premiere; voici a peu pres comme elle est concile : Socrate est coupable, en ce qu’il corrompt les jeunes gens, ne reconnait pas la religion de l’etat, et met a [24c] la place des extravagances demoniaques « . Voila l’accusation; examinons-en tous les chefs l’un apres l’autre. Il dit que je suis coupable, en ce que je corromps les jeunes gens.
Et moi, Atheniens, je dis que c’est Melitus qui est coupable, en ce qu’il se fait un jeu des choses serieuses, et, de gai te de, c’ ur, appelle les gens en justice pour faire semblant de se soucier beaucoup de choses dont il ne s’est jamais mis en peine; et je m’en vais vous le prouver. Viens ici, Melitus; dis-moi : Y a-t-il rien que tu aies tant a c’ ur que de rendre les [24d] jeunes gens aussi vertueux qu’ils peuvent l’etre? MELITUS. Non, sans doute. SOCRATE. Eh bien donc, dis a nos juges qui est-ce qui est capable de rendre les jeunes gens meilleurs?
Car il ne faut pas douter que tu ne le saches, puisque cela t’occupe si fort. En effet, puisque tu as decouvert celui qui les corrompt, et que tu l’as denonce devant ce tribunal, il faut que tu dises qui est celui qui peut les rendre meilleurs. Parle, Melitus …. tu vois que tu es interdit, et ne sais que repondre: cela ne te semble-t-il pas honteux, et n’est-ce pas une preuve certaine que tu ne t’es jamais soucie de l’education de la jeunesse? Mais, encore une fois, digne Melitus, dis-nous qui peut rendre les jeunes gens meilleurs? MELITUS. 24e] Les lois. SOCRATE. Ce n’est pas la, excellent Melitus, ce que je te demande. Je te demande qui est-ce? Quel est l’homme? Il est bien sur que la premiere chose qu’il faut que cet homme sache, ce sont les lois. MELITUS. Ceux que tu vois ici, Socrate; les juges. SOCRAT E. Comment dis-tu, Melitus? Ces juges sont capables d’instruire les jeunes gens, et de les rendre meilleurs? MELITUS. Certainement. SOCRATE. Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi eux qui le puissent, et d’autres qui ne le puissent pas ? MELITUS. Tous. SOCRATE.
A merveille, par Junon; tu nous as trouve un grand nombre de bons precepteurs. Mais poursuivons; et tous ces citoyens qui nous ecoutent, peuvent-ils aussi rendre les jeunes [25a] gens meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas? MELITUS: Ils le peuvent aussi. SOCRATE. Et les senateurs? MELITUS. Les senateurs aussi. SOCRATE. Mais, mon cher Melitus, tous ceux qui assistent aux assemblees du peuple ne pourraient-ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils aussi tous capables de la rendre vertueuse? MELITUS : Ils en sont tous capables. SOCRATE.
Ainsi, selon toi, tous les Atheniens peuvent etre utiles a la jeunesse; hors moi; il n’y a que moi qui la corrompe : n’est-ce pas la ce que tu dis? MELITUS. C’est cela meme. SOCRATE. En verite, il faut que j’aie bien du malheur; mais continue de me repondre. Te parait-il qu’il en soit de meme des chevaux? Tous les hommes [25b] peuvent-ils les rendre meilleurs, et n’y en a-t-il qu’un seul qui ait le secret de les gater? Ou est-ce tout le contraire? N’y a-t-il qu’un seul homme, ou un bien petit nombre, savoir les ecuyers, qui soient capables de les dresser?
Et les autres hommes, s’ils veulent les monter et s’en servir, ne les gatent-ils pas? N’en est-il pas de-meme de tous les animaux? Oui, sans doute, soit qu’Anytus et toi, vous en conveniez ou que vous n’en conveniez point; et, en verite, ce serait un grand bonheur pour la jeunesse, qu’il n’y eut [25c] qu’un seul homme qui put la corrompre, et que tous les autres pussent la rendre vertueuse. Mais tu as suffisamment prouve, Melitus, que l’education de la jeunesse ne t’a jamais fort inquiete; et tes discours viennent de faire paraitre clairement que tu ne t’es jamais occupe de la chose meme pour laquelle tu me poursuis.
D’ailleurs, je t’en prie, au nom de Jupiter, Melitus, reponds a ceci : Lequel est le plus avantageux d’habiter avec des gens de bien, ou d’habiter avec des mechants? Reponds-moi, mon ami; car je ne te demande rien de difficile. N’est-il pas vrai que les mechants font toujours quelque mal a ceux qui les frequentent, et que les bons font toujours quelque bien a ceux qui vivent avec eux? MELITUS. Sans doute. SOCRATE. [25d] Y a-t-il donc quelqu’un qui aime mieux recevoir du prejudice de la part de ceux qu’il frequente, que d’en recevoir de l’utilite?
Reponds-moi, Melitus; car la loi ordonne de repondre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux recevoir du mal que du bien? MELITUS. Non, il n’y a personne. SOCRATE. Mais voyons, quand tu m’accuses de corrompre la jeunesse, et de la rendre plus mechante, dis-tu que je la corromps a dessein, ou sans le vouloir ? MELITUS. A dessein. SOCRATE. Quoi donc! Melitus, a ton age, ta sagesse surpasse-t-elle de si loin la mienne a l’age ou je suis parvenu, que tu saches fort bien que les mechants fassent toujours du mal a ceux qui 25e] les frequentent et que les bons leur font du bien, et que moi je sois assez ignorant pour ne savoir pas qu’en rendant mechant quelqu’un de ceux qui ont avec moi un commerce habituel, je m’expose a en recevoir du mal, et pour ne pas laisser malgre cela de m’attirer ce mal, le voulant et le sachant? En cela, Melitus, je ne te crois point, et je ne pense pas qu’il y ait un homme au monde qui puisse te croire. Il faut de deux choses l’une, ou que je ne corrompe pas les [26a] jeunes gens; ou, si je les corromps, que ce soit malgre moi, et sans le avoir: et, dans tous les cas, tu es un imposteur. Si c’est malgre moi que je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu’on appelle en justice pour des fautes involontaires; mais elle veut qu’on prenne en particulier ceux qui les commettent, et qu’on les instruise; car il est bien sur qu’etant instruit, je cesserai de faire ce que, je fais malgre moi : mais tu t’en es bien garde; tu n’as pas voulu me voir et m’instruire, et tu me traduis devant ce tribunal, ou la loi veut qu’on cite ceux qui ont merite des punitions, et non pas ceux qui n’ont besoin que de remontrances.
Ainsi, Atheniens, voila une [26b] preuve bien evidente de ce que je vous disais, que Melitus ne s’est jamais mis en peine de toutes ces choses-la, et qu’il n’y a jamais pense. Cependant, voyons; dis-nous comment je corromps les jeunes gens: n’est-ce pas, selon ta denonciation ecrite, en leur apprenant a ne pas reconnaitre les dieux que reconnait la patrie, et en leur enseignant des extravagances sur les demons? N’est-ce pas la ce que tu dis? MELITUS. Precisement. SOCRATE.
Melitus, au nom de ces memes dieux dont il s’agit maintenant, explique-toi d’une maniere un [26c] peu plus claire, et pour moi et pour ces juges; car je ne comprends pas si tu m’accuses d’enseigner qu’il y a bien des dieux (et dans ce cas, si je crois qu’il y a des dieux, je ne suis donc pas entierement athee, et ce n’est pas la en quoi je suis coupable), mais des dieux qui ne sont pas ceux de l’etat : est-ce la de quoi tu m’accuses? ou bien m’accuses-tu de n’admettre aucun dieu, et d’enseigner aux autres a n’en reconnaitre aucun? MELITUS. 26d] Je t’accuse de ne reconnaitre aucun dieu. SOCRATE. O merveilleux Melitus! pourquoi dis-tu cela? Quoi! je ne crois pas, comme les autres hommes, que le soleil et la lune sont des Dieux? MELITUS. Non, par Jupiter, Atheniens, il ne le croit pas; car il dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre. SOCRATE. Tu crois accuser Anaxagore, mon cher Melitus, et tu meprises assez nos juges, tu les crois assez ignorants, pour penser qu’ils ne savent pas que les livres d’Anaxagore de Clazomene sont pleins de pareilles assertions.
D’ailleurs, les jeunes gens viendraient-ils chercher aupres de moi avec tant d’empressement une doctrine qu’ils pourraient aller a tout moment entendre debiter a [26e] l’orchestre, pour une dragme tout au plus, et qui leur donnerait une belle occasion de se moquer de Socrate, s’il s’attribuait ainsi des opinions qui ne sont pas a lui, et qui sont si etranges et si absurdes? Mais dis-moi, au nom de Jupiter, pretends-tu que je ne reconnais aucun dieu. MELITUS. Oui, par Jupiter, tu n’en reconnais aucun. SOCRATE.
En verite, Melitus, tu dis la des choses incroyables, et auxquelles toi-meme, a ce qu’il me semble, tu ne crois pas. Pour moi, Atheniens, il me parait que Melitus est un impertinent, qui n’a intente cette accusation que pour m’insulter, et par une audace de jeune homme; il est venu ici [27a] pour me tenter, en proposant une enigme, et disant en lui-meme : Voyons si Socrate, cet homme qui, passe pour si sage, reconnaitra que je me moque, et que je dis des choses qui se contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous les auditeurs.
En effet, il parait entierement se contredire dans, son accusation; c’est comme s’il disait : Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnait pas de dieux, et en ce qu’il reconnait des dieux; vraiment c’est la se moquer. Suivez-moi, je vous en prie, Atheniens, et examinez avec moi en quoi je pense qu’il se contredit. Reponds, [27b] Melitus; et vous, juges, comme je vous en ai conjures au commencement, souffrez que je parle ici a ma maniere ordinaire. Dis, Melitus; y a-t-il quelqu’un dans le monde qui croie qu’il y ait des choses humaines, et qui ne croie pas qu’il y ait des hommes?… Juges, ordonnez qu’il reponde t, qu’il ne fasse pas tant de bruit. Y a-t-il quelqu’un qui croie qu’il y a des regles pour dresser les chevaux, et qu’il n’y a pas de chevaux? des airs de flute, et point de joueurs de flute?… Il n’y a personne, excellent Melitus. C’est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas repondre, et qui le dis a toute l’assemblee. Mais reponds a ceci: Y a-t-il quelqu’un qui admette quelque chose relatif aux demons, et qui croie [27c] pourtant qu’il n’y a point de demons? MELITUS. Non, sans doute. SOCRATE. Que tu m’obliges de repondre enfin, et a grand peine, quand les juges t’y forcent!
Ainsi tu conviens que j’admets et que j’enseigne quelque chose sur les demons: que mon opinion, soit nouvelle, ou soit ancienne, toujours est-il, d’apres toi-meme, que j’admets quelque chose sur les demons; et tu l’as jure dans ton accusation. Mais si j’admets quelque chose sur les demons, il faut necessairement que j’admette des demons; n’est-ce pas? …. Oui, sans doute; car je prends ton silence pour un consentement. Or, ne regardons-nous [27d] pas les demons comme des dieux, ou des enfants des dieux? En conviens-tu, oui ou non ? MELITUS. J’en conviens.
SOCRATE. Et par consequent, puisque j’admets des demons de ton propre aveu, et que les demons sont des dieux, voila justement la preuve de ce que je disais, que tu viens nous proposer des enigmes, et te divertir a mes depens, en disant que je n’admets point de dieux, et que pourtant j’admets des dieux, puisque j’admets des demons. Et si les demons sont enfants des dieux, enfants batards, a la verite, puisqu’ils les ont eus de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mortelles, qui pourrait croire qu’il y a des enfants des dieux, et qu’il n’y ait pas des dieux? 27e] Cela serait aussi absurde que de croire qu’il y a des mulets nes de chevaux ou d’anes, et qu’il n’y a ni anes ni chevaux. Ainsi, Melitus, il est impossible que tu ne m’aies intente cette accusation pour m’eprouver, ou faute de pretexte legitime pour me citer devant ce tribunal; car que tu persuades jamais a quelqu’un d’un peu de sens, que le meme homme puisse croire qu’il y a des choses relatives aux demons et aux dieux, [28a] et pourtant qu’il n’y a ni demons, ni dieux, ni heros, c’est ce qui est entierement impossible.
Mais je n’ai pas besoin d’une plus longue defense, Atheniens; et ce que je viens de dire suffit, il me semble, pour faire voir que je ne suis point coupable, et que l’accusation de Melitus est sans fondement. Et quant a ce que je vous disais au commencement, que j’ai contre moi de vives et nombreuses inimities, soyez bien persuades qu’il en est ainsi; et ce qui me perdra si je succombe, ce ne sera ni Melitus ni Anytus, mais l’envie et la calomnie, qui ont deja fait perir tarit de gens de bien, et qui en feront encore perir tant d’autres; car il ne faut pas esperer 28b] que ce fleau s’arrete a moi. Mais quelqu’un me dira peut-etre : N’as-tu pas honte, Socrate, de t’etre attache a une etude qui te met presentement en danger de mourir? Je puis repondre avec raison a qui me ferait cette objection :Vous etes dans l’erreur, si vous croyez qu’un homme, qui vaut quelque chose, doit, considerer les chances de la mort ou de la vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes ses demarches, si ce qu’il fait est juste ou injuste, et si c’est l’action d’un homme de bien ou d’un mechant.
Ce seraient donc, suivant vous, des insenses que tous ces demi-dieux qui moururent au siege de Troie, et particulierement le fils [28c] de Thetis, qui comptait le danger pour si peu de chose, en comparaison de la honte, que la deesse sa mere, qui le voyait dans l’impatience d’aller tuer Hector, lui ayant parle a peu pres en ces termes, si je m’en souviens mon fils, si tu venges la mort de Patrocle, ton ami, en tuant Hector, tu mourras; car Ton trepas doit suivre celui d’Hector; lui, meprisant le peril et la mort, et 28d] craignant beaucoup plus de vivre comme un lache, sans venger ses amis : Que je meure a l’instant, s’ecrie-t-il, pourvu que je punisse le meurtrier de Patrocle, et que je ne reste pas ici expose au mepris, Assis sur mes vaisseaux, fardeau inutile de la terre. Est-ce la s’inquieter du danger et de la mort? Et en effet, Atheniens, c’est ainsi qu’il en doit etre. Tout homme qui a choisi un poste, parce qu’il le jugeait le plus honorable, ou qui y a ete place par son chef, doit, a mon avis, y demeurer ferme, et ne considerer ni la mort, ni le peril, ni rien autre chose que l’honneur.
Ce serait donc de ma part une etrange conduite, Atheniens, si, apres avoir garde fidelement, comme un brave soldat, tous les postes ou j’ai [28e] ete mis par vos generaux, a Potidee, a Amphipolis et a Delium, et, apres avoir souvent expose ma vie, aujourd’hui que le dieu de Delphes m’ordonne, a ce que je crois, et comme je l’interprete moi-meme, de passer mes jours dans l’etude de la philosophie, en m’examinant moi-meme, et en examinant les autres, la peur de [29a] la mort, ou quelque autre danger, me faisait abandonner ce poste.
Ce serait la une conduite bien etrange, et c’est alors vraiment qu’il faudrait me citer devant ce tribunal comme un impie qui ne reconnait point de dieux, qui desobeit a l’oracle, qui craint la mort, qui se croit sage, et qui ne l’est pas; car craindre la mort, Atheniens, ce n’est autre chose que se croire sage sans l’etre, car c’est croire connaitre ce que l’on ne connait point. En effet, personne ne connait ce que c’est que la mort, et si elle n’est pas le plus grand de tous les biens pour l’homme. 29b] Cependant on la craint, comme si l’on savait certainement que c’est le plus grand de tous les maux. Or, n’est-ce pas l’ignorance la plus honteuse que de croire connaitre ce que l’on ne connait point? Pour moi, c’est peut-etre en cela que je suis different de la plupart des hommes; et si j’osais me dire plus sage qu’un autre en quelque chose, c’est en ce que, ne sachant pas bien ce qui se passe apres cette vie, je ne crois pas non plus le savoir; mais ce que je sais bien, c’est qu’etre injuste, et desobeir a ce qui est meilleur que soi, dieu ou homme, est contraire au devoir et a l’honneur.
Voila le mal que je redoute et que je veux fuir, parce que je sais que c’est un mal, et non pas de pretendus maux qui peut-etre sont des [29c] biens veritables : tellement que si vous me disiez presentement, malgre les instances d’Anytus qui vous a represente ou qu’il ne fallait pas m’appeler devant ce ribunal, ou qu’apres m’y avoir appele, vous ne sauriez vous dispenser de me faire mourir, par la raison, dit-il, que si j’echappais, vos fils, qui sont deja si attaches a la doctrine de Socrate, seront bientot corrompus sans ressource; si vous me disiez : Socrate, nous rejetons l’avis d’Anytus, et nous te renvoyons absous ; mais c’est a condition que tu cesseras de philosopher et de faire tes recherches accoutumees ; et si tu y retombes , et que tu sois decouvert, tu mourras; oui, si vous me 29d] renvoyiez a ces conditions, je vous repondrais sans balancer: Atheniens, je vous honore et je vous aime, mais j’obeirai plutot au dieu qu’a vous; et tant que je respirerai et que j’aurai un peu de force, je ne cesserai de m’appliquer a la philosophie, de vous donner des avertissements et des conseils, et de tenir a tous ceux que je rencontrerai mon langage ordinaire : o mon ami! comment, etant Athenien, de la plus grande ville et la plus renommee pour les lumieres et la puissance, ne rougis-tu pas de ne penser qu’a amasser des richesses , a acquerir du credit et 29e] des honneurs, sans t’occuper de la verite et de la sagesse, de toit ame et de son perfectionnement? Et si quelqu’un de vous pretend le contraire, et me soutient qu’il s’en occupe, je ne l’en croirai point sur sa parole, je ne le quitterai point; mais je l’interrogerai, je l’examinerai, je le confondrai, et si je trouve qu’il ne soit pas vertueux, [30a] mais qu’il fasse semblant de l’etre, je lui ferai honte de mettre si peu de prix aux choses les plus precieuses, et d’en mettre tant a celles qui n’en ont aucun.
Voila de quelle maniere je parlerai a tous ceux que je rencontrerai, jeunes et vieux, concitoyens et etrangers, mais plutot a vous, Atheniens, parce que vous me touchez de plus pres; et sachez que c’est la ce que le dieu m’ordonne, et je suis persuade qu’il ne peut y avoir rien de plus avantageux a la republique que mon zele a remplir l’ordre du dieu : car toute mon occupation est de vous persuader, [30b] jeunes et vieux, qu’avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’ame et de son perfectionnement.
Je ne cesse de vous dire que ce n’est pas la richesse qui fait la vertu; mais, au contraire, que c’est la vertu qui fait la richesse, et que c’est de la que naissent tous les autres biens publics et particuliers. Si, en parlant ainsi, je corromps la jeunesse, il faut que ces maximes soient un poison; car si on pretend que je dis autre chose, on se trompe, ou l’on vous en impose. Ainsi donc, je n’ai qu’a vous dire : Faites ce que demande Anytus, ou ne le faites pas; renvoyez-moi, ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je devrais [30c] mourir mille fois ….
Ne murmurez pas, Atheniens , et accordez-moi la grace que je vous ai demandee, de m’ecouter patiemment ; cette patience, a mon avis, ne vous sera pas infructueuse. J’ai a vous dire beaucoup d’autres choses qui, peut-etre, exciteront vos clameurs ; mais ne vous livrez pas a ces mouvements de colere. Soyez persuades que si vous me faites mourir, etant tel que je viens de le declarer, vous vous ferez plus de mal qu’a moi. En effet, ni Anytus ni Melitus ne me feront aucun mal ; [30d] ils ne le peuvent, car je ne crois pas qu’il soit au pouvoir du mechant de nuire a l’homme de bien.
Peut-etre me feront-ils condamner a la mort ou a l’exil ou a la perte de mes droits de citoyen, et Anytus et les autres prennent sans doute cela pour de tres grands maux; mais moi je ne suis pas de leur avis; a mon sens, le plus grand-de tous les maux, c’est ce qu’Anytus fait aujourd’hui, d’entreprendre de faire perir un innocent. Maintenant, Atheniens, ne croyez pas que ce soit pour l’amour de moi que je me defends, comme on pourrait le croire; c’est pour l’amour de vous, de peur qu’en me condamnant, 30e] vous n’offensiez le dieu dans le present qu’il vous a fait; car si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre citoyen comme moi, qui semble avoir ete attache a cette ville, la comparaison vous paraitra peut-etre un peu ridicule, comme a un coursier puissant et genereux, mais que sa grandeur meme appesantit, et qui a besoin d’un eperon qui l’excite et l’aiguillonne. C’est ainsi que le dieu semble m’avoir choisi pour vous exciter et vous aiguillonner, pour gourmander chacun de [31a] vous, partout et toujours sans vous laisser aucun relache.
Un tel homme, Atheniens, sera difficile a retrouver, et, si vous voulez m’en croire, vous me laisserez la vie. Mais peut-etre que, faches comme des gens qu’on eveille quand ils ont envie de s’endormir, vous me frapperez, et, obeissant aux insinuations d’Anytus, vous me ferez mourir sans scrupule; et apres vous retomberez pour toujours dans un sommeil lethargique, a moins que la Divinite, prenant pitie de vous, ne vous envoie encore un homme qui me ressemble. Or, que ce soit elle-meme qui m’ait donne a cette ville, c’est ce que vous pouvez aisement reconnaitre a cette marque, qu’il y a 31b] quelque chose de plus qu’humain a avoir neglige pendant tant d’annees mes propres affaires, pour m’attacher aux votres, en vous prenant chacun en particulier, comme un pere ou un frere aine pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse a vous appliquer a la vertu. Et si j’avais tire quelque salaire de mes exhortations, ma conduite pourrait s’expliquer; mais vous voyez que mes accusateurs memes, qui m’ont calomnie avec tant d’impudence, n’ont pourtant pas eu; le front de me reprocher et d’essayer de prouver par temoins; 31c] que j’aie jamais exige ni demande le moindre salaire; et je puis offrir de la verite de ce que j’avance un assez bon temoin, a ce qu’il me semble: ma pauvrete. Mais peut-etre paraitra-t-il inconsequent que je me sois mele de donner a chacun de vous des avis en particulier, et que je n’aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblees du peuple, pour donner mes conseils a la republique. Ce qui m’en a empeche, Atheniens, c’est ce je ne sais quoi de divin et de demoniaque, [31d] dont vous m’avez si souvent entendu parler, et dont Melitus, pour plaisanter, a fait un chef d’accusation contre moi.
Ce phenomene extraordinaire s’est manifeste en moi des mon enfance; c’est une voix qui rie se fait entendre que pour me detourner de ce que j’ai resolu, car jamais elle ne m’exhorte a rien entreprendre: c’est elle qui s’est toujours opposee a moi, quand j’ai voulu me meler des affaires de la republique, et elle s’y est opposee fort a propos; car sachez bien qu’il y a longtemps que je ne serais plus en [31e] vie, si je m’etais mele des affaires publiques, et je n’aurais rien avance ni pour vous, ni pour moi. Ne vous fachez point, je vous en conjure, si je vous dis la verite.
Non, quiconque voudra lutter franchement contre les passions d’un peuple, celui d’Athenes, ou tout autre peuple; quiconque voudra empecher qu’il ne se commette rien d’injuste ou d’illegal dans un etat, ne le fera [32a] jamais impunement. Il faut de toute necessite que celui qui veut combattre pour la justice, s’il veut vivre quelque temps, demeure simple particulier, et ne prenne aucune part au gouvernement. Je puis vous en donner des preuves incontestables, et ce ne seront pas des raisonnements, mais ce qui a bien plus d’autorite aupres de vous, des faits.
Ecoutez donc ce qui m’est arrive, afin que vous sachiez bien que je sois incapable de ceder a qui que ce soit contre le devoir, par crainte de la mort; et que, ne voulant pas le faire, il est impossible que je ne perisse pas. Je vais vous dire des choses qui vous deplairont, et ou vous trouverez peut-etre la jactance des plaidoyers ordinaires: cependant je ne vous dirai rien qui ne soit vrai. [32b] Vous savez, Atheniens, que je n’ai jamais exerce aucune magistrature, et que j’ai ete seulement senateur.
La tribu Antiochide, a laquelle j’appartiens, etait justement de tour au Prytanee, lorsque, contre toutes les lois, vous vous opiniatrates a faire simultanement le proces aux dix generaux qui avaient neglige d’ensevelir les corps de ceux qui allaient peri au combat naval des Arginuses; injustice que vous reconnutes, et dont vous vous repentites clans la suite. En cette occasion, je fus le seul des prytanes qui osai m’opposer a la violation des lois, et voter contre vous. Malgre les orateurs qui se preparaient a me denoncer, malgre vos menaces et vos cris, j’aimai mieux courir ce danger avec 32c] la loi et la justice, que de consentir avec vous a une si grande iniquite, par la crainte des chaines ou de la mort. Ce fait eut lieu pendant que le gouvernement democratique subsistait encore. Quand vint l’oligarchie, les Trente me manderent moi cinquieme au Tholos et me donnerent l’ordre d’amener de Salamine Leon le Salaminien, afin qu’on le fit mourir; car ils donnaient de pareils ordres a beaucoup de personnes, pour compromettre le plus de monde qu’ils pourraient; et alors je prouvai, non pas en paroles, mais 32d] par des effets, que je me souciais de la mort comme de rien, si vous me passez cette expression triviale, et que mon unique soin etait de ne rien faire d’impie et d’injuste. Toute la puissance des Trente, si terrible alors, n’obtint rien de moi contre la justice. En sortant du Tholos, les quatre autres s’en allerent a Salamine, et amenerent Leon, et moi je me retirai dans, ma maison; et il ne faut pas douter que ma mort n’eut suivi ma desobeissance, si ce gouvernement n’eut ete aboli bientot apres. C’est ce que peuvent [32e] attester un grand nombre de temoins.
Pensez-vous donc que j’eusse vecu tant d’annees, si je me fusse mele des affaires de la republique, et qu’en homme de bien, j’eusse tout foule aux pieds pour ne penser qu’a defendre la justice? Il s’en faut bien, Atheniens; ni moi, ni aucun autre homme, ne l’aurions pu faire. [33a] Pendant tout le cours de ma vie, toutes les fois qu’il m’est arrive de prendre part aux affaires publiques, vous me trouverez le meme; le meme encore dans mes relations privees, ne cedant jamais rien a qui que ce soit contre la justice, non pas meme a aucun de ces tyrans, que mes calomniateurs veulent faire passer pour mes disciples.
Je n’ai jamais ete le maitre de personne; mais si quelqu’un, jeune ou vieux, a desire s’entretenir avec moi, et voir comment je m’acquitte de ma mission, je n’ai refuse a personne cette satisfaction. [33b] Loin de parler quand on me paie, et de me taire quand on ne me donne rien, je laisse egalement le riche et le pauvre m’interroger; ou, si on l’aime mieux, on repond a mes questions, et l’on entend ce que j’ai a dire.
Si donc, parmi ceux qui me frequentent, il s’en trouve qui deviennent honnetes gens ou malhonnetes gens, il ne faut ni m’en louer ni m’en blamer; ce n’est pas moi qui en suis la cause, je n’ai jamais promis aucun enseignement, et je n’ai jamais rien enseigne; et si quelqu’un pretend avoir appris ou entendu de moi en particulier autre chose que ce que je dis publiquement a tout le monde, soyez persuades que c’est une imposture. Vous savez maintenant pour quoi on aime a converser si longtemps avec moi : 33c] je vous ai dit la verite toute pure; c’est qu’on prend plaisir a voir confondre ces gens qui se pretendent sages, et qui ne le sont point; et, en effet, cela n’est pas desagreable. Et je n’agis ainsi, je vous le repete, que pour accomplir l’ordre que le dieu m’a donne par la voix des oracles, par celle des songes et par tous les moyens qu’aucune autre puissance celeste a jamais employes pour communiquer sa volonte a un mortel. Si ce que je vous dis n’etait pas vrai i1 vous serait aise de me convaincre de mensonge; 33d] car si je corrompais les jeunes gens, et que j’en eusse deja corrompu, il faudrait que ceux qui, en avancant en age, ont reconnu que je leur ai donne de pernicieux conseils dans leur jeunesse, vinssent s’elever contre moi, et me faire punir; et s’ils ne voulaient pas se charger eux-memes de ce role, ce serait le devoir des personnes de leur famille, comme leurs peres ou leurs freres ou leurs autres parents, de venir demander vengeance contre moi, si j’ai nui a ceux qui leur appartiennent; et j’en vois plusieurs qui sont 33e] ici presents, comme Criton, qui est du meme bourg que moi, et de mon age, pere de Critobule, que voici; Lysanias de Sphettios, avec son fils Eschine; Antiphon de Cephise, pere d’Epigenes, et beaucoup d’autres dont les freres me frequentaient, comme Nicostrate, fils de Zotide, et frere de Theodote. Il est vrai que Theodote est mort, et qu’ainsi il n’a plus besoin, du secours de son frere. Je vois encore Parale, fils de Demodocus, et dont le frere etait 34a] Theages; Adimante, fils d’Ariston, avec son frere Platon; Aceantodore, frere d’Apollodore, que je reconnais aussi, et beaucoup d’autres dont Melitus aurait bien du faire comparaitre au moins un comme temoin dans sa cause. S’il n’y a pas pense, il est encore temps; je lui permets de le faire; qu’il dise donc s’il le peut. Mais vous trouverez tout le contraire, Atheniens; vous verrez qu’ils sont tout prets a me defendre, moi qui ai corrompu et perdu leurs enfants et leurs freres, 34b] s’il faut en croire Melitus et Anytus; car je ne veux pas faire valoir ici le temoignage de ceux que j’ai corrompus, ils pourraient avoir leur raison pour me defendre; mais leurs parons, que je n’ai pas seduits, qui sont deja avances en age, quelle autre raison peuvent-ils avoir de se declarer pour moi, que mon bon droit et mon innocence; et leur persuasion que Melitus est un imposteur ,et que je dis la verite? Mais en voila assez, Atheniens; telles sont a peu pres les raisons que je puis employer pour me defendre; les autres seraient du meme genre. 34c] Mais peut-etre se trouvera-t-il quelqu’un parmi vous qui s’irritera contre moi, en se souvenant que, dans un peril beaucoup moins grand, il a conjure et supplie les juges avec larmes, et que, pour exciter une plus grande compassion, il a fait paraitre ses enfants, tous ses parons et tous ses amis; au lieu que je ne fais rien de tout cela, quoique , selon toute apparence , je coure le plus grand danger. Peut-etre que cette difference, se presentant a son esprit, l’aigrira contre moi, et que, dans le depit que lui 34d] causera ma conduite, il donnera son suffrage avec colere. S’il y a ici quelqu’un qui soit dans ces sentiments; ce que je ne saurais croire, mais j’en fais la supposition, je pourrais lui dire avec raison: Mon ami, j’ai aussi des parents; car pour me servir de l’expression d’Homere. Je ne suis point ne d’un chene ou d’un rocher, mais d’un homme. Ainsi, Atheniens, j’ai des parents; et pour des enfants, j’en ai trois, l’un deja dans l’adolescence, les deux autres encore en bas age; et cependant je ne les ferai pas paraitre ici pour vous engager a m’absoudre.
Pourquoi ne le ferai-je pas? Ce n’est ni par une [34e] opiniatrete superbe, ni par aucun mepris pour vous; d’ailleurs, il ne s’agit pas ici de savoir si je regarde la mort avec intrepidite ou avec faiblesse; mais pour mon honneur, pour le votre et celui de la republique, il ne me parait pas convenable d’employer ces sortes de moyens, a l’age que j’ai, et avec ma reputation, vraie ou fausse, puisque enfin c’est une [35a] opinion generalement recue que Socrate a quelque avantage sur le vulgaire des hommes.
En verite, il serait honteux que ceux qui parmi vous se distinguent par la sagesse, le courage ou quelque autre vertu, ressemblassent a beaucoup de gens que j’ai vus, quoiqu’ils eussent toujours passe pour de grands personnages, faire pourtant des choses d’une bassesse etonnante quand on les jugeait, comme s’ils eussent cru qu’il leur arriverait un bien grand mal si vous les faisiez mourir, et qu’ils deviendraient immortels si vous daigniez-leur laisser la vie. De tels hommes deshonorent la patrie; 35b] car ils donneraient lieu aux etrangers de penser que parmi les Atheniens, ceux qui ont le plus de vertu, et que tous les autres choisissent preferablement a eux-memes pour les elever aux emplois publics et aux dignites, ne different en rien des femmes; et c’est ce que vous ne devez pas faire, Atheniens, vous qui aimez la gloire; et si nous voulions nous conduire ainsi, vous devriez ne pas le souffrir, et declarer que celui qui a recours a ces scenes tragiques pour exciter la compassion, et qui par-la vous couvre de ridicule, vous le condamnerez plutot que celui qui attend tranquillement votre sentence.
Mais sans parler de l’opinion, il me semble que [35c] la justice veut qu’on ne doive pas son salut a ses prieres, qu’on ne supplie pas le juge, mais qu’on l’eclaire et qu’on le convainque; car le juge ne siege pas ici pour sacrifier la justice au desir de plaire, mais pour la suivre religieusement: il a jure, non de faire grace a qui bon lui semble, mais de juger suivant les lois. Il ne faut donc pas que nous vous accoutumions au parjure, et vous ne devez pas vous y laisser accoutumer; car les uns et les autres nous nous endrions coupables envers les dieux. N’attendez donc point de moi, Atheniens, que j’aie recours aupres de vous a des choses que je ne crois ni honnetes, ni justes, [35d] ni pieuses, et que j’y aie recours dans une occasion ou je suis accuse d’impiete par Melitus; si je vous flechissais par mes prieres, et que je vous forcasse a violer votre serment, c’est alors que je vous enseignerais l’impiete, et en voulant me justifier, je prouverais contre moi-meme que je ne crois point aux dieux.
Mais il s’en faut bien, Atheniens, qu’il en soit ainsi. Je crois plus aux dieux qu’aucun de mes accusateurs; et je vous abandonne avec confiance a vous et au dieu de Delphes le soin de prendre a mon egard le parti le meilleur et pour moi et pour vous. [Ici les juges avant ete aux voix, la majorite declare que Socrate est coupable. Il reprend la parole : ] [35e] Le jugement que vous venez de [36a] prononcer, Atheniens, m’a peu emu, et par bien des raisons; d’ailleurs je m’attendais a ce qui est arrive.
Ce qui me surprend bien plus, c’est le nombre des voix pour ou contre; j’etais bien loin de m’attendre a etre condamne a une si faible majorite; car, a ce qu’il parait, il n’aurait fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous. Je puis donc me flatter d’avoir echappe a Melitus, et non-seulement je lui ai echappe, mais il est evident que si Anytus et Lycon ne se fussent leves pour m’accuser, il aurait ete condamne a payer [36b] mille drachmes, comme n’ayant pas obtenu la cinquieme partie des suffrages.
C’est donc la peine de mort que cet homme reclame contre moi; a la bonne heure; et moi, de mon cote, Atheniens, a quelle peine me condamnerai-je ? Je dois choisir ce qui m’est du; Et que m’est-il du? Quelle peine afflictive, ou quelle amende merite-je, moi, qui me suis fait un principe de ne connaitre aucun repos pendant toute ma vie, negligeant ce que les autres recherchent avec tant d’empressement, les richesses, le soin de ses affaires domestiques, les emplois militaires, les fonctions d’orateur et toutes les autres dignites; moi, qui ne suis jamais entre dans aucune des conjurations et des cabales si frequentes dans la republique, me 36c] trouvant reellement trop honnete homme pour ne pas me perdre en prenant part a tout cela; moi qui, laissant de cote toutes les choses ou je ne pouvais etre utile ni a vous ni a moi, n’ai voulu d’autre occupation que celle de vous rendre a chacun en particulier le plus grand de tous les services, en vous exhortant tous individuellement a ne pas songer a ce qui vous appartient accidentellement plutot qu’a ce qui constitue