Commentaire lettre persanes lettre 161

Commentaire lettre persanes lettre 161

?Lettre 161 : point d’orgue du roman Presentation : (…) Cloture du roman qui lui donne tout son sens & met fin aux neuf annees de correspondance croisee. Ce retour final au « monde du serail » prouve combien l’intrigue « orientale » est au c? ur du livre & le fait vivre, donnant chair & existence aux personnages. Le ton, ici, change : jouant de toutes les ressources de la rhetorique, Roxane est bien loin de l’ironie cinglante des visiteurs parisiens ! Sa lettre se fonde, d’abord, sur la mise en scene de l’antithese ; son ton passionne est rendu plus dramatique du fait qu’elle est ecrite par une femme morte quand le destinataire la lira

Une rhetorique de l’antithese : L’opposition masculin / feminin, deja presente dans plusieurs lettres (cf. 28), est ici soulignee avec une insistance particuliere : c’est de cette opposition que meurt R. L’antithese, omnipresente en rend compte : elle se traduit par une serie de symetries, d’inversions, ou de jeux sur les repetitions : « affreux serail / lieux de delices et de plaisirs ; les transports de l’amour / toute la violence de la haine ; j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours ete libre ; tu me croyais trompee, et je te trompais » avec un passage du passif a l’actif

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plus que significatif.

Elle est formulee de facon particulierement claire dans la phrase : « (…) pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit (…) ». A la liberte reelle qui est donnee a Usbeck par la societe (et par sa bonne conscience « machiste » ? ) s’oppose la liberte philosophique, qui est fondee sur la justice : elle seule donne un « droit ». L’incomprehension mutuelle qui nait de cette ralation inegale se traduit par l’opposition « vertu / soumission a tes fantaisies ». Sont ainsi mis en scene, face a face, un tu & un je, dont la repetition constitue un trait majeur de la lettre.

Dans le dernier §, le tu (= U. ) n’apparait plus qu’en position d’objet ou de complement (« te parait nouveau, t’avoir accable, je te forcasses ») avec seulement trois occurrences alors que le je est omnipresent comme sujet, objet & complement. Ce qui fait de ce § un echo du premier, manifestant la rupture de la dissymetrie, & par la meme du pouvoir exerce par l’homme sur la femme. : R. est devenue le sujet de ses actes, la maitresse de son destin. Une lettre d’outre-tombe : Cette rhetorique de l ‘antithese s’integre a une rhetorique plus large, celle de la passion.

L’expression est ramassee, energique, voire violente & fait la part belle aux figures habituelles du langage tragique : absence de liaison entre les termes de l’opposition, pour la rendre plus frappante1 : « Tu etais etonnee (…) si tu m’avais bien connue » ; hyperboles (« le plus beau sang du monde ») ; interrogations oratoires (« Que ferai-je ici … ? ; Comment as-tu pu penser … ? »). Par ce langage, R. « sort » du roman : elle n’est deja plus de ce monde pour lequel elle n’eprouve que haine (« car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait a la vie n’est plus ? »)

Ce qui donne son energie particuliere a ce texte, c’est son moment meme : celui ou R. a decide de mourir. Le passage du futur immediat au present en marque la duree : « je vais mourir ; le poison va couler / je meurs ; le poison me consume ; je me meurs »). Des le 2eme §, le verbe intermediaire « je meurs », releve d’une anticipation qui dramatise encore la scene. Le temps de l’ecriture se confond avec celui de l’agonie, entre le moment ou elle vient d’avaler le poison & celui ou il produit son effet (« je sens affaiblir jusqu’a ma haine ») Tandis qu’elle succombe au poison, R.  injecte » a U. le poison de la verite. Le temps de la lecture est celui de la mise a mort, metaphorique ou reelle peu importe, de celui-ci. Ce qui donne force a la parole de R. , malgre sa rhetorique parfois chargee, c’est cette situation de « dernieres volontes » que rien ne pourra jamais corriger, a laquelle nulle reponse ne pourra etre donnee. On retrouve ainsi une situation romanesque ou dramatique courante qui consiste a donner longuement la parole a un personnage sur son lit de mort : la parole « ultime a d’autant lus de force que, dans le contexte chretien des XVIII° & XVIII° siecles, elle est censee etre denuee de tout mensonge, de tout artifice. (= « rien que la verite, toute la verite »). Le roman epistolaire souligne encore le procede, car il jour sur le delai entre ecriture & lecture ; il peut se resumer ainsi : « quand tu liras cette lettre, je ne serai plus ». La lettre devient testament. Une mort symboliquement « feministe » : Mort rhetorique, mort romanesque … R. meurt de desespoir & peut-etre aussi pou des idees.

Son suicide est son ultime moyen de protestation, l’affirmation de la liberte, conforme a ce qu’U. proclame dans une autre lettre (76). L’heroisme du suicide est ainsi reserve a une femme, ce qui est assez surprenant au XVIII° & amene a s’interroger sur son sens. L’emploi d’un vocabulaire emprunte au sacre (« gardiens sacrileges, sacrifice, profane ») ne releve pas seulement de l’hyperbole, c’est la reprise du langage employe par U. lui-meme qui considere le serail comme un lieu sacre & inviolable. (26,34).

Il releve de l’ironie, sensible un peu partout dans la lettre : « mon ombre s’envole bien accompagnee », « tu devrais me rendre graces encore », « nous etions tous deux heureux » & qui presente la verite par antiphrase. C’est encore un temoignage de la liberte d’esprit de R. qui retourne contre U. ses propres armes. Elle se bat pour le droit de son propre desir, nie par U. , autrement dit parce qu’elle a aime un homme qui a ete tue au nom des droits du mariage. Elle se bat conformement aux « lois de la nature » : ses droits « naturels » sont d’abord celui d’etre vraie & sincere, U. ’avait contrainte a la dissimulation(« (…) de ce que je me suis abaissee (…) fantaisies »), donc a la degradation morale & a la honte. Cette lettre d’aveu lui permet de « se racheter » & d’etre elle-meme. Mais aussi elle peut desormais agir, alors que les femmes du serail sont vouees a etre belles, attendre & obeir. Elle n’a, pour agir, que la desobeissance, le meurtre (« je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrileges ») & la vengeance. Conclusion : Malgre son caractere radicalement different du registre dominant l’? vre, la lettre 161 contient donc l’echo de lettres anterieures & apparait comme un point d’orgue qui ne peut etre suivi que du silence de la mort. Le lecteur ne peut s’empecher d’echafauder des hypotheses vaines : pour ecrire cette lettre a U. , ne faut-il pas l’avoir beaucoup aime ? S’il importe d’abord de le faire souffrir, est-ce la verite qui lui est devoilee, ou une reconstitution trompeuse du reel ? Peu importe, en quelques lignes, R. (mais c’est Montesquieu) a retourne le passe comme un gant et fait d’U. un despote comme il ne cesse d’en denoncer.