Emile DurkheimRecueil d’articles de la revue Sciences Humaines Article N° 1: Hors Serie N°38, sept-oct-nov 2002, L’Abecedaire des Sciences SocialesDurkheim Emile, Une methode pour la sociologiePar Delphine Desmulier Grand admirateur de la pensee de Saint-Simon qui, selon lui, contient en germe tous les grands courants du xixe siecle, dont le positivisme, le socialisme et l’aspiration a un certain renouveau religieux, Emile Durkheim (1858-1917) est l’auteur d’une oeuvre elle aussi representative de l’esprit du xixe siecle.
Tout d’abord, le projet de Durkheim reside dans sa volonte de resoudre de facon scientifique et positive « la question sociale ». Celle-ci n’est pas d’abord d’ordre economique mais il s’agit surtout, pour lui, d’un probleme de consensus social lie au developpement de l’individualisme et a la « montee des egoismes », ceci dans un contexte d’industrialisation. Durkheim estime, en realite, que la sociologie, discipline qu’il contribue a fonder et a institutionnaliser en France, peut apporter une solution a la question sociale.
A cette fin, il s’emploie a forger, dans Regles de la methode sociologique (1895), une methode rigoureuse d’analyse des phenomenes sociaux ou « faits sociaux ». Il les definit comme « toutes manieres de faire [… ] susceptibles d’exercer une contrainte sur l’individu » et il choisit ainsi d’etudier le suicide, la famille, le
Des son entree a l’Ecole normale superieure en 1879, il baigne, en effet, dans un environnement favorable aux idees socialistes, et est amene a frequenter Jean Jaures. On trouvera d’ailleurs, dans ses Cours sur le socialisme, professes a Bordeaux, une reponse a cette crise des societes europeennes qu’il considere avant tout comme une crise morale. Estimant necessaire d’instaurer « un frein moral qui contienne d’en haut les appetits dans les consciences », il propose a cette fin de remettre au gout du jour une ancienne institution : la corporation de metiers.
A l’importance de la morale au sein de son oeuvre s’ajoute l’interet pour le fait religieux qui constitue, selon lui, un des ciments de la societe. Ainsi affirme-t-il dans Les Formes elementaires de la vie religieuse (1912) : « Dieu, c’est la societe. » Durkheim aspire a l’avenement d’une religion republicaine se substituant a l’Eglise en declin. Il prone, en effet, le developpement d’une veritable morale laique, devant etre diffusee en priorite par l’ecole de la Republique. Article 2: N°6, octobre-novembre 2007Emile Durkheim (1858-1917) – Le pere de la sociologie Par Xavier Molenat
En developpant une science des faits sociaux, Emile Durkheim invente une nouvelle discipline, la sociologie, dont l’un des objectifs affirmes est de reformer la vie sociale «? Il faut traiter les faits sociaux comme des choses? »? : il n’est pas si arbitraire, finalement, de retenir de l’? uvre d’Emile Durkheim ce precepte choc, tire de son livre-manifeste Les Regles de la methode sociologique (1895). Il dit bien en effet le coup de force qu’il realise en imposant dans le monde intellectuel l’idee que nous devons etre face a la societe comme le physicien observant un phenomene ? inconnu.
Nous croyons connaitre le monde social, mais nous ne savons rien du fonctionnement reel des institutions, des origines du droit et de ce qui fait tenir les individus ensemble. L’ambition de E. Durkheim aura ete de convaincre que les faits sociaux existent, qu’ils consistent en «? manieres d’agir, de penser et de sentir? » qui s’imposent a l’individu, et qui ne sont reductibles ni a des faits de nature ni a une collection de faits individuels. Ces faits relevent d’une discipline nouvelle, la sociologie, qui doit enqueter et non se limiter a speculer, et chercher a expliquer les faits sociaux par d’autres faits sociaux.
Ses meilleurs outils sont la statistique et le comparatisme.? Arme de ces intentions, E. Durkheim n’hesite pas a se faire remarquer en choisissant des sujets a l’occasion provocants. En 1897, il publie Le Suicide ? : cet acte que tout le monde croit personnel, E. Durkheim montre qu’il varie en fonction de l’integration de l’individu dans la vie sociale, de la religion, des saisons…?? S’appuyer sur les sciences pour reformer la societe? D’ailleurs, si E. Durkheim pretend fonder la sociologie, ce n’est pas (seulement) par amour de la science? «Nous estimerions que nos recherches ne meritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un interet speculatif, ecrit-il. Si nous separons avec soin les problemes theoriques des problemes pratiques, ce n’est pas pour negliger ces derniers: c’est, au contraire, pour mieux les resoudre.? » Et les problemes ne manquent pas? : defaite de 1870, avenement de la societe industrielle, croissance des villes et des classes pauvres. En bon positiviste, E. Durkheim compte s’appuyer sur la science pour reformer la societe.
Il diagnostique le passage de la solidarite mecanique (fondee, comme dans les societes traditionnelles, sur la similitude et la proximite des individus) en solidarite organique (fondee sur la complementarite des individus resultant de la division du travail engendree par l’industrialisation)… D’ou de nombreux ecrits sur la morale, l’individu, l’education, ou le sociologue cherche une maniere de renouveler ce que l’on appellerait aujourd’hui le «? lien social? », afin d’eviter les situations d’anomie, c’est-a-dire celles ou les aspirations individuelles ne sont plus regulees par les normes sociales.?
L’une des forces de E. Durkheim par rapport a ses concurrents (Gabriel Tarde, Rene Worms) est d’avoir percu que la recherche est un travail collectif. Il va donc enroler dans son entreprise scientifique et politique une brillante equipe ? de chercheurs qui vont prolonger, parfois inflechir, son projet? : son neveu Marcel Mauss, Henri Hubert, Paul Faconnet, Celestin Bougle, Francois Simiand, Maurice Halbwachs, Marcel Granet… Tous ces collaborateurs vont graviter autour de L’Annee Sociologique , l’organe dont se dote «? l’ecole durkheimienne? qui des 1898, outre la publication de «? memoires? » originaux, va servir a discuter des travaux effectues dans d’autres disciplines et de leur interet du point de vue d’une sociologie encore balbutiante.?? La sociologie pour revigorer les sciences sociales? De ce mouvement sortiront des ? uvres majeures, sans cesse reeditees. Le meilleur exemple est sans doute l’«? Essai sur le don? » de M. Mauss (1923-1924)? : un gros article decrivant le don comme une obligation sociale a partir d’exemples ceremoniels polynesiens et americains. L’etude de ce «? fait social total? , condensant toutes les dimensions de la vie sociale (economie, religion, politique, droit…) incite a penser que le modele de la transaction marchande si important dans les societes occidentales n’est qu’une facon parmi d’autres d’envisager les echanges. Une analyse proche des critiques que F. Simiand adresse precocement a la science economique, plus occupee a juger qu’a decrire et expliquer ce qui existe. F. Simiand travaillera a proposer une sociologie economique enracinee dans l’histoire, qu’il appliquera a l’analyse des cycles economiques, a la consommation ou encore a la monnaie.
Ses travaux influenceront Maurice Halbwachs, auteur d’une ? uvre tres riche, mais surtout connu pour ses travaux sur la memoire collective. M. Halbwachs montrera en effet comment la societe fournit les cadres dans lesquels opere la memoire individuelle (mariage, anniversaires…). Il etudie egalement la maniere dont la memoire religieuse (l’itineraire de Jesus en Palestine) est sans cesse remaniee en fonction des interets du moment.? Si certains aspects de l’? uvre de cette «? ecole francaise de sociologie? » ont incontestablement vieilli, l’aventure vaut toujours d’etre revisitee.
Par la confiance qu’elle a manifestee dans la raison scientifique, l’ouverture dont elle a fait preuve en pensant ensemble societes modernes et traditionnelles, par la demarche pluridisciplinaire et la variete des sujets abordes, elle peut revigorer les sciences sociales lorsqu’elles sont prises de doute sur leur legitimite? : il n’est rien qui ne soit a leur portee. Halbwachs is backMaurice Halbwachs, un sociologue «? retrouve? »?? C’est en tout cas le titre d’un ouvrage recent, tire d’un hommage en forme de colloque. La figure de M.
Halbwachs, que l’on avait en general cantonne a ses travaux sur la memoire collective, reprend aujourd’hui de l’ampleur. M. Halbwachs a en effet aborde de nombreux sujets? : le prix des terrains a Paris, la consommation dans les classes ouvrieres, la demographie, l’usage des statistiques… Les reeditions recentes ( Les Causes du suicide , Puf, 2002? ; Le Point de vue du nombre , Ined, 2005) et annoncees ( La Topographie legendaire des evangiles en Terre sainte et un recueil d’articles sur les classes sociales) montrent que ces travaux restent pertinents meme s’ils datent de plus d’un demi-siecle.?
Christian Baudelot et Roger Establet montrent par exemple combien M. Halbwachs a enrichi et complexifie l’analyse du suicide, en refutant l’hypothese durkheimienne d’une hausse continue du taux de suicide, en complexifiant l’analyse de l’influence des variables «? religion? » et «? richesse? » sur ce phenomene. Pour Serge Paugam, M. Halbwachs a l’immense merite de croiser la question, tres durkheimienne, de l’integration avec celle de la stratification, et de montrer que plus on monte dans la hierarchie sociale, plus on participe a la vie sociale. Enfin, Remi Lenoir loue le souci de M.
Halbwachs de ne pas prendre les «? categories demographiques? » (age, famille, etat matrimonial) pour des donnees «? naturelles? » ou eternelles, mais au contraire «? devant etre expliquees en etant restituees dans le contexte social et economique qui (… ) leur donne sens? » . Une actualite rare pour un chercheur decede il y a plus de soixante ans. A lireMaurice Halbwachs, sociologue retrouve, Marie Jaisson et Christian Baudelot (dir. ), Rue d’Ulm, 2007. Quelques durkheimiens defricheurs Marcel Granet (1884-1940) sera l’un des pionniers des etudes sur la Chine, ou il reside entre 1911 et 1913. Appliquant la methode durkheimienne, il enquetera notamment sur la conception du temps et de l’espace dans la pensee chinoise. Ses livres ( La Civilisation chinoise , 1929, et La Pensee chinoise , 1934) sont regulierement reedites.? Henri Hubert (1872-1927), sociologue et archeologue, publiera notamment une etude sur la representation du temps (1905) et tentera d’appliquer la theorie du don de Mauss aux societes celtes ( Les Celtes , 1932).? Celestin Bougle (1870-1940) s’interessera a l’apparition des idees egalitaires (1899), et a ce qu’il considere comme leur envers, les castes ? Essais sur le regime des castes, 1908).? Robert Hertz (1881-1915) sera l’un des rares durkheimiens a pratiquer l’enquete de terrain, en allant observer un culte religieux ( Saint-Besse. Etude d’un culte alpestre , 1913). Folkloriste, il recueille au front (ou il meurt) des contes et dictons aupres des poilus dont il partageait l’existence. Il publie egalement des textes sur la «? Representation collective de la mort? » (1907) ou «? La preeminence de la main droite? » (1909). Bibliographie• Les Regles de la methode sociologique 1895, Emile Durkheim, reed.
Puf, 2004. • Le Suicide, 1897, Emile Durkheim, reed. Puf, 2004. • Les Cadres sociaux de la memoire, 1925, Maurice Halbwachs, reed. Albin Michel, 2001. • Les Causes du suicide, 1930, Maurice Halbwachs, reed. Puf, 2002. • «? Essai sur le don? : forme et raison de l’echange dans les societes archaiques? », 1923-1924, Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, reed. Puf, 2004. • La Civilisation chinoise, 1929, Marcel Granet, reed. Albin Michel, 1994. • La Pensee chinoise, 1934, Marcel Granet, reed. Albin Michel, 1999. • Les Celtes, 1932, Henri Hubert, reed.
Albin Michel, 2001. • Essais sur le regime des castes1908, Celestin Bougle, reed. Puf, 1993. • Un ethnologue dans les tranchees (aout 1914-avril 1915), Robert Hertz, CNRS, 2002 Sciences humaines a publie : • «? Emile Durkheim. Une methode pour la sociologie? » hors-serie n° 38, septembre 2002. • «? Le Suicide? » hors-serie n° 42, septembre 2003. Encadre : Emile Durkheim considerait la sociologie comme une «science francaise» Johan Heilbronn rappelle qu’Emile Durkheim considerait la sociologie comme une « science francaise ».
Voici dans quels termes s’exprimait cette conviction: « Determiner la part qui revient a la France dans les progres qu’a fait la sociologie pendant le XIXe siecle, c’est faire, en grande partie, l’histoire de cette science ; car c’est chez nous et au cours de ce siecle qu’elle a pris naissance, et elle est restee une science essentiellement francaise (…). Tout predestine, d’ailleurs, notre pays a jouer un role important dans le developpement a venir de cette science.
Deux causes en effet, en ont determine l’apparition et, par suite, sont de nature a en favoriser les progres. C’est, d’abord, un affaiblissement suffisamment marque du traditionalisme. La ou les traditions religieuses, politiques, juridiques ont garde leur rigidite et leur autorite, elles contiennent toute velleite de changement et, par cela meme previennent l’eveil de la reflexion ; quand on est dresse a croire que les choses doivent rester dans l’etat ou elles sont, on n’a aucune raison de se demander ce qu’elles doivent etre, ni, par consequent, ce qu’elles sont.
Le second facteur, c’est ce qu’il faut appeler l’etat d’esprit rationaliste. Il faut avoir la foi dans la puissance de la raison pour oser entreprendre de soumettre a ses lois cette sphere des faits sociaux ou les evenements, par leur complexite, semblent se derober aux formules de la science. — Or la France remplit ces deux conditions au plus haut degre.
Elle est, de tous les pays d’Europe, celui ou la vieille organisation sociale a ete le plus completement deracinee ; nous en avons fait table rase et, sur le sol ainsi mis a nu, il nous faut elever de toutes pieces un edifice entierement nouveau, entreprise dont nous sentons l’urgence depuis un siecle, mais qui, toujours annoncee et toujours ajournee, n’est guere plus avancee maintenant qu’au lendemain de la Revolution.
D’un autre cote, nous sommes et nous restons, quoi qu’on fasse, le pays de Descartes : nous avons le besoin irresistible de ramener les choses a des notions definies. Sans doute le cartesianisme est une forme archaique et etroite du rationalisme et nous ne devons pas nous y tenir. Mais s’il importe de le depasser, il importe plus encore d’en conserver le principe.
Nous devons nous faire a des manieres de penser plus complexes, mais garder ce culte des idees distinctes qui est a la racine meme de l’esprit francais, comme a la base de toute science. » « La Sociologie en France au XIXe siecle », Revue Bleue, quatrieme serie, t. XIII, 1900 ; cite dans La Science sociale et l’action, textes d’Emile Durkheim presentes et commentes par J. -C. Filloux, PUF. 1970 RHSH n°18 – Traditions nationales en sciences sociales – RHSH n° 18 – avril 2008