La notion de basculement du monde est-elle appropriee pour evoquer les transformations dans l’economie mondiale depuis 1980 ? Dans Histoire du Capitalisme, Michel Beaud parle de basculement pour evoquer la grande mutation qu’a connu le monde au cours des annees 1980-1990. En effet, les annees 1980 marquent le debut d’une periode intense de transformations. Les nouvelles technologies (NTIC) revolutionnent l’economie mondiale. Les NTIC ont un role important dans l’evolution du commerce international.
De meme, les annees 1980 sont marquees par une remise en cause de l’Etat et une rehabilitation du marche. Malgre ces transformations, l’economie mondiale a aussi ete marquee par une certaine continuite. Les Etats-Unis restent la premiere puissance du monde et de nombreux pays sont toujours excluent de l’economie mondiale. Ainsi, on peut se demander si ces transformations ont marquees une rupture, un mouvement irreversible pour l’economie mondiale. Y-a-t-il vraiment eu passage d’un etat de l’economie mondiale a un autre ?
Dans une premiere partie, nous verrons que certaines transformations du commerce international, du role des entreprises mais aussi du role de l’Etat font que l’on peut parler d’un basculement du monde tant ces transformations ont ete rapide et nouvelles. Dans une seconde partie, nous nuancerons ce propos en montrant que
On a assiste a une modification de la structure du commerce international alors meme que les entreprises elles meme ont joue un role consequent dans la modification de l’economie mondiale. Depuis environ 30 ans, on assiste a l’emergence de nouveaux pays qui jouent un role de plus en plus determinant dans l’economie. Ainsi, des pays comme la Coree, la Chine, l’Inde ou le Bresil influencent de plus en plus l’economie. Le cours de nombreuses matieres premieres evolue aujourd’hui a la hausse en raison de l’apparition d’une nouvelle demande consequente liee a l’emergence de ces pays.
Ceci apparait etre un phenomene irreversible car ces economies sont en pleine croissance. Des pays comme la Chine ou l’Inde connaissent des taux de croissance annuels superieurs a 10%. Ainsi, cela marque un basculement du monde. En effet, ce sont desormais les economies des pays asiatiques qui tirent la croissance mondiale. C’est un phenomene qui s’est fait de maniere rapide. Alors que dans les annees 1980-1990, les Etats-Unis et dans une moindre mesure l’Europe tiraient la croissance mondiale, depuis les annees 2000, le developpement economique des pays asiatique a inverse la tendance.
Phenomene sans aucun doute lie a ce chamboulement, on observe que les echanges commerciaux entre le continent asiatique et le continent americain prennent aujourd’hui le dessus sur les echanges transatlantiques. C’est une tendance lourde qui montre un basculement du centre de l’economie de l’Europe a l’Asie. En effet, depuis le XVIeme siecle, les echanges entre l’Amerique et l’Europe representaient la majeure partie du commerce international. Ce basculement du monde, lie au developpement des economies asiatiques est aussi lie a un phenomene plus global, celui du developpement des firmes multinationales.
Les firmes multinationales ont connues un developpement sans precedent ces 30 dernieres annees. Cela est lie au developpement des NTIC qui ont permis une amelioration des moyens de communication. Grace au developpement des marches financiers, la mobilite des capitaux est beaucoup plus importante. Cela a cree un basculement car l’economie, par le moyen des entreprises, notamment les firmes multinationales, s’est financiarisee. Aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de hedge funds ou des fonds d’investissements.
En 30 ans, ils ont completement chamboule l’economie mondiale en entrant au capital de millions d’entreprises avec un vision de profit a court-terme, bien loin de la vision a long-terme du developpement des entreprises et de la rentabilite qui existait au debut du XXeme siecle et au cours des « Trente Glorieuses » (Jean Fourastie). D’apres Charles-Albert Michalet, la financiarisation de l’economie est a l’origine d’un processus de delocalisations dans l’optique de reduire les couts de production et ce pour maximiser les profits. C’est ce qu’il explique dans son livre parut en 2007 Mondialisation, la grande rupture.
Ce processus qui s’est d’abord developpe en Chine s’etend aujourd’hui a l’ensemble des pays a bas cout d’Asie et du Maghreb. Ce faisant, les firmes multinationales mettent en peril la stabilite des economies des pays developpes en Europe et aux Etats-Unis. Ainsi, la mondialisation, associee aux delocalisations et a la financiarisation de l’economie marque un veritable basculement a tel point qu’elle en modifie le role de l’Etat. Les delocalisations modifient le role de l’Etat. En effet, elles provoquent des inegalites au sein meme des pays.
Une region touchee par les delocalisations est souvent une region ou il existe un fort taux de chomage. Ainsi, l’Etat qui avait plutot un role international au sens ou il devait defendre l’integrite de la nation vis-a-vis des agressions exterieures doit aujourd’hui defendre l’unite intra-nationale. De plus, le regain liberal des annees 80 a remis en cause toute une partie de l’intervention de l’Etat dans l’economie. Nous sommes passes d’une economie regulee a une economie de marche dans la plupart des pays du monde. Ce regain liberal a aussi entraine la financiarisation du monde dont nous avons parle precedemment.
De plus, l’effondrement du bloc communiste a la fin des annees 1980 a aussi marque un basculement du monde. En effet, alors que deux blocs s’opposaient, l’effondrement du communisme a marque la victoire du capitalisme et la suprematie du marche sur l’economie administree. Ainsi, tous ces changements marquent un mouvement d’ensemble des economies du monde. Ce mouvement rapide peut etre qualifie de « basculement du monde ». Cependant, toutes les transformations de l’economie mondiale depuis 1980 ne relevent pas d’un basculement. Elles sont en fait le signe de continuite.
Au cours des ces trente dernieres annees, de nombreuses transformations du monde sont plus caracterisables par une continuite qu’un basculement. Ainsi, meme si la suprematie des EtatsUnis est bousculee, ceux-ci demeurent la premiere puissance mondiale. De meme, malgre de nombreuses modifications le commerce international continue sur sa logique initie au cours des « Trente Glorieuses ». Enfin, le role des institutions mondiales encadrant l’economie n’a pas ete chamboule meme si elles ont put montrer leurs limites. Avec l’essor des economies asiatiques, il apparait que la premiere economie mondiale est un peu mise en difficulte.
En effet, les Etats-Unis doivent faire face a une concurrence de plus en plus importante. Cependant, ils sont toujours leaders dans les quatre domaines qui d’apres Susan Strange, forment la domination : le savoir, la production, le militaire et l’economie. De plus, la division internationale du travail horizontal qu’ils ont mis en place apres la seconde guerre mondiale n’a pas ete remise en question. Les pays africains sont toujours exclus de cette division internationale du travail (DIT) malgre de nombreux atouts en ce qui concerne les matieres premieres.
On peut donc dire que les Etats-Unis restent la premiere puissance economique mondiale meme si cette suprematie doit faire face a une volonte de multipolarisation du monde notamment avec des pays comme la Russie, la Chine, ou l’Inde en plus des autres poles de la Triade dont les Etats-Unis font partie. Le commerce international tel qu’il a ete initie par les Etats-Unis apres 1945, c’est-a-dire sur le mode d’une DIT horizontale n’a pas subi de basculement. En effet, malgre l’apparition de nouveaux pays dans la competition internationale, la polarisation des echanges autour des trois poles de la Triade continue.
Or, celle-ci existait deja au cours des Trente Glorieuses. Elle s’est simplement accentuee. Autre caracteristique de l’economie mondiale et du commerce international qui s’est accentuee sans pour autant qu’il y ait basculement, c’est le processus de regionalisation du monde. L’Europe fut pionniere en la matiere puisque des 1957, avec le Traite de Rome, elle formait la Communaute Economique Europeenne. D’autres accords de cooperation economique ont ete signes au cours des annees 60 et 70 dans d’autres regions du monde.
Ainsi, au cours des annees 90, ce processus s’est accelere avec notamment la signature d’accords de libre-echange regionaux : l’Union Europeenne, l’Alena, le Mercosur ou encore l’Asean et l’Union Latine. Cependant, ces accords ne representent pas un basculement du monde car meme s’ils representent des avancees importantes en matiere de libre-echange, les accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, 1947) avaient deja permis avant les annees 1990 d’abaisser significativement le niveau des protections douanieres au niveau mondial.
Le role du GATT nous permet d’evoquer le role des institutions en general. Il n’y a pas eu au cours des trente dernieres annees de modification importante des institutions mises en place apres la seconde guerre mondiale. Ainsi, le FMI ou la Banque Mondiale demeurent malgre le fait que comme l’ecrit l’economiste americain Joseph Stiglitz (Prix Nobel en 2001) dans son livre La grande desillusion, ces institutions ont montre leurs limites en matiere de gouvernance mondiale.
Certes, le GATT a disparu au profit de l’OMC mais ce n’est en fait que la realisation d’un vieux projet d’apres 1945 qui avait echoue : l’OIC (Organisation Internationale du Commerce). Ainsi, selon Stiglitz il y avait un besoin urgent pour l’economie mondiale de trouver un mode de gouvernance mondiale efficiente. L’absence de modifications des institutions mondiales alors meme qu’il y a eu de nombreuses modifications de l’economie mondiale depuis 1980 montrent bien qu’il n’y a pas eu de reel basculement du monde. Depuis les annees 1980, l’economie mondiale a connu de multiples transformations.
Ainsi, l’essor irreversible de nouveaux pays a modifie le paysage du commerce international d’un commerce transatlantique a un commerce transpacifique. De plus, la financiarisation du monde a modifie la logique de nombreuses entreprises et provoque un processus massif de delocalisations. Ce processus met ainsi en danger l’Etat. Tous ces elements peuvent laisser croire a un basculement du monde. Cependant, il n’est que relatif puisque la premiere puissance mondiale en 1980, c’est-adire les Etats-Unis, l’est toujours aujourd’hui.
De plus, la logique du libre-echange n’est pas remis en question meme l’acceleration du processus de regionalisation. La polarisation du commerce autour de la Triade, deja presente au cours des Trente Glorieuses ne fait que s’accentuer. Enfin, l’absence d’une gouvernance mondiale efficace laisse des institutions mondiales comme le Fond Monetaire International (FMI) en grande difficulte. Il n’y a donc eu qu’un relatif basculement du monde qui permette d’expliquer les transformations dans l’economie mondiale depuis 1945.