Texte : L’enseignement des sciences 2) La science, la connaissance des choses, n’est rien d’autre que la representation interieur de ces choses. Elle s’acquiert par les memes moyens que l’observation ou la vision externe; l’oeil, l’objet, la lumiere. L’? il de la vision interieure, c’est l’esprit ou l’intelligence, son objet, ce sont les choses exterieures ou interieures de l’entendement; sa lumiere, c’est l’attention qui se porte sur elles.
De meme que pour voir a l’exterieur les choses telles qu’elles sont sans se tromper, il faut proceder d’une certaine maniere, il le faut aussi pour comprendre et connaitre parfaitement ce qui passe a l’esprit avec rapidite et avec certitude. […] 5) Pour que le miroir [i. e. l’esprit] recoive bien les objets, il faut en premier lieu que ces objets soient solides et reels; en second lieu qu’ils soient bien presents aux sens et non comme les nuees et autres choses semblables qui sont trop peu eclairees pour se refleter correctement dans le miroir.
Quant aux choses lointaines, elles ne s’y refletent pas du tout. Les objets qu’on veut faire connaitre a la jeunesse doivent etre des realites et non des ombres des choses, j veux dire des objets vrais, solides, utiles qui touchent leur
Lorsqu’un objet peut etre saisi par plusieurs sens a la fois, on aura soin de le leur presenter conjointement. 7) Cette methode repose sur trois raisons : Premierement, puisque rien ne peut parvenir a l’intelligence qui ne fut d’abord dans la sensation, la connaissance doit necessairement commencer par les sens. Pourquoi alors debuter par l’exposition verbale et non par l’observation reelle des choses? C’est seulement lorsque l’observation de ces choses aura ete conduite que la parole interviendra pour les expliquer avec profit. ) Ensuite, la verite et la certitude de la connaissance ne dependent que de temoignages des sens, car les choses impressionnent d’abord nos sens, puis, grace aux sens, l’esprit. Ne pretons-nous pas foi a la connaissance sensible en elle-meme, alors que places devant le temoignage d’autrui ou un raisonnement, nous attendons le temoignage des sens pour en controler la veracite? En fait, nous ne nous fions a la raison que si des exemples l’eclairent. Quant a ces exemples, ils ne meritent creance que s’ils sont evidents aux sens.
Lorsque nous croyons nous trouver en presence de choses contraires a notre propre experience sensible, meme le temoignage d’autrui ne nous persuade pas! Voici pourquoi plus le savoir derive de la sensation, plus il entraine la certitude. Par consequent, si nous voulons communiquer aux eleves une sure connaissance des choses, il faut passer directement par la vue et la perception sensible. 9) Enfin, les sens sont le plus fidele soutien de la memoire. Ce que l’on a appris par la perception sensible, on le conserve toute sa vie.
Il me suffit d’avoir goute une seule fois un morceau de sucre, vu une fois un chameau, entendu le chant du rossignol, visite attentivement Rome une seule fois, pour que ces impressions restent solidement fixes dans ma memoire et n’en sortent plus. C’est donc a l’aide d’images qu’il faut commencer d’enseigner l’histoire aux enfants. On retient mieux ce qu’est un rhinoceros si on en a vu, au moins une fois, la representation imagee. Qui a participe a une affaire la retient mieux que celui qui l’a entendue raconter six cents fois.
Ce qui a fait dire a Plaute : « Un temoin direct vaut mieux que cent recits rapportes » et a Horace : « Ce qui arrive par l’oreille eveille plus lentement l’attention que ce que l’? il de l’observateur voit lui-meme ». Ainsi celui qui a observe une seule fois la dissection d’un cadavre comprend et retient tous les details avec plus de precision que celui qui a lu les plus volumineux traites d’anatomie : « L’observation oculaire, temoignage des yeux, vaut demonstration » dit la maxime. 10) On peut, lorsqu’on manque d’objets, se servir des images qui les representent.
Ce sont des modeles ou des dessins faits specialement pour l’enseignement a l’imitation des tableaux de botanique, zoologie, geographie, geodesie et geometrie qui permettent de joindre l’image aux descriptions abstraites. Il faudrait faire de meme pour la physique et les autres matieres. Par exemple l’etude du corps humain sera facilitee si on use de demonstrations oculaires : autour de chaque os du squelette, on ajoute muscles, tendons, nerfs, veines et arteres. Pour les entrailles, on assemble poumons, c? r, diaphragme, foie, estomac et intestin faits en peau de mouton et en etoupe. Chaque organe etant a sa place et proportionne au tout. Au bas de chaque organe, on inscrit le nom et la fonction. L’eleve d’histoire naturelle qui demontera un tel mannequin, observera avec plaisir toutes les parties du corps et comprendra la structure exacte de l’ensemble. Dans tous les domaines du savoir, il faudrait construire des modeles visibles tangibles de ce genre. Ce materiel exige sans doute quelques frais et quelque ingeniosite, mais les resultats compensent largement l’effort consenti. 1) On pourrait douter de la possibilite d’appliquer cette methode intuitive a des objets qui sont loin de nous ou aux choses de l’esprit (le ciel et l’enfer par exemple). Mais il ne faut jamais oublier que toutes les choses obeissent a une harmonie qui fait que le superieur peut toujours etre represente par de l’inferieur, les choses eloignees par les choses proches, l’invisible par le visible. Robert Fludd[1], dans son Macromicrocosme nous definit avec art sous forme imagee comment se produisent les vents, les pluies et les tonnerres. De tels phenomenes peuvent etre l’objet d’une representation encore plus evidente. 2) Tout ceci concerne la presentation d’objets aux sens. Il faut donc parler de la lumiere car il est vain de mettre un objet sous le regard lorsque l’eclairage fait defaut. La lumiere du savoir est l’attention : avec son aide, l’intelligence de l’eleve recoit toute chose promptement; elle est ouverte alors que dans les tenebres, comme lorsqu’on a les yeux fermes, l’intelligence est close. Ce qu’on lui met sous les yeux, elle ne le percoit pas faute de pouvoir y preter attention. Elle est comme ces distraits qui ne remarquent pas ce qui se passe devant eux, accapares qu’ils sont par d’autres pensees.
Pour montrer un objet dans la nuit, il faut allumer la lampe et la moucher souvent pour obtenir une lumiere claire. De meme le maitre doit avoir pour premier soin, s’il veut eclairer les choses pour son eleve plonge dans les tenebres de l’ignorance, d’eveiller son attention pour que son intelligence soit avide de savoir. Comenius, La Grande didactique, Klincksieck, Paris, 1992. Chapitre XX, passim. ———————– [1] Medecin, physicien et theosophe anglais du debut du XVIIe siecle. Il opposa l’idee « d’harmonie » universelle a la mecanique de Galilee et de Gassendi.