EXPLICATION DU PASSAGE Introduction Des la premiere scene se dessinait un processus de renversement d’ordre social, entre Iphicrate et Arlequin, avec la desobeissance de plus en plus marquee du valet. Ce renversement est au centre de la seconde scene et se materialise en particulier grace au changement d’identite entre les deux personnages, impose par Trivelin.
Ce dernier va tres vite devenir, tant aux yeux des autres personnages qu’a ceux du spectateur, la cle de voute de l’evolution des relations entre les maitres et les valets, imposant la loi de la cite, exigeant la soumission des naufrages a ses decisions et calmant l’ardeur des anciens valets.
La longue tirade de la scene 2 repond a une double exigence : le personnage va indirectement informer les spectateurs de la trame dramatique de la piece, en la situant dans un contexte pseudo historique ; il va egalement se poser d’emblee en detenteur de la loi et en garant de la morale vis-a-vis des autres personnages aupres desquels il va se comporter presque en metteur en scene, au point de devenir une sorte de double de Marivaux lui-meme. I) Un expose d’ordre informatif a l’usage du spectateur . le rappel de l’utopie deja evoque par Iphicrate Rappel
Originalite donc, dans la presentation de l’utopie, qui n’atteint pas la perfection d’emblee : necessite de corriger la premiere attitude des fugitifs, dictee par l’esprit de vengeance (comprehensible, mais deraisonnable). On est au XVIIIme siecle (role primordial de la raison, valeur essentielle). 3. L’expose du but de la piece Le spectateur comprend, grace a cette tirade, que la transformation imposee par Trivelin n’est que provisoire. Une periode de trois ans est evoquee, mais le spectateur sait qu’au theatre, le temps ne s’ecoule pas comme dans la vie ordinaire (retrecissement toujours possible).
Le but de la piece est donc clairement enonce et il est d’ordre moral tout autant que social : la modification de comportement et de pensee des maitres qui reprendront alors leur veritable identite. Mais le suspense est maintenu : nous ne savons pas quels moyens seront mis en oeuvre pour parvenir a cette modification ; nous ne savons pas non plus ce qu’il adviendra des serviteurs devenus maitres l’espace de trois ans. II) Un expose d’ordre moral a l’usage des autres personnages 1. Le jeu sur les pronoms personnels
Apres avoir impose sa presence de maniere physique (en desarmant Iphicrate), Trivelin va s’imposer par le biais du langage. Il montre d’abord son autorite et son role par le jeu des pronoms personnels : emploi marginal de « je » : il se retranche bien plus derriere un « nous » qui renvoie a une collectivite a la fois connue et difficile a identifier, ce qui renforce le pouvoir du personnage. Ce « nous » s’identifie d’abord par la reference au passe : « nos peres », ils ». Il s’identifie ensuite par opposition au « vous », qualifiant bien sur Iphicrate et Euphrosine, mais, au-dela-, l’ensemble des maitres qui echouent sur l’ile.
Le « nous » est en general sujet dans cette tirade, en particulier lorsqu’il s’agit de verbes d’action : « nous vous corrigeons », « nous vous jetons », « nous prenons », etc. « Vous » reste sujet de verbes d’etat : « devenir », « etes », impliquant la situation actuelle ou future des maitres. « Vous » est egalement sujet de verbes a l’imperatif : les anciens maitres recoivent des ordres ! 2. les differents roles de Trivelin C’est ainsi qu’on peut noter les differents roles de Trivelin, roles qu’il jouera tout au long de la piece. – un pere : cf. a premiere apostrophe : « mes enfants ». Pere des anciens esclaves qui se sont mis sous sa protection. – un professeur qui dispense des « cours d’humanite », cette fois a l’egard des anciens maitres, devenus ses eleves. Comme tout bon professeur, il prend note des « progres » de ses eleves. – un medecin : toute la philosophie de la piece se trouve egalement presente dans ce terme : la mise en esclavage des anciens maitres ne constitue qu’une etape, une sorte de remede qui leur permettra de guerir de defauts inherents a leur condition de maitres. . Une mise en scene : de Trivelin a Marivaux. Un dernier role rapproche Trivelin de son auteur et createur, Marivaux : Trivelin se trouve etre le metteur en scene d’une situation qui vise a guerir les anciens maitres de leurs defauts. On se rapproche ainsi de la conception qu’on se fait du theatre au XVIIIme siecle (conception heritee d’ailleurs de l’antiquite greco-latine) : le theatre vise a rendre meilleur le spectateur, a lui faire prendre conscience de ce qu’il est (on parlait de catharsis a l’epoque classique).
Le spectateur s’identifie un temps au personnage qui joue devant lui ; la mise en scene voulue par Trivelin rend l’identification encore plus totale, puisque le maitre perd totalement sa propre identite pour epouser completement celle de son serviteur, mais le principe reste le meme. Pour Trivelin comme pour Marivaux, le deguisement ne doit durer qu’un temps : l’ensemble de la piece dure le temps de la representation ; l’echange des identites entre les personnages ne durera que « trois ans » au maximum.
De plus, cette mise en scene signifie que pour Trivelin comme pour Marivaux, ce n’est pas la personnalite du maitre qui le rend violent et injuste, mais seulement sa situation sociale : il suffit qu’il endosse le vetement du serviteur pour qu’il prenne conscience des malheurs de l’alienation domestique et des violences qui accompagnent generalement l’exercice du pouvoir. Il ne s’agit pas de s’interroger sur l’opportunite de l’organisation sociale (et de remettre en cause l’exercice de l’autorite des uns sur les autres), mais seulement de parvenir a un usage raisonnable de cette situation.
Conclusion Une tirade importante dans la mesure ou elle precise au spectateur ce qu’il avait entrevu des la premiere scene (avec le refus d’obeir grandissant d’Arlequin), et ou elle permet de comprendre egalement les intentions de l’auteur par rapport au deroulement general de la piece. Une tirade qui laisse egalement voir quelques idees maitresses de la philosophie de Marivaux et qui permet d’emblee de ne pas s’y tromper : il ne s’agit pas de renverser l’edifice social, mais de lui donner un visage plus humain.