Michael Grant GONE 3. Mensonges Traduit de l’anglais (États-Unis) par Julie Lafon À Katherine, Jake et Julia 66 heures 52 minutes PARTOUT DES GRAFF les murs, le logo de Humains et des sloga cassées. Tagués sur 82 p g En haut de la rue, trop loin pour que Sam se décide à les prendre en chasse, deux gamins de dix ans à peine traînaient leurs guêtres. Il ne distinguait que leurs silhouettes sous le faux clair de lune. Ils s’échangeaient une bouteille, buvaient au goulot, titubaient. Le chiendent avait envahi les rues, il poussait dans les fissures des trottoirs.
Les ordures ‘amoncelaient : sachets de chips, emballages de bières, sacs en plastique, prospectus, vêtements, chaussures, papiers gras, jouets cassés, fragments de bouteilles, canettes écrasées – tout ce qui n’était pas comestible, en somme – formaient un bric-à-brac coloré, vestige poignant de jours meilleurs. Les ténèbres étaient si épaisses qu’avant la Zone il aurait fallu s’enfoncer dans le désert pour faire Guérisseuse, une demi-journée pour le sauver. Les bouches d’incendie n’étaient plus alimentées en eau. À présent, quand un feu se déclarait, il n’y avait rien d’autre à faire que le regarder se consumer.
Perdido Beach, Californie. Du moins, avant, c’était la Californie. Maintenant,
Et quelques-uns parmi les dégénérés n’avaient aucune envie d’avoir sous les yeux quelque chose qui leur rappelait sans cesse leur mutation. La peur s’était propagée telle une épidémie. Elle se transmettait d’une personne à une autre. Les enfants, désormais plongés dans le noir, vivaient dans la crainte. Elle ne les quittait jamais. Sam arpentait la partie est de la ville, considérée comme la plus dangereuse depuis que Zil en avait interdit faccès aux dégénérés. II devait faire acte de présence pour montrer qu’il était toujours le chef et que la campagne d’intimidation de Zil ne l’effrayait pas.
Les enfants avaient besoin de savoir que quelqu’un les protégeait encore. Or, ce quelqu’un-là, c’était lui. S’il avait refusé d’endosser ce r 2 82 protégeait encore. Or, ce quelqu’un-là, S’il avait refusé d’endosser ce rôle dans un premier temps, celui-ci avait fini par s’imposer à lui. Et il était déterminé à le jouer jusqu’au bout. Chaque fois qu’il avait baissé sa garde ou qu’il avait essayé de mener une autre vie, un événement horrible s’était produit. Pour cette raison, il était contraint d’arpenter les rues à deux heures du matin, tous les sens en éveil. Juste au cas où.
Sam longea le rivage. II n’y avait plus de houle. Les grandes vagues qui traversaient le Pacifique avant de se briser en une gerbe d’écume grandiose sur les plages de Perdido Beach appartenaient au passé. Le ressac se réduisait désormais à un faible murmure. Chhh. Chhh. Chhh. Cétait mieux que rien. Mais ça ne remplaçait pas. Il se dirigea vers l’hôtel Clifftop dans lequel Lana avait élu domicile. Zil la laissait tranquille. Dégénérée ou pas, personne ne s’en prenait à la Guérisseuse. L’hôtel Clifftop délevait contre renceinte de la Zone. C’était la dernière étape de la ronde de Sam.
Quelqu’un s’avança à sa rencontre. Craignant le pire, il se raidit. Il ne faisait aucun doute que Zil voulait le voir mort. De même que Caine, son demi-frère, qui se terrait quelque part sur les hauteurs de la ville. Sil lui avait prêté main-forte pour anéantir le gaïaphage et ce psychopathe de Drake Merwin, Sam ne se berçait pas dillusions à son sujet : il y avait peu de chances que Caine ait changé. Sil était toujours en vie, leurs chemins finiraient par se croiser ? nouveau. Dieu seul savait ce qui rôdait enc 3 82 vie, leurs chemins finiraient par se croiser à nouveau.
Dieu seul savait ce qui rôdait encore – humain ou bête – dans les montagnes ténébreuses, les cavernes obscures, le désert, les forêts du nord ou l’océan trop placide. La Zone n’accordait jamais aucun répit à ses habitants. Mais, cette fois, la silhouette était celle d’une fille. — Ce n’est que moi, Sinder, lança une voix. Sam se détendit. Salut, Sinder. Il est tard pour une balade, non ? Sinder la gothique, avec son tempérament débonnaire, était jusqu’à présent plus ou moins parvenue à se tenir à Pécart des guerres et des dissensions qui faisaient rage à l’intérieur de la Zone. ??? Je suis contente de tomber sur toi, dit-elle. Elle tenait à la main un tuyau en acier, dont rune des extrémités était enveloppée de scotch pour offrir une meilleure prise. Personne ne se déplaçait sans arme, en particulier la nuit. — Ça va, tu manges ? Désormais, pour se saluer, on ne disait plus « Tu vas bien ? » mais « Tu manges ? — Oui, on survit, répondit Sinder. Avec sa peau d’une pâleur cadavérique, elle lui parut soudain très juvénile et vulnérable. Cependant, le tuyau, les ongles noirs et le couteau de cuisine pendu à sa ceinture ne lui donnaient pas ‘air tout à fait innocent. Écoute, Sam.
Cest pas mon genre de moucharder, reprit-elle, mal à l’aise. — Je sais bien. Sam attendit la suite. C’est Orsay, chuchota Sinder en jetant un regard coupable derrière elle. On discute, de temps en temps. Elle est cool, dans l’ensemble. Et plutôt intéressante. — Oui ? 4 82 cool, dans l’ensemble. Et plutôt Intéressante. oui ? — La plupart du temps. — Mais elle est un peu bizarre aussi, j’ai Pimpression. Sinder esquissa un sourire désabusé. — Et c’est moi qui dis ça ! Sam attendit qu’elle poursuive. II entendit derrière lui un bruit de erre brisé et des rires stridents : les gamins venaient de jeter leur bouteille vide.
Quelques jours plus tôt, un dénommé K. B. avait été retrouvé mort avec une bouteille de vodka à la main. Bref. Orsay, elle est allée voir le mur. — Hein ? — Sur la plage. Elle se prend pour… Écoute, va lui parler, OK ? Seulement, ne lui dis pas que c’est moi qui t’ai prévenu, promis ? — Elle est là-bas en ce moment ? Mais il est deux heures du matin ! C’est leur heure. Ils ne veulent pas risquer que Zil – ou toi, j’imagine — vienne les embêter. Tu vois les rochers sur la plage, après l’hôtel ? C’est là que tu la trouveras. Elle n’est pas seule.
Ily a d’autres enfants avec elle. Sam fut parcouru d’un frisson désagréable. Ces derniers mois, il avait appris à flairer les ennuis. Or, son instinct lui soufflait que quelque chose ne tournait pas rond. Bon, je vais aller jeter un coup d’œil là-bas. Super. — Bonne nuit, Sinder. Sois prudente. Il reprit sa marche en se demandant quelle nouvelle catastrophe se préparait. Lorsqu’il passa devant l’hôtel, il leva les yeux vers le balcon de Lana. Pat, son labrador, avait dû l’entendre car il poussa un bref aboiement furieux. S 82 Pat, murmura Sam.
Rares étaient les chiens et les chats encore en vie dans la Zone. Si Pat n’avait pas fini en rôti, c’est parce qu’il appartenait à la Guérisseuse. Arrivé au sommet de la falaise, Sam regarda en bas et distingua plusieurs personnes perchées sur les rochers au bord de l’eau. À l’époque où Sam surfait encore, ils étaient dangereux. C’était là qu’il traînait avec Quinn dans Pattente d’une grosse vague. Sam n’eut pas besoin de lumière pour descendre le long de la falaise. Il aurait pu le faire les yeux fermés. Au bon vieux temps, il l’escaladait chargé de tout son ?quipement.
En atteignant le sable, il entendit des voix étouffées. L’une parlait. L’autre pleurait. ‘enceinte de la Zone, cette paroi infranchissable, mystérieuse qui délimitait leur petit univers, irradiait presque imperceptiblement dans l’obscurité. Ce n’était pas tant qu’elle brillait, on aurait plutôt dit qu’elle était légèrement translucide. Un feu brûlait sur la plage, nimbant d’une pâle lueur orangée un cercle étroit de sable, d’eau et de rochers. Personne ne vit Sam approcher ; il eut donc le temps d’identifier la plupart des enfants présents : Francis, Cigare, Dylan, Orsay et d’autres. ?? J’ai vu quelque chose… , lança Orsay. — Parle-moi de ma mère, cria quelqu’un. Orsay Ieva la main en signe d’apaisement. S’il vous plaît. Je fais de mon mieux pour établir un contact avec vos proches. — Orsay n’est pas un téléphone portable, aboya la fille aux cheveux noirs qui se tenait à côté d’elle. C’est très douloureux pour la Prophétesse de toucher la paroi. Laissez-l tenait à côté d’elle. Laissez-la tranquille et écoutez-la. Sam plissa les yeux mais ne reconnut pas la fille qui parlait dans la lumière vacillante du feu. ?taitce une amie d’Orsay ?
Sam croyait pourtant connaître tous les enfants de la Zone. — Reprends, Prophétesse, dit-elle. — Merci, Nerezza. Sam secoua la tête, perplexe. Non seulement il ignorait tout des agissements bizarres d’Orsay, mais il ne savait pas non plus qu’elle s’était offert les services d’un manager personnel. Le visage de cette Nerezza ne lui disait rien. J’ai vu quelque chose, répéta Orsay d’une voix hésitante, comme si elle s’attendait à être interrompue. J’ai eu une vision. Un murmure parcourut la petite assemblée. À moins qu’il ne s’agisse du clapotis de l’eau sur le able.
Dans cette vision, j’ai vu tous les enfants de la Zone, du plus jeune au plus âgé, perchés là-haut. Tous les regards se tournèrent vers la falaise. Sam se baissa brusquement, puis se sentit bête : les ténèbres le dissimulaient. Les prisonniers de la Zone contemplaient le soleil couchant. Il était magnifique, plus rouge et plus flamboyant que jamais. Orsay semblait hypnotisée par sa propre vision. Les enfants avaient reporté leur attention sur elle. Un silence total régnait parmi le petit groupe. — Ils regardaient tous ce soleil rougeoyant.
Mais, derrière eux, un émon est apparu. Orsay grimaça comme si la vision de la créature lui était intolérable. — Alors, les enfants ont c rs proches les 82 Alors, les enfants ont compris que leurs proches les attendaient, bras ouverts, dans ce soleil. Pères et mères, tous réunis, attendant dans l’angoisse le retour de leurs enfants. Merci, Prophétesse, déclara Nerezza. — Ils attendent… , murmura Orsay en agitant la main vers la paroi. Derrière le mur. Juste au-del? du soleil couchant. Elle s’assit lourdement par terre, comme une marionnette dont on aurait tranché les fils.
Elle resta mmobile un long moment, recroquevillée sur elle-même, les paumes ouvertes sur les genoux, la tête baissée, puis se redressa avec un sourire tremblant. — Je suis prête. À ces mots, elle posa la main sur le mur de la Zone. Sam frémit. Il savait, par son expérience personnelle, que toucher la paroi, c’était comme saisir à pleines mains un fil électrifié. Cela n’entraînait aucune séquelle, mais c’était extrêmement douloureux. Le visage fin d’Orsay était déformé par la douleur, et cependant elle parla d’une voix claire et tranquille, comme si elle récitait un poème.
Elle rêve de toi, Bradley. Bradley, c’était le vrai nom de Cigare. — Elle rêve de toi… Tu es au parc d’attractions. Tu as peur de monter dans les montagnes russes… Elle se rappelle que, ce jour-là, tu avais rassemblé tout ton courage… Tu lui manques… Cigare renifla. Il tenait à la main une arme de sa fabrication, un sabre en plastique à l’extrémité duquel il avait fixé des lames de rasoir. Ses cheveux étalent rassemblés en queue de cheval. — Elle… elle sait que tu es ici… Elle sait… Elle veut que tu retournes auprès d’elle… 8 82 elle sait que tu es Ici…
Elle sait… Elle veut que tu retournes auprès d’elle. — C’est impossible, gémit Cigare, et l’assistante d’Orsay passa un bras autour de ses épaules. Le moment venu…. chuchota Orsay. Quand ? dit-il dans un sanglot. — Elle rêve que vous serez bientôt réunis… Elle rêve… Dans trois jours seulement, elle le sait, elle en est sûre… La voix d’Orsay avait pris une inflexion presque extatique. — Elle a vu d’autres le faire, reprit-elle. — Quoi ? fit Francis. Ceux qui sont réapparus, répondit Orsay d’un ton rêveur, comme engourdie par le sommeil.
Elle es a vues à la télé… les jumelles, Emma et Anna… Elles ont donné des interviews… Orsay ôta brusquement la main du mur comme si elle venait juste de sentir la douleur. Personne n’avait remarqué la présence de Sam. Il hésita. Il devait découvrir ce qui se tramait. Pourtant, il avait l’impression étrange d’interrompre un moment sacré. Il recula dans la pénombre en prenant soin de ne pas faire de bruit. C’est tout pour ce soir, annonça Orsay en baissant la tête. Mais je veux que tu me parles de mon père, la pressa Dylan. Tu m’avais promis que, ce soir, c’était mon tour !
Elle est fatiguée, déclara l’assistante d’Orsay d’un ton ferme. Tu n’imagines pas à quel point c’est difficile pour elle. Mon père tente peut-être d’entrer en contact avec moi, gémit Dylan en pointant du doigt l’enceinte comme s’il se représentait son père, de l’autre côté, ? cet endroit précis, en trai 9 82 d’essayer de voir à travers une paroi en verre dépoli. Il est peut-être là. Il… Il s’interrompit, incapable de poursuivre, et Nerezza l’attira contre elle pour le réconforter, comme elle l’avait fait avec Cigare. Ils sont tous de l’autre côté, murmura Orsay.
Ils sont si ombreux… si nombreux… — La Prophétesse réessaiera demain, conclut son assistante. Maintenant, rentrez chez vous. Allez ! Le petit groupe obéit à contrecœur. Sam comprit que leurs pas les conduiraient droit vers lui. Les braises du feu disparurent dans une pluie d’étincelles. Il se réfugia dans un creux de rocher. Il n’y avait pas un coin de cette plage et de cette falaise qu’il ne connût parfaitement. Il attendit que Francis, Cigare, Dylan et les autres aient remonté le sentier et se soient éloignés dans la nuit. Orsay, visiblement épuisée, leur emboîta le pas.
Comme elle passait rès de lui en s’appuyant sur son assistante, elle s’arrêta et son regard se posa sur Sam, alors qu’il se savait invisible. J’ai rêvé d’elle, Sam, dit-elle. J’ai rêvé d’elle. Sam eut soudain la bouche sèche. Il prit une profonde inspiration et demanda malgré lui . — Ma mère ? Elle rêve de toi… Elle dit… Elle dit. Orsay s’affaissa contre son assistante, qui dut la rattraper pour éviter qu’elle ne tombe à genoux. Elle dit… Laisse-les partir, Sam. Laisse-les partir le moment venu. — Quoi ? — Un jour, le monde n’aura plus besoin de héros. Le vrai héros sait quand s’effacer. 2