Ce qui frappe avant toute chose dans cette adaptation cinematographique de la nouvelle de Maupassant par Jean Renoir c’est la reprise presque exhaustive de tous les elements presents dans le texte. Il ne s’agit pas la d’une adaptation libre, mais bien d’une reprise fidele du texte. Tout d’abord, de maniere significative, Jean Renoir respecte le format court de la nouvelle en proposant un court metrage de cinquante minutes et non un long metrage.
Puis, on peut voir que Jean Renoir conserve la structure d’ensemble de la nouvelle et les principaux elements de l’intrigue. Ainsi, le recit de Maupassant est organise en trois parties : un bref preambule, qui correspond au premier paragraphe de la nouvelle, un long developpement avec deux moments, l’arrivee et le dejeuner sur l’herbe des parisiens, puis la promenade en yole ; enfin, une chute en deux temps, avec deux ellipses temporelles indiquees par les modalisateurs temporels » Deux mois apres « , et « L’annee suivante « .
Le film reprend, sans preambule, les deux grandes sequences de la nouvelle, respectivement de seize et dix-sept minutes, ponctuees par des fondus au noir : la premiere evoque l’arrivee des parisiens a la campagne et le dejeuner sur l’herbe ; la deuxieme retrace la
Ce moment de bonheur ne sera qu’ephemere : la chute de la nouvelle et le denouement du film nous presentent la jeune Henriette, malheureuse et mariee au commis de son pere. En ce qui concerne les personnages, on peut la encore noter que Renoir observe une grande fidelite. Il reprend le schema actantiel de la nouvelle : l’objet de la quete c’est la conquete d’Henriette, le sujet est Henri, les opposants sont M. Dufour et son commis, tandis que les adjuvants sont Mme Dufour et l’autre canotier. Il reprend surtout de maniere plus revelatrice le schema du couple omnipresent dans la nouvelle et le film.
L’organisation stable de la famille est bouleversee par l’arrivee impromtu des deux seducteurs. Les couples legitimes (Mme Dufour et M. Dufour ; Henriette et Anatole) vont se defaire. Dans la premiere etape on retrouve les deux femmes et les deux hommes formant deux nouveau groupes, puis c’est une nouvelle recomposition avec les deux canotiers. Enfin, a la fin, le couple de raison a gagne et Henri est impuissant a constituer un triangle amoureux. Seule la grand-mere est isolee et dans le film comme dans la nouvelle, on lui donne un partenaire substitut : le chat…
De plus, non content de conserver chaque personnage ebauche par Maupassant, Renoir garde leurs traits les plus caracteristiques : ainsi de Mme Dufour il souligne les formes abondantes largement raillees par Maupassant et repend en les amplifiant les » cris percants » que l’auteur lui attribue dans la nouvelle lors de la scene de l’escarpolette. Le » jeune homme aux cheveux jaunes » de Maupassant, designe metonymiquement par ses cheveux, se voit a l’ecran dote d’une tignasse indomptable, qui reprend bien le motif satirique contenu dans cette expression pejorative.
Il reprend les motifs de la caricature ebauches dans la nouvelle ou le commis apparait comme un personnage falot, qui se manifeste par son appetit et ses maladresses -il tousse notamment sur la robe cerise de Mme Dufour… Henriette decrite par Maupassant comme une belle fille » dont la rencontre dans la rue vous fouette d’un desir subit » apparait dans le film comme » epatante « , » on l’habillerait un peu qu’elle serait pourrie de chic ! « . Pour M. Dufour, mari cocu qui echange sa femme contre deux cannes a peche, Maupassant soulignait la laideur et le gout pour la boisson, motifs la encore repris par Renoir.
Enfin, Renoir reprend le motif sensuel des bras nus des canotiers, motif qui, dans le film, apparait dans la replique de Mme Dufour : » Avec votre petit maillot vous avez l’air tout nu ! « . La fidelite de Renoir va ainsi jusqu’a l’utilisation des moindres details. On peut en trouver d’autres exemples. Ainsi, si Renoir ne pouvait dans son film en noir et blanc transcrire cette signifiante notation sur Mme Dufour » s’epanouissant dans une robe de soie cerise extraordinaire, il reprendra ailleurs le motif de la cerise, en installant la famille Dufour sous un cerisier et en faisant cueillir le fruit defendu par Henriette…
Dans la nouvelle, Mme Dufour se » tremoussait continuellement sous pretexte que des fourmis lui etaient entrees quelque part » puis plus loin » prise de suffocation » degrafe sa robe. Renoir va operer un raccourci et c’est a cause des fourmis que Mme Dufour demandera a sa fille de la degrafer pour la gratter. Cette attention amusee que Renoir prete a tous les details de la nouvelle s’explique probablement par l’esthetique meme de la nouvelle dont la forme resserree oblige l’auteur a ne garder que les details signifiants : dans le recit court, tout est signifiant. C’est pourquoi peut-etre Renoir reutilise tout ce materiau pre-existant.
Enfin, on retrouve dans le film la meme portee symbolique que dans la nouvelle : tout d’abord, Renoir reprend les motifs de la critique de la petite bourgeoisie, dont les ridicules sont denonces par le realisateurs comme par Maupassant. Lorsque Maupassant denonce en une phrase lapidaire, » l’esperance de prendre du goujon, cet ideal des boutiquiers « , Renoir expose dans des scenes hautement comiques tous les ridicules de M. Dufour et Anatole en » pecheurs du dimanche » : je pense notamment aux scenes au bord de la riviere ou M. Dufour donne des lecons de vie au jeune Anatole, qui confond » chevesne » et » cheval «
Et surtout, Renoir, d’un temperament pourtant generalement plus leger, reprend ici le pessimisme profond de la nouvelle de Maupassant. C’est ici le drame d’une vie gachee qui se joue sous nos yeux. L’amour, goute lors d’une apres-midi fugace, obscurcira toute la vie de Henriette au lieu de l’eclairer. Son initiation sexuelle teintera de regrets eternels l’existence entiere qu’elle doit passer aux cotes d’un etre mediocre et tyrannique. Ces regrets sont soulignes dans la replique, reprise textuellement par Renoir, » Moi, j’y pense tous les soirs » qui clot de maniere irremediable le film et la nouvelle.
Malgre cette fidelite evidente au texte, qui va jusqu’a, comme on l’a souligne, influencer les choix esthetiques de Renoir, il est tout aussi evident que l’adaptation d’un texte a l’ecran implique un certain nombre de modifications : Renoir va necessairement proceder a des choix, inevitables, dans le passage d’un langage a l’autre. L’adaptation ne peut certes etre une simple illustration ! Neanmoins, Renoir veut globalement rester fidele a l’esprit de l’? uvre : il veut transposer a l’ecran » l’essentiel » de la nouvelle de Maupassant. Le passage du recit au cinema implique tout d’abord necessairement une hypertrophie des dialogues.
Renoir ne peut se contenter des quelques repliques presentes dans la nouvelle de Maupassant : il y la tout un materiau nouveau a creer. De nombreux dialogues sont ainsi ajoutes par Renoir. Parfois, a l’origine de ces dialogues, il y a des d’elements qui figuraient dans le recit et que Renoir va exploiter sous une autre forme, repondant la aux contraintes du langage cinematographique. Ainsi, dans la nouvelle, Maupassant nous decrit, lors de la promenade en yole, en focalisation zero, la montee du desir chez Henriette : » un besoin vague de jouissance, une fermentation du sang parcouraient sa chair excitee par les ardeurs de ce jour « .
Jean Renoir va transposer ce passage narratif dans un dialogue entre Henriette et sa mere, qui sert de preambule a la promenade en yole : Henriette interroge sa mere sur l’emoi qu’elle ressent : » Est-ce que tu sentais une espece de tendresse pour l’herbe, pour l’eau, pour les arbres… Une espece de desir vague, n’est-ce pas ? « . Les correspondances metaphoriques que Maupassant dessinait entre les desirs diffus d’Henriette et la » chaleur torrentielle qui ruisselait autour d’elle » sont reprises par Renoir sous la forme d’un pantheisme diffus exprime naivement par la jeune fille.
Ici , on le voit, le motif de depart est repris et exploite par le cineaste. De meme le theme de la canne a peche est deja present dans le texte de Maupassant – c’est bien contre des cannes a peche que M. Dufour va echanger sa femme – , Renoir va le developper et cela donnera lieu a de nombreux dialogues entre les deux canotiers ou entre M. Dufour et Anatole. Ailleurs, au contraire, les dialogues ne partent pas d’un motif pre-existant : ainsi Maupassant doit donner de l’epaisseur aux canotiers qui sont a peine ebauches dans le recit de Maupassant – a tel point que Rodolphe n’est pas meme nomme.
C’est pourquoi Renoir esdt contraint d’ajouter des dialogues : ceux dans l’auberge, avec M. Poulain ou bien les dialogues entre les deux jeunes gens, debattant de l’ethique amoureuse et des risques lies aux aventures. Au-dela des dialogues, le film implique des contraintes diverses, fort eloignees des contraintes du texte litteraire, contraintes qui empechent un quelconque mimetisme. En effet, Jean Renoir doit avant tout mettre en images des mots, passer de la page du livre aux images et a la bande-son, ce qui va entrainer la, on s’en doute, tout un travail de creation.
Le traitement magistral de la scene d’amour est ici un exemple saisissant de la creativite de Renoir dans l’adaptation du texte. Certes, tous les » preliminaires » de la scene d’amour sont repris pas a pas par Maupassant et l’on peut les reprendre en parallele : » la jeune fille pleurait toujours » devient dans le scenario : » Henriette essuie doucement une larme » ; dans la nouvelle on a : » il la baisa sur les levres. Elle eut une revolte furieuse et, pour l’eviter se rejeta sur le dos. Mais il s’abattit sur elle, la couvrant de tout son corps « ; dans le scenario : » Plan moyen d’Henri cherchant a embrasser Henriette qui se refuse.
Elle se renverse en arriere. Il se couche sur elle. On reprend en plan rapproche leurs visages « . Mais, on s’en souvient, Maupassant dans la nouvelle usait, de maniere tres audacieuse, pour decrire precisement l’acte sexuel entre Henri et Henriette d’un contournement metaphorique avec le rossignol, symbole romantique ici detourne. Comme les conventions de l’epoque ne lui permettent pas de decrire crument la scene d’amour, il utilise un code et fait de l’oiseau, » avec ses pamoisons prolongees et ses grands spasmes melodieux » un simulacre evocateur de l’acte d’amour.
Le cineaste, lui aussi contraint par le code de la pudeur a un evitement, peut neanmoins difficilement reutiliser cette metaphore… Il utilise alors des techniques cinematographiques, et non litteraires, pour suggerer l’union sexuelle : tout d’abord, le motif musical dramatique va souligner la scene et signifier l’abandon d’Henriette. Puis surtout, Renoir va symboliser l’acte sexuel par un cadrage et un montage travailles metaphoriquement. Ainsi, il filme le baiser en tres gros plan ; puis, au plan suivant, il filme un plan fixe qui montre l’? l unique d’Henriette dispose verticalement, ce qui suggere son abandon a Henri ; enfin il reprend dans son montage la technique de l’ellipse, avec un fondu enchaine qui montre un plan moyen d’Henriette allongee aux cotes d’Henri. Le malaise qui suit l’union des deux amants va la encore etre transfiguree de maniere magistrale. Ainsi, Maupassant ecrivait dans la nouvelle, apres l’acte sexuel : » le ciel bleu leur paraissait obscurci, l’ardent soleil etait eteint pour leurs yeux (… ), ils semblaient devenus ennemis irreconciliables… ; Renoir, au depart afflige par les conditions meteorologiques, va finalement utiliser le mauvais temps, cet element du hasard, pour reactiver cette metaphore du texte et dans les plansqui suivent l’acte sexuel, il filme la pluie s’abattant sur la riviere, pluie qui noie symboliquement toutes les esperances de la jeune fille. On voit finalement que la creativite de Renoir s’engouffre dans un certain nombre de breches. Il ne se contente pas de nous livrer un pale copie, loin de la.
En effet, ce qui interesse le cineaste dans la nouvelle de Maupassant, c’est la puissance de ce drame concentre, la charge dramatique qu’il vehicule et en meme temps l’universalite du theme. C’est pour lui une epure en quelque sorte d’un drame naturaliste. Et, s’il modifie des elements, c’est pour rester fidele en realite a l’ecriture de Maupassant. Ainsi, il va resserrer encore plus, de maniere inattendue, la diegese, alors que, en general, le film tend a l’expansion : ainsi, il fait l’economie de tout le trajet en carriole des Dufour et supprime la visite d’Henri a la quincaillerie des Dufour.
On peut s’interroger sur un tel choix. Il me semble que c’est pour dramatiser encore plus la nouvelle : par exemple, au lieu de reserver une chute en deux temps, comme Maupassant – Henri s’arrete deux mois apres a la quincaillerie des Dufour, puis un an apres, retrouve Henriette dans son » cabinet particulier » -, Renoir fait succeder immediatement a la scene d’amour, apres l’orage, la rencontre fortuite de Henri et Henriette, des annees apres, dans le meme » cabinet particulier « .
L’effet est d’autant plus saisissant que l’on ne passe pas par une etape intermediaire. Renoir, par la respecte les chois esthetiques de Maupassant, avec la brutalite de la desillusion et en meme temps innove cinematographiquement.