Clair de lune

Clair de lune

Clair de Lune Maupassant, Guy de Publication: 1883 Categorie(s): Fiction, Nouvelles Source: http://www. ebooksgratuits. com 1 A Propos Maupassant: Henri Rene Albert Guy de Maupassant (5 August 1850 – 6 July 1893) was a popular 19th-century French writer. He is one of the fathers of the modern short story. A protege of Flaubert, Maupassant’s short stories are characterized by their economy of style and their efficient effortless denouement. He also wrote six short novels. A number of his stories often denote the futility of war and the innocent civilians who get crushed in it – many are set during the Franco-Prussian War of the 1870s.

Disponible sur Feedbooks pour Maupassant: • Bel Ami (1885) • Le Horla (1887) • Contes divers 1875 – 1880 (1880) • Boule de Suif (1880) • Une Vie (1883) • Contes de la Becasse (1883) • Pierre et Jean (1888) • Contes divers 1883 (1883) • Mademoiselle Fifi (1882) • Contes divers 1882 (1882) Note: This book is brought to you by Feedbooks http://www. feedbooks. com Strictly for personal use, do not use this file for commercial purposes. 2 Chapitre 1 Clair de lune Il portait bien son nom de bataille, l’abbe Marignan.

C’etait un grand pretre maigre,

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fanatique, d’ame toujours exaltee, mais droite. Toutes ses croyances etaient fixes, sans jamais d’oscillations. Il s’imaginait sincerement connaitre son Dieu, penetrer ses desseins, ses volontes, ses intentions. Quand il se promenait a grands pas dans l’allee de son petit presbytere de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit : « Pourquoi Dieu a-t-il fait cela ? » Et il cherchait obstinement, prenant en sa pensee la place de Dieu, et il trouvait presque toujours.

Ce n’est pas lui qui eut murmure dans un elan de pieuse humilite : « Seigneur, vos desseins sont impenetrables ! » Il se disait : « Je suis le serviteur de Dieu je dois connaitre ses raisons d’agir, et les deviner si je ne les connais pas. » Tout lui paraissait cree dans la nature avec une logique absolue et admirable. Les « Pourquoi » et les « Parce que » se balancaient toujours. Les aurores etaient faites pour rendre joyeux les reveils, les jours pour murir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour preparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.

Les quatre saisons correspondaient parfaitement a tous les besoins de l’agriculture ; et jamais le soupcon n’aurait pu venir au pretre que la nature n’a point d’intentions et que tout ce qui vit s’est plie, au contraire, aux dures necessites des epoques, des climats et de la matiere. Mais il haissait la femme, il la haissait inconsciemment, et la meprisait par instinct. Il repetait souvent la parole du Christ : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » et il ajoutait : « On disait que Dieu luimeme se sentait mecontent de cette ? uvre-la. La femme etait bien pour lui l’enfant douze fois impure dont parle le poete. Elle etait le tentateur qui avait entraine le premier homme et qui continuait toujours son ? uvre de damnation, l’etre faible, dangereux, mysterieusement 3 troublant. Et plus encore que leur corps de perdition, il haissait leur ame aimante. Souvent il avait senti leur tendresse attachee a lui et, bien qu’il se sut inattaquable, il s’exasperait de ce besoin d’aimer qui fremissait toujours en elles. Dieu, a son avis, n’avait cree la femme que pour tenter l’homme et l’eprouver.

Il ne fallait approcher d’elle qu’avec des precautions defensives, et les craintes qu’on a des pieges. Elle etait, en effet, toute pareille a un piege avec ses bras tendus et ses levres ouvertes vers l’homme. Il n’avait d’indulgence que pour les religieuses que leur v? u rendait inoffensives ; mais il les traitait durement quand meme, parce qu’il la sentait toujours vivante au fond de leur c? ur enchaine, de leur c? ur humilie, cette eternelle tendresse qui venait encore a lui, bien qu’il fut un pretre.

Il la sentait dans leurs regards plus mouilles de piete que les regards des moines, dans leurs extases ou leur sexe se melait, dans leurs elans d’amour vers le Christ, qui l’indignaient parce que c’etait de l’amour de femme, de l’amour charnel ; il la sentait, cette tendresse maudite, dans leur docilite meme, dans la douceur de leur voix en lui parlant, dans leurs yeux baisses, et dans leurs larmes resignees quand il les reprenait avec rudesse. Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s’en allait en allongeant les jambes comme s’il avait fui devant un danger.

Il avait une niece qui vivait avec sa mere dans une petite maison voisine. Il s’acharnait a en faire une s? ur de charite. Elle etait jolie, ecervelee et moqueuse. Quand l’abbe sermonnait, elle riait ; et quand il se fachait contre elle, elle l’embrassait avec vehemence, le serrant contre son c? ur, tandis qu’il cherchait involontairement a se degager de cette etreinte qui lui faisait gouter cependant une joie douce, eveillant au fond de lui cette sensation de paternite qui sommeille en tout homme.

Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant a cote d’elle par les chemins des champs. Elle ne l’ecoutait guere et regardait le ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait dans ses yeux. Quelquefois elle s’elancait pour attraper une bete volante, et s’ecriait en la rapportant : « Regarde, mon oncle, comme elle est jolie ; j’ai envie de l’embrasser. » Et ce besoin d’« embrasser des mouches » ou des grains de lilas inquietait, irritait, soulevait le pretre, qui retrouvait encore la cette inderacinable tendresse qui germe toujours u c? ur des femmes. 4 Puis, voila qu’un jour l’epouse du sacristain, qui faisait le menage de l’abbe Marignan, lui apprit avec precaution que sa niece avait un amoureux. Il en ressentit une emotion effroyable, et il demeura suffoque, avec du savon plein la figure, car il etait en train de se raser. Quand il se retrouva en etat de reflechir et de parler, il s’ecria : « Ce n’est pas vrai, vous mentez, Melanie ! » Mais la paysanne posa la main sur son c? ur : « Que Notre-Seigneur me juge si je mens, monsieur le cure.

J’ vous dis qu’elle y va tous les soirs sitot qu’ votre s? ur est couchee. Ils se retrouvent le long de la riviere. Vous n’avez qu’a y aller voir entre dix heures et minuit. » Il cessa de se gratter le menton, et il se mit a marcher violemment, comme il faisait toujours en ses heures de grave meditation. Quand il voulut recommencer a se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez jusqu’a l’oreille. Tout le jour, il demeura muet, gonfle d’indignation et de colere.

A sa fureur de pretre, devant l’invincible amour, s’ajoutait une exasperation de pere moral, de tuteur, de charge d’ame, trompe, vole, joue par une enfant ; cette suffocation egoiste des parents a qui leur fille annonce qu’elle a fait, sans eux et malgre eux, choix d’un epoux. Apres son diner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir ; et il s’exasperait de plus en plus. Quand dix heures sonnerent, il prit sa canne, un formidable baton de chene dont il se servait toujours en ses courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade.

Et il regarda en souriant l’enorme gourdin qu’il faisait tourner, dans sa poigne solide de campagnard, en des moulinets menacants. Puis, soudain, il le leva, et, grincant des dents, l’abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba sur le plancher. Et il ouvrit sa porte pour sortir ; mais il s’arreta sur le seuil, surpris par une splendeur de clair de lune telle qu’on n’en voyait presque jamais. Et comme il etait doue d’un esprit exalte, un de ces esprits que devaient avoir les Peres de l’Eglise, ces poetes reveurs, il se sentit soudain distrait, emu par la grandiose et sereine beaute de la nuit pale.

Dans son petit jardin, tout baigne de douce lumiere, ses arbres fruitiers, ranges en ligne, dessinaient en ombre sur l’allee leurs greles membres de bois a peine vetus de verdure ; tandis que le chevrefeuille geant, grimpe sur le mur de sa maison, exhalait des souffles delicieux et comme sucres, faisait flotter dans le soir tiede et clair une espece d’ame parfumee. 5 Il se mit a respirer longuement, buvant de l’air comme les ivrognes boivent du vin, et il allait a pas lents, ravi, emerveille, oubliant presque sa niece. Des qu’il fut dans la campagne, il s’arreta pour contempler toute la plaine inondee de cette ueur caressante, noyee dans ce charme tendre et languissant des nuits sereines. Les crapauds a tout instant jetaient par l’espace leur note courte et metallique, et des rossignols lointains melaient leur musique egrenee qui fait rever sans faire penser, leur musique legere et vibrante, faite pour les baisers, a la seduction du clair de lune. L’abbe se remit a marcher, le c? ur defaillant, sans qu’il sut pourquoi. Il se sentait comme affaibli, epuise tout a coup ; il avait une envie de s’asseoir, de rester la, de contempler, d’admirer Dieu dans son ? uvre.

La-bas, suivant les ondulations de la petite riviere, une grande ligne de peupliers serpentait. Une buee fine, une vapeur blanche que les rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours tortueux de l’eau d’une sorte de ouate legere et transparente. Le pretre encore une fois s’arreta, penetre jusqu’au fond de l’ame par un attendrissement grandissant, irresistible. Et un doute, une inquietude vague l’envahissait ; il sentait naitre en lui une de ces interrogations qu’il se posait parfois. Pourquoi Dieu avait-il fait cela ?

Puisque la nuit est destinee au sommeil, a l’inconscience, au repos, a l’oubli de tout, pourquoi la rendre plus charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et pourquoi cet astre lent et seduisant, plus poetique que le soleil et qui semblait destine, tant il est discret, a eclairer des choses trop delicates et mysterieuses pour la grande lumiere, s’en venait-il faire si transparentes les tenebres ? Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas comme les autres et se mettait-il a vocaliser dans l’ombre troublante ? Pourquoi ce demi-voile jete sur le monde ?

Pourquoi ces frissons de c? ur, cette emotion de l’ame, cet alanguissement de la chair ? Pourquoi ce deploiement de seductions que les hommes ne voyaient point, puisqu’ils etaient couches en leurs lits ? A qui etaient destines ce spectacle sublime, cette abondance de poesie jetee du ciel sur la terre ? Et l’abbe ne comprenait point. Mais voila que la-bas, sur le bord de la prairie, sous la voute des arbres trempes de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient cote a cote. 6 L’homme etait plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en temps, l’embrassait sur le front.

Ils animerent tout a coup ce paysage immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils semblaient, tous deux, un seul etre, l’etre a qui etait destinee cette nuit calme et silencieuse ; et ils s’en venaient vers le pretre comme une reponse vivante, la reponse que son Maitre jetait a son interrogation. Il restait debout, le c? ur battant, bouleverse ; et il croyait voir quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, l’accomplissement d’une volonte du Seigneur dans un de ces grands decors dont parlent les livres saints.

En sa tete se mirent a bourdonner les versets du Cantique des Cantiques, les cris d’ardeur, les appels des corps, toute la chaude poesie de ce poeme brulant de tendresse. Et il se dit : « Dieu peut-etre a fait ces nuits-la pour voiler d’ideal les amours des hommes. » Et il reculait devant ce couple embrasse qui marchait toujours. C’etait sa niece pourtant ; mais il se demandait maintenant s’il n’allait pas desobeir a Dieu. Et Dieu ne permet-il point l’amour, puisqu’il l’entoure visiblement d’une splendeur pareille ? Et il s’enfuit, eperdu, presque honteux, comme s’il eut penetre dans un temple ou il n’avait pas le droit d’entrer. Chapitre 2 Un Coup d’etat Paris venait d’apprendre le desastre de Sedan. La Republique etait proclamee. La France entiere haletait au debut de cette demence qui dura jusqu’apres la Commune. On jouait au soldat d’un bout a l’autre du pays. Des bonnetiers etaient colonels faisant fonction de generaux ; des revolvers et des poignards s’etalaient autour de gros ventres pacifiques enveloppes de ceintures rouges ; de petits bourgeois devenus guerriers d’occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.

Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils a systeme affolait ces gens qui n’avaient jusqu’ici manie que des balances, et les rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On executait des innocents pour prouver qu’on savait tuer ; on fusillait, en rodant par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les vaches ruminant en paix, les chevaux malades paturant dans les herbages. Chacun se croyait appele a jouer un grand role militaire. Les cafes des moindres villages, pleins de commercants en uniforme, ressemblaient a des casernes ou a des ambulances.

Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de l’armee et de la capitale ; mais une extreme agitation le remuait depuis un mois, les partis adverses se trouvaient face a face. Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux deja, legitimiste rallie a l’Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir un adversaire determine dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, chef du parti republicain dans l’arrondissement, venerable de la loge maconnique du chef-lieu, president de la Societe d’agriculture et du banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait sauver la contree.

En quinze jours, il avait trouve le moyen de decider a la defense du pays soixante-trois volontaires maries et peres de famille, paysans 8 prudents et marchands du bourg, et il les exercait, chaque matin, sur la place de la mairie. Quand le maire, par hasard, venait au batiment communal, le commandant Massarel, barde de pistolets, passant fierement, le sabre en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler a son monde : « Vive la patrie ! » Et ce cri, on l’avait remarque, agitait le petit vicomte, qui voyait la sans doute une menace, un defi, en meme temps qu’un souvenir odieux de la grande Revolution.

Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa table, donnait une consultation a un couple de vieux campagnards, dont l’un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa femme en eut aussi pour venir trouver le medecin, quand le facteur apporta le journal. M. Massarel l’ouvrit, palit, se dressa brusquement, et, levant les bras au ciel dans un geste d’exaltation, il se mit a vociferer de toute sa voix devant les deux ruraux affoles : – Vive la Republique ! vive la Republique ! vive la Republique ! Puis il retomba sur son fauteuil, defaillant d’emotion.

Et comme le paysan reprenait : « Ca a commence par des fourmis qui me couraient censement le long des jambes », le docteur Massarel s’ecria : – Fichez-moi la paix ; j’ai bien le temps de m’occuper de vos betises. La Republique est proclamee, l’Empereur est prisonnier, la France est sauvee. Vive la Republique ! Et courant a la porte, il beugla : Celeste, vite, Celeste ! La bonne epouvantee accourut ; il bredouillait tant il parlait rapidement. – Mes bottes, mon sabre, ma cartouchiere et le poignard espagnol qui est sur ma table de nuit : depeche-toi !

Comme le paysan obstine, profitant d’un instant de silence, continuait : – Ca a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant. Le medecin exaspere hurla : – Fichez-moi donc la paix, nom d’un chien, si vous vous etiez lave les pieds, ca ne serait pas arrive. Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure : – Tu ne sens donc pas que nous sommes en republique, triple brute ? Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitot, et il poussa dehors le menage abasourdi, en repetant : 9 – Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.

Tout en s’equipant des pieds a la tete, il donna de nouveau une serie d’ordres urgents a sa bonne : – Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et dis-leur que je les attends ici immediatement. Envoie-moi aussi Torchebeuf avec son tambour, vite, vite ! Et quand Celeste fut sortie, il se recueillit, se preparant a surmonter les difficultes de la situation. Les trois hommes arriverent ensemble, en vetement de travail. Le commandant, qui s’attendait a les voir en tenue, eut un sursaut. – Vous ne savez donc rien, sacrebleu ? L’Empereur est prisonnier, la Republique est proclamee. Il faut agir.

Ma position est delicate, je dirai plus, perilleuse. Il reflechit quelques secondes devant les visages ahuris de ses subordonnes, puis reprit : – Il faut agir et ne pas hesiter ; les minutes valent des heures dans des instants pareils. Tout depend de la promptitude des decisions. Vous, Picart, allez trouver le cure et sommez-le de sonner le tocsin pour reunir la population que je vais prevenir. Vous, Torchebeuf, battez le rappel dans toute la commune jusqu’aux hameaux de la Cerisaie et de Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel, revetez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le kepi.

Nous allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me remettre ses pouvoirs. C’est compris ? – Oui. – Executez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel, puisque nous operons ensemble. Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armes jusqu’aux dents, apparaissaient sur la place juste au moment ou le petit vicomte de Varnetot, les jambes guetrees comme pour une partie de chasse, son Lefaucheux1 sur l’epaule, debouchait a pas rapides par l’autre rue, suivi de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le fusil en bandouliere.

Pendant que le docteur s’arretait, stupefait, les quatre hommes penetrerent dans la mairie dont la porte se 1. Les premiers fusils de chasse a doubles canons remontent au 16eme siecle. C’est avec l’introduction du chargement par la culasse que l’on vit apparaitre au debut du 19eme, les premiers fusils a canons basculants. Avec la creation de la cartouche a broche (1828) de Casimir Lefaucheux, ce principe va connaitre un enorme succes en France. [NduC] 10 referma derriere eux. – Nous sommes devances, murmura le medecin, il faut maintenant attendre du renfort. Rien a faire pour le quart d’heure.

Le lieutenant Picart reparut : – Le cure a refuse d’obeir, dit-il ; il s’est meme enferme dans l’eglise avec le bedeau et le suisse. Et, de l’autre cote de la place, en face de la mairie blanche et close, l’eglise, muette et noire, montrait sa grande porte de chene garnie de ferrures de fer. Alors, comme les habitants intrigues mettaient le nez aux fenetres ou sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups precipites du rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le chemin des champs.

Le commandant tira son sabre, s’avanca seul, a moitie distance environ entre les deux batiments ou s’etait barricade l’ennemi et, agitant son arme au-dessus de sa tete, il mugit de toute la force de ses poumons : – Vive la Republique ! Mort aux traitres ! Puis, il se replia vers ses officiers. Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrocherent leurs volets et fermerent leurs boutiques. Seul l’epicier demeura ouvert. Cependant les hommes de la milice arrivaient peu a peu, vetus diversement et tous coiffes d’un kepi noir a galon rouge, le kepi constituant tout l’uniforme du corps.

Ils etaient armes de leurs vieux fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les cheminees des cuisines, et ils ressemblaient assez a un detachement de gardes champetres. Lorsqu’il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques mots, les mit au fait des evenements ; puis, se tournant vers son etat-major : « Maintenant, agissons », dit-il. Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient. Le docteur eut vite arrete son plan de campagne : – Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenetres de cette mairie et sommer M. e Varnetot, au nom de la Republique, de me remettre la maison de ville. Mais le lieutenant, un maitre macon, refusa : – Vous etes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de fusil merci. Ils tirent bien, ceux qui sont la-dedans, vous savez. Faites vos commissions vous-meme. Le commandant devint rouge. – Je vous ordonne d’y aller au nom de la discipline. Le lieutenant se revolta : – Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi. Les notables, rassembles en un groupe voisin, se mirent a rire. Un d’eux cria : – T’as raison, Picart, c’est pas l’moment ! Le docteur, alors, murmura : – Laches !

Et, deposant son sabre et son revolver aux mains d’un soldat, il s’avanca d’un pas lent, l’? il fixe sur les fenetres, s’attendant a en voir sortir un canon de fusil braque sur lui. Comme il n’etait qu’a quelques pas du batiment, les portes des deux extremites donnant entree dans les deux ecoles s’ouvrirent, et un flot de petits etres, garcons par-ci, filles 11 par-la, s’en echapperent et se mirent a jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d’oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitot les derniers eleves sortis, les deux portes s’etaient refermees.

Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d’une voix forte : – Monsieur de Varnetot ? Une fenetre du premier etage s’ouvrit. M. de Varnetot parut. Le commandant reprit : – Monsieur, vous savez les grands evenements qui viennent de changer la face du gouvernement. Celui que vous representiez n’est plus. Celui que je represente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais decisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle Republique, de remettre en mes mains les fonctions dont vous avez ete investi par le precedent pouvoir.

M. de Varnetot repondit : – Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nomme par l’autorite competente, et je resterai maire de Canneville tant que je n’aurai pas ete revoque et remplace par un arrete de mes superieurs. Maire, je suis chez moi dans la mairie, et j’y reste. Au surplus, essayez de m’en faire sortir. Et il referma la fenetre. Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s’expliquer, toisant du haut en bas le lieutenant Picart : – Vous etes un crane, vous, un fameux lapin, la honte de l’armee. Je vous casse de votre grade.

Le lieutenant repondit : – Je m’en fiche un peu. Et il alla se meler au groupe murmurant des habitants. Alors le docteur hesita. Que faire ? Donner l’assaut ? Mais ses hommes marcheraient-ils ? Et puis, en avait-il le droit ? Une idee l’illumina. Il courut au telegraphe dont le bureau faisait face a la mairie, de l’autre cote de la place. Et il expedia trois depeches : A MM. les membres du gouvernement republicain, a Paris ; A M. le nouveau prefet republicain de la Seine-Inferieure, a Rouen ; A M. le nouveau sous-prefet republicain de Dieppe.

Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeuree aux mains de l’ancien maire monarchiste, offrait ses services devoues, demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses titres. Puis il revint vers son corps d’armee et, tirant dix francs de sa poche : « Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup ; laissez seulement ici un detachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie. » Mais l’ex-lieutenant Picart, qui causait avec l’horloger, entendit ; il se mit a ricaner et prononca : « Pardi, s’ils sortent, ce sera une occasion d’entrer.

Sans ca, je ne vous vois pas encore la-dedans, moi ! » Le docteur ne repondit pas, et il alla dejeuner. Dans l’apres-midi, il disposa des postes tout autour de la commune, comme si elle etait menacee d’une surprise. Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de l’eglise sans rien remarquer de suspect ; on aurait cru vides ces deux batiments. Le boucher, le 12 boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques. On jasait beaucoup dans les logis. Si l’Empereur etait prisonnier, il y avait quelque traitrise la-dessous. On ne savait pas au juste laquelle des republiques etait revenue.

La nuit tomba. Vers neuf heures, le docteur s’approcha seul, sans bruit, de l’entree du batiment communal, persuade que son adversaire etait parti se coucher ; et, comme il se disposait a enfoncer la porte a coups de pioche, une voix forte, celle d’un garde, demanda tout a coup : – Qui va la ? Et M. Massarel battit en retraite a toutes jambes. Le jour se leva sans que rien fut change dans la situation. La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s’etaient reunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages voisins arrivaient pour voir.

Alors, le docteur, comprenant qu’il jouait sa reputation, resolut d’en finir d’une maniere ou d’une autre ; et il allait prendre une resolution quelconque, energique assurement, quand la porte du telegraphe s’ouvrit et la petite servante de la directrice parut, tenant a la main deux papiers. Elle se dirigea d’abord vers le commandant et lui remit une des depeches ; puis, traversant le milieu desert de la place, intimidee par tous les yeux fixes sur elle, baissant la tete et trottant menu, elle alla frapper doucement a la maison barricadee comme si elle eut ignore qu’un parti arme s’y cachait.

L’huis s’entrebailla ; une main d’homme recut le message, et la fillette revint, toute rouge, prete a pleurer, d’etre devisagee ainsi par le pays entier. Le docteur demanda d’une voix vibrante : – Un peu de silence, s’il vous plait. Et comme le populaire s’etait tu, il reprit fierement : – Voici la communication que je recois du gouvernement. Et, elevant sa depeche, il lut : « Ancien maire revoque. Veuillez aviser au plus presse. Recevrez instructions ulterieures. « Pour le sous-prefet, « SAPIN, conseiller. » Il triomphait ; son c? r battait de joie ; ses mains tremblaient ; mais Picart, son ancien subalterne, lui cria d’un groupe voisin : – C’est bon, tout ca ; mais si les autres ne sortent pas, ca vous fait une belle jambe, votre papier. Et M. Massarel palit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il fallait aller de l’avant maintenant. C’etait non seulement son droit, mais aussi son devoir. Et il regardait anxieusement la mairie, esperant qu’il allait voir la porte s’ouvrir et son adversaire se replier. La porte restait fermee. Que faire ? La foule augmentait, se serrait autour de la milice. On riait.

Une reflexion surtout torturait le medecin. S’il donnait l’assaut, il faudrait marcher a la tete de ses hommes ; et comme, lui mort, toute contestation cesserait, c’etait sur lui, sur lui seul que tireraient M. de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, tres bien ; Picart venait encore de le lui repeter. Mais une idee l’illumina et, se tournant vers Pommel : – Allez vite prier le pharmacien de me preter une 13 serviette et un baton. Le lieutenant se precipita. Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue rejouirait peut-etre le c? ur legitimiste de l’ancien maire.

Pommel revint avec le linge demande et un manche a balai. Au moyen de ficelles, on organisa cet etendard que M. Massarel saisit a deux mains ; et il s’avanca de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui. Lorsqu’il fut en face de la porte, il appela encore : « Monsieur de Varnetot. » La porte s’ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le seuil avec ses trois gardes. Le docteur recula par un mouvement instinctif ; puis, il salua courtoisement son ennemi et prononca, etrangle par l’emotion : « Je viens, Monsieur, vous communiquer les instructions que j’ai recues. Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, repondit : « Je me retire, Monsieur, mais sachez bien que ce n’est ni par crainte, ni par obeissance a l’odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir. »Et, appuyant sur chaque mot, il declara : « Je ne veux pas avoir l’air de servir un seul jour la Republique. Voila tout. » Massarel, interdit, ne repondit rien ; et M. de Varnetot, se mettant en marche d’un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de son escorte. Alors le docteur, eperdu d’orgueil, revint vers la foule.

Des qu’il fut assez pres pour se faire entendre, il cria : « Hurrah ! hurrah ! La Republique triomphe sur toute la ligne. » Aucune emotion ne se manifesta. Le medecin reprit : « Le peuple est libre, vous etes libres, independants. Soyez fiers ! » Les villageois inertes le regardaient sans qu’aucune gloire illuminat leurs yeux. A son tour, il les contempla, indigne de leur indifference, cherchant ce qu’il pourrait dire, ce qu’il pourrait faire pour frapper un grand coup, electriser ce pays placide, remplir sa mission d’initiateur.

Mais une inspiration l’envahit et, se tournant vers Pommel : « Lieutenant, allez chercher le buste de l’ex-empereur qui est dans la salle des deliberations du conseil municipal, et apportez-le avec une chaise. » Et bientot l’homme reparut portant sur l’epaule droite le Bonaparte de platre, et tenant de la main gauche une chaise de paille. M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre, placa dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas, l’interpella d’une voix sonore : « Tyran, tyran, te voici tombe, tombe dans la boue, tombe dans la fange.

La patrie expirante ralait sous ta botte. Le Destin vengeur t’a frappe. La defaite et la honte se sont attachees a toi ; tu tombes vaincu, prisonnier du Prussien ; et, sur les ruines de ton empire croulant, la jeune et radieuse Republique se dresse, ramassant ton epee brisee… » Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de mains n’eclata. Les paysans effares se taisaient ; et le buste aux moustaches pointues qui depassaient les joues de chaque cote, le buste immobile et bien peigne comme 14 une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.

Massarel avec son sourire de platre, un sourire ineffacable et moqueur. Ils demeuraient ainsi face a face, Napoleon sur sa chaise, le medecin debout, a trois pas de lui. Une colere saisit le commandant. Mais que faire ? que faire pour emouvoir ce peuple et gagner definitivement cette victoire de l’opinion ? Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa ceinture rouge, la crosse de son revolver. Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors, il tira son arme, fit deux pas et, a bout portant, foudroya l’ancien monarque.

La balle creusa dans le front un petit trou noir, pareil a une tache, presque rien. L’effet etait manque. M. Massarel tira un second coup, qui fit un second trou, puis un troisieme, puis, sans s’arreter, il lacha les trois derniers. Le front de Napoleon volait en poussiere blanche, mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient intacts. Alors, exaspere, le docteur renversa la chaise d’un coup de poing et, appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociferant : « Perissent ainsi tous les traitres ! Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les spectateurs semblaient stupides d’etonnement, le commandant cria aux hommes de la milice : « Vous pouvez maintenant regagner vos foyers. » Et il se dirigea lui-meme a grands pas vers sa maison, comme s’il eut fui. Sa bonne, des qu’il parut, lui dit que des malades l’attendaient depuis plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C’etaient les deux paysans aux varices, revenus des l’aube, obstines et patients. Et le vieux aussitot reprit son explication : « Ca a commence par des fourmis qui me couraient censement le long des jambes… » 15 Chapitre Le Loup 3 Voici ce que ous raconta le vieux marquis d’Arville a la fin du diner de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels. On avait force un cerf dans le jour. Le marquis etait le seul des convives qui n’eut point pris part a cette poursuite, car il ne chassait jamais. Pendant toute la duree du grand repas, on n’avait guere parle que de massacres d’animaux. Les femmes elles-memes s’interessaient aux recits sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les attaques et les combats d’hommes contre les betes, levaient les bras, contaient d’une voix tonnante. M. d’Arville parlait bien, avec une certaine poesie un peu ronflante, mais pleine d’effet.

Il avait du repeter souvent cette histoire, car il la disait couramment, n’hesitant pas sur les mots choisis avec habilete pour faire image. « Messieurs, je n’ai jamais chasse, mon pere non plus, mon grand-pere non plus, et, non plus, mon arriere-grand-pere. Ce dernier etait fils d’un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai comment. « Il se nommait Jean, etait marie, pere de cet enfant qui fut mon trisaieul, et il habitait avec son frere cadet, Francois d’Arville, notre chateau de Lorraine, en pleine foret. « Francois d’Arville etait reste garcon par amour de la chasse. Ils chassaient tous deux d’un bout a l’autre de l’annee, sans repos, sans arret, sans lassitude. Ils n’aimaient que cela, ne comprenaient pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. « Ils avaient au c? ur cette passion terrible, inexorable. Elle les brulait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien autre. « Ils avaient defendu qu’on les derangeat jamais en chasse, pour aucune raison. Mon trisaieul naquit pendant que son pere suivait un 16 renard, et Jean d’Arville n’interrompit point sa course, mais il jura : « Nom d’un nom, ce gredin-la aurait bien pu attendre apres l’hallali ! « Son frere Francois se montrait encore plus emporte que lui. Des son lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des oiseaux autour du chateau jusqu’au moment de partir pour forcer quelque grosse bete. « On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles d’alors ne faisant point, comme la noblesse d’occasion de notre temps, qui veut etablir dans les titres une hierarchie descendante ; car le fils d’un marquis n’est pas plus comte, ni le fils d’un vicomte baron, que le fils d’un general n’est colonel de naissance. Mais la vanite mesquine du jour trouve profit a cet arrangement. Je reviens a mes ancetres. « Ils etaient, parait-il, demesurement grands, osseux, poilus, violents et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l’aine, avait une voix tellement forte que, suivant une legende dont il etait fier, toutes les feuilles de la foret s’agitaient quand il criait. « Et lorsqu’ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce devait etre un spectacle superbe de voir ces deux geants enfourcher leurs grands chevaux. « Or, vers le milieu de l’hiver de cette annee 1764, les froids furent excessifs et les loups devinrent feroces. Ils attaquaient meme les paysans attardes, rodaient la nuit autour des maisons, hurlaient du coucher du soleil a son lever et depeuplaient les etables. « Et bientot une rumeur circula. On parlait d’un loup colossal, au pelage gris, presque blanc, qui avait mange deux enfants, devore le bras d’une femme, etrangle tous les chiens de garde du pays et qui penetrait sans peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la flamme des lumieres. Et bientot une panique courut par toute la province.

Personne n’osait plus sortir des que tombait le soir. Les tenebres semblaient hantees par l’image de cette bete. « Les freres d’Arville resolurent de la trouver et de la tuer, et ils convierent a de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. « Ce fut en vain. On avait beau battre les forets, fouiller les buissons, on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-la. Et, chaque nuit qui suivait la battue, l’animal, comme pour se venger, attaquait quelque voyageur ou devorait quelque betail, toujours loin du lieu ou on l’avait cherche. 7 « Une nuit enfin, il penetra dans l’etable aux porcs du chateau d’Arville et mangea les deux plus beaux eleves. « Les deux freres furent enflammes de colere, considerant cette attaque comme une bravade du monstre, une injure directe, un defi. Ils prirent tous leurs forts limiers habitues a poursuivre les betes redoutables, et ils se mirent en chasse, le c? ur souleve de fureur. « Depuis l’aurore jusqu’a l’heure ou le soleil empourpre descendit derriere les grands arbres nus, ils battirent les fourres sans rien trouver. Tous deux enfin, furieux et desoles, revenaient au pas de leurs chevaux par une allee bordee de broussailles, et s’etonnaient de leur science dejouee par ce loup, saisis soudain d’une sorte de crainte mysterieuse. « L’aine disait : « – Cette bete-la n’est point ordinaire. On dirait qu’elle pense comme un homme. « Le cadet repondit : « – On devrait peut-etre faire benir une balle par notre cousin l’eveque, ou prier quelque pretre de prononcer les paroles qu’il faut. « Puis ils se turent. « Jean reprit : « – Regarde le soleil, s’il est rouge. Le grand loup va faire quelque malheur cette nuit. Il n’avait point fini de parler que son cheval se cabra ; celui de Francois se mit a ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes s’ouvrit devant eux, et une bete colossale, toute grise, surgit, qui detala a travers le bois. « Tous deux pousserent une sorte de grognement de joie, et, se courbant sur l’encolure de leurs pesants chevaux, ils les jeterent en avant d’une poussee de tout leur corps, les lancant d’une telle allure, les excitant, les entrainant, les affolant de la voix, du geste et de l’eperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes betes entre leurs cuisses comme s’ils s’envolaient. Ils allaient ainsi, ventre a terre, crevant les fourres, coupant les ravins, grimpant les cotes, devalant dans les gorges, et sonnant du cor a pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. « Et voila que soudain, dans cette course eperdue, mon aieul heurta du front une branche enorme qui lui fendit le crane ; et il tomba raide mort sur le sol, tandis que son cheval affole s’emportait, disparaissait dans l’ombre enveloppant les bois. « Le cadet d’Arville s’arreta net, sauta par terre, saisit dans ses bras son frere, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. 8 « Alors il s’assit aupres du corps, posa sur ses genoux la tete defiguree et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l’aine. Peu a peu une peur l’envahissait, une peur singuliere qu’il n’avait jamais sentie encore, la peur de l’ombre, la peur de la solitude, la peur du bois desert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de tuer son frere pour se venger d’eux. « Les tenebres s’epaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. Francois se leva, frissonnant, incapable de rester la plus longtemps, se sentant presque defaillir.

On n’entendait plus rien, ni la voix des chiens ni le son des cors, tout etait muet par l’invisible horizon ; et ce silence morne du soir glace avait quelque chose d’effrayant et d’etrange. « Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et le coucha sur la selle pour le reporter au chateau ; puis il se remit en marche doucement, l’esprit trouble comme s’il etait gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes. « Et, brusquement, dans le sentier qu’envahissait la nuit, une grande forme passa. C’etait la bete.

Une secousse d’epouvante agita le chasseur ; quelque chose de froid, comme une goutte d’eau, lui glissa le long des reins, et il fit, ainsi qu’un moine hante du diable, un grand signe de croix, eperdu a ce retour brusque de l’effrayant rodeur. Mais ses yeux retomberent sur le corps inerte couche devant lui, et soudain, passant brusquement de la crainte a la colere, il fremit d’une rage desordonnee. « Alors il piqua son cheval et s’elanca derriere le loup. « Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant des bois qu’il ne reconnaissait plus, l’? il fixe sur la tache blanche qui fuyait dans la nuit descendue sur la erre. « Son cheval aussi semblait anime d’une force et d’une ardeur inconnues. Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux rochers, la tete et les pieds du mort jete en travers sur la selle. Les ronces arrachaient les cheveux ; le front, battant les troncs enormes, les eclaboussait de sang ; les eperons dechiraient des lambeaux d’ecorce. « Et, soudain, l’animal et le cavalier sortirent de la foret et se ruerent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce vallon etait pierreux, ferme par des roches enormes, sans issue possible ; et le loup accule se retourna. Francois alors poussa un hurlement de joie que les echos repeterent comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas a la main. « La bete herissee, le dos rond, l’attendait ; ses yeux luisaient comme deux etoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, empoignant 19 son frere, l’assit sur une roche, et, soutenant avec des pierres sa tete qui n’etait plus qu’une tache de sang, il lui cria dans les oreilles, comme s’il eut parle a un sourd : « Regarde, Jean, regarde ca ! » « Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort a culbuter une montagne, a broyer des pierres dans ses mains.

La bete le voulut mordre, cherchant a lui fouiller le ventre ; mais il l’avait saisie par le cou, sans meme se servir de son arme, et il l’etranglait doucement, ecoutant s’arreter les souffles de sa gorge et les battements de son c? ur. Et il riait, jouissant eperdument, serrant de plus en plus sa formidable etreinte, criant, dans un delire de joie : « Regarde, Jean, regarde ! » Toute resistance cessa ; le corps du loup devint flasque. Il etait mort. « Alors Francois, le prenant a pleins bras, l’emporta et le vint jeter aux pieds de l’aine en repetant d’une voix attendrie : “Tiens, tiens, tiens, mon petit Jean, le voila ! « Puis il replaca sur sa selle les deux cadavres l’un sur l’autre ; et il se remit en route. « Il rentra au chateau, riant et pleurant, comme Gargantua a la naissance de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trepignant d’allegresse en racontant la mort de l’animal, et gemissant et s’arrachant la barbe en disant celle de son frere. « Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononcait, les larmes aux yeux : “Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir etrangler l’autre, il serait mort content, j’en suis sur ! « La veuve de mon aieul inspira a son fils orphelin l’horreur de la chasse, qui s’est transmise de pere en fils jusqu’a moi. » Le marquis d’Arville se tut. Quelqu’un demanda : – Cette histoire est une legende, n’est-ce pas ? Et le conteur repondit : – Je vous jure qu’elle est vraie d’un bout a l’autre. Alors une femme declara d’une petite voix douce : – C’est egal, c’est beau d’avoir des passions pareilles. 20 Chapitre L’enfant 4 Apres avoir longtemps jure qu’il ne se marierait jamais, Jacques Bourdillere avait soudain change d’avis. Cela etait arrive brusquement, un ete, aux bains de mer.

Un matin, comme il etait etendu sur le sable, tout occupe a regarder les femmes sortir de l’eau, un petit pied l’avait frappe par sa gentillesse et sa mignardise. Ayant leve les yeux plus haut, toute la personne le seduisit. De toute cette personne, il ne voyait d’ailleurs que les chevilles et la tete emergeant d’un peignoir de flanelle blanche, clos avec soin. On le disait sensuel et viveur. C’est donc par la seule grace de la forme qu’il fut capte d’abord ; puis il fut retenu par le charme d’un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et les levres.

Presente a la famille, il plut et il devint bientot fou d’amour. Quand il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune, il fremissait jusqu’aux cheveux. Pres d’elle, il devenait muet, incapable de rien dire et meme de penser, avec une espece de bouillonnement dans le c? ur, de bourdonnement dans l’oreille, d’effarement dans l’esprit. Etaitce donc de l’amour, cela ? Il ne le savait pas, n’y comprenait rien, mais demeurait, en tout cas, bien decide a faire sa femme de cette enfant. Les parents hesiterent longtemps, retenus par la mauvaise reputation du jeune homme.

Il avait une maitresse, disait-on, une vieille maitresse, une ancienne et forte liaison, une de ces chaines qu’on croit rompues et qui tiennent toujours. Outre cela, il aimait, pendant des periodes plus ou moins longues, toutes les femmes qui passaient a portee de ses levres. Alors il se rangea, sans consentir meme a revoir une seule fois celle avec qui il avait vecu longtemps. Un ami regla la pension de cette femme, assura son existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d’elle, pretendant desormais ignorer jusqu’a son nom. Elle ecrivit des lettres sans qu’il les ouvrit.

Chaque semaine, il reconnaissait l’ecriture 21 maladroite de l’abandonnee ; et, chaque semaine, une colere plus grande lui venait contre elle, et il dechirait brusquement l’enveloppe et le papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant d’avance les reproches et les plaintes contenues la dedans. Comme on ne croyait guere a sa perseverance, on fit durer l’epreuve tout l’hiver, et c’est seulement au printemps que sa demande fut agreee. Le mariage eut lieu a Paris, dans les premiers jours de mai. Il etait decide qu’ils ne feraient point le classique voyage de noce.

Apres un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se prolongerait point au dela de onze heures, pour ne pas eterniser les fatigues de cette journee de ceremonies, les jeunes epoux devaient passer leur premiere nuit commune dans la maison familiale, puis partir seuls, le lendemain matin, pour la plage chere a leurs c? urs, ou ils s’etaient connus et aimes. La nuit etait venue, on dansait dans le grand salon. Ils s’etaient retires tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies eclatantes, a peine eclaire, ce soir-la, par les rayons alanguis d’une grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un ? uf enorme.

La fenetre entr’ouverte laissait entrer parfois des souffles frais du dehors, des caresses d’air qui passaient sur les visages, car la soiree etait tiede et calme, pleine d’odeurs de printemps. Ils ne disaient rien ; ils se tenaient les mains en se les pressant parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeux vagues, un peu eperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuee, prete a pleurer, souvent prete aussi a defaillir de joie, croyant le monde entier change par ce qui lui arrivait, inquiete sans savoir de quoi, et sentant tout son corps, toute son ame envahis d’une indefinissable et delicieuse lassitude.

Lui la regardait obstinement, souriant d’un sourire fixe. Il voulait parler, ne trouvait rien et restait la, mettant toute son ardeur en des pressions de mains. De temps en temps, il murmurait : « Berthe ! » et chaque fois elle levait les yeux sur lui d’un mouvement doux et tendre ; ils se contemplaient une seconde, puis son regard a elle, penetre et fascine par son regard a lui, retombait. Ils ne decouvraient aucune pensee a echanger. On les laissait seuls ; mais, parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup d’? il furtif, comme s’il eut ete temoin discret et confident d’un mystere.

Une porte de cote s’ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau une lettre pressee qu’un commissionnaire venait d’apporter. Jacques prit en tremblant ce papier, saisi d’une peur vague et soudaine, la peur mysterieuse des brusques malheurs. 22 Il regarda longtemps l’enveloppe dont il ne connaissait point l’ecriture, n’osant pas l’ouvrir, desirant follement ne pas lire, ne pas savoir, mettre en poche cela, et se dire : « A demain. Demain, je serai loin, peu m’importe ! » Mais, sur un coin, deux grands mots soulignes : TRES URGENT, le retenaient et l’epouvantaient. Il demanda : « Vous permettez, mon amie ? dechira la feuille collee et lut. Il lut le papier, palissant affreusement, le parcourut d’un coup et, lentement, sembla l’epeler. Quand il releva la tete, toute sa face etait bouleversee. Il balbutia : « Ma chere petite, c’est… c’est mon meilleur ami a qui il arrive un grand, un tres grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite… tout de suite… pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de m’absenter vingt minutes ; je reviens aussitot ? » Elle begaya, tremblante, effaree : « Allez, mon ami ! » n’etant pas encore assez sa femme pour oser l’interroger, pour exiger savoir. Et il disparut.

Elle resta seule, ecoutant danser dans le salon voisin. Il avait pris un chapeau, le premier trouve, un pardessus quelconque, et il descendit en courant l’escalier. Au moment de sauter dans la rue, il s’arreta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre. Voici ce qu’elle disait : « MONSIEUR, « Une fille Ravet, votre ancienne maitresse, parait-il, vient d’accoucher d’un enfant qu’elle pretend etre a vous. La mere va mourir et implore votre visite. Je prends la liberte de vous ecrire et de vous demander si vous pouvez accorder ce dernier entretien a cette femme, qui semble etre tres malheureuse et digne de pitie. Votre serviteur, « Dr BONNARD. » Quand il penetra dans la chambre de la mourante, elle agonisait deja. Il ne la reconnut pas d’abord. Le medecin et deux gardes la soignaient, et partout a terre trainaient des seaux pleins de glace et des linges pleins de sang. L’eau repandue inondait le parquet ; deux bougies brulaient sur un meuble ; derriere le lit, dans un petit berceau d’osier, l’enfant criait, et, a chacun de ses vagissements, la mere, torturee, essayait un mouvement, grelottante sous les compresses gelees. Elle saignait ; elle saignait, blessee a mort, tuee par cette naissance.

Toute sa vie coulait ; et, malgre la glace, malgre les soins, l’invincible hemorragie continuait, precipitait son heure derniere. 23 Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras : elle ne put pas, tant ils etaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencerent a glisser. Il s’abattit a genoux pres du lit, saisit une main pendante et la baisa frenetiquement ; puis, peu a peu, il s’approcha tout pres, tout pres du maigre visage qui tressaillait a son contact. Une des gardes, debout, une bougie a la main les eclairait, et le medecin, s’etant recule, regardait du fond de la chambre.

Alors d’une voix lointaine, en haletant, elle dit : « Je vais mourir, mon cheri ; promets-moi de rester jusqu’a la fin. Oh ! ne me quitte pas maintenant, ne me quitte pas au dernier moment ! » Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura : « Sois tranquille, je vais rester. » Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle etait oppressee et defaillante. Elle reprit : « C’est a toi, le petit. Je te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon ame, je te le jure au moment de mourir. Je n’ai pas aime d’autre homme que toi… Promets-moi de ne pas l’abandonner. Il essayait de prendre encore dans ses bras ce miserable corps dechire, vide de sang. Il balbutia, affole de remords et de chagrin : « Je te le jure, je l’eleverai et je l’aimerai. Il ne me quittera pas. » Alors elle tenta d’embrasser Jacques. Impuissante a lever sa tete epuisee, elle tendait ses levres blanches dans un appel de baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et suppliante caresse. Un peu calmee, elle murmura tout bas : « Apporte-le, que je voie si tu l’aimes. » Et il alla chercher l’enfant. Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit etre cessa de pleurer.

Elle murmura : « Ne bouge plus ! » Et il ne remua plus. Il resta la, tenant en sa main brulante cette main que secouaient des frissons d’agonie, comme il avait tenu, tout a l’heure, une autre main que crispaient des frissons d’amour. De temps en temps, il regardait l’heure, d’un coup d’? il furtif, guettant l’aiguille qui passait minuit, puis une heure, puis deux heures. Le medecin s’etait retire ; les deux gardes, apres avoir rode quelque temps, d’un pas leger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des chaises. L’enfant dormait, et la mere, les yeux fermes, semblait se reposer aussi.

Tout a coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croises, elle tendit ses bras d’un mouvement si brusque et si violent qu’elle faillit jeter 24 a terre son enfant. Une espece de rale se glissa dans sa gorge ; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte. Les gardes accourues declarerent : « C’est fini. » Il regarda une derniere fois cette femme qu’il avait aimee, puis la pendule qui marquait quatre heures, et s’enfuit oubliant son pardessus, en habit noir, avec l’enfant dans ses bras. Apres qu’il l’eut laissee seule, sa jeune femme avait attendu, assez calme d’abord, dans le petit boudoir japonais.

Puis, ne le voyant point reparaitre, elle etait rentree dans le salon, d’un air indifferent et tranquille, mais inquiete horriblement. Sa mere, l’apercevant seule, avait demande : « Ou donc est ton mari ? » Elle avait repondu : « Dans sa chambre ; il va revenir. » Au bout d’une heure, comme tout le monde l’interrogeait, elle avoua la lettre et la figure bouleversee de Jacques, et ses craintes d’un malheur. On attendit encore. Les invites partirent ; seuls, les parents les plus proches demeuraient. A minuit, on coucha la mariee toute secouee de sanglots.

Sa mere et deux tantes, assises autour du lit, l’ecoutaient pleurer, muettes et desolees… Le pere etait parti chez le commissaire de police pour chercher des renseignements. A cinq heures, un bruit leger glissa dans le corridor ; une porte s’ouvrit et se ferma doucement ; puis soudain un petit cri pareil a un miaulement de chat courut dans la maison silencieuse. Toutes les femmes furent debout d’un bond, et Berthe, la premiere, s’elanca malgre sa mere et ses tantes, enveloppee de son peignoir de nuit. Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un enfant dans ses ras. Les quatre femmes le regarderent effarees ; mais Berthe, devenue soudain temeraire, le c? ur crispe d’angoisse, courut a lui : « Qu’y a-t-il ? dites, qu’y a-t-il ? » Il avait l’air fou ; il repondit d’une voix saccadee : « Il y a… il y a… que j’ai un enfant, et que la mere vient de mourir… » Et il presentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant. Berthe, sans dire un mot, saisit l’enfant, l’embrassa, l’etreignant contre elle ; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes : « La mere est morte, dites-vous ? Il repondit : « Oui, tout de suite… dans mes bras… J’avais rompu depuis l’ete… Je ne savais rien, moi… c’est le medecin qui m’a fait venir… » Alors Berthe murmura : « Eh bien, nous l’eleverons ce petit. » 25 Chapitre 5 Conte de Noel Le docteur Bonenfant cherchait dans sa memoire, repetant a mi-voix : « Un souvenir de Noel ? … Un souvenir de Noel ? … » Et tout a coup, il s’ecria : – Mais si, j’en ai un, et un bien etrange encore ; c’est une histoire fantastique. J’ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de Noel. Cela vous etonne de m’entendre parler ainsi, moi qui ne crois guere a rien.

Et pourtant j’ai vu un miracle ! Je l’ai vu, fis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s’appelle vu. En ai-je ete fort surpris ? non pas ; car si je ne crois point a vos croyances, je crois a la foi, et je sais qu’elle transporte les montagnes. Je pourrais citer bien des exemples ; mais je vous indignerais et je m’exposerais aussi a amoindrir l’effet de mon histoire. Je vous avouerai d’abord que si je n’ai pas ete fort convaincu et converti par ce que j’ai vu, j’ai ete du moins fort emu, et je vais tacher de vous dire la chose naivement, comme si j’avais une credulite d’Auvergnat.

J’etais alors medecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine Normandie. L’hiver, cette annee-la, fut terrible. Des la fin de novembre, les neiges arriverent apres une semaine de gelees. On voyait de loin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descente des flocons commenca. En une nuit, toute la plaine fut ensevelie. Les fermes, isolees dans leurs cours carrees, derriere leurs rideaux de grands arbres poudres de frimas, semblaient s’endormir sous l’accumulation de cette mousse epaisse et legere. Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile.

Seuls les corbeaux, par bandes, decrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement, s’abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la neige de leurs grands becs. On n’entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussiere tombant toujours. 26 Cela dura huit jours pleins, puis l’avalanche s’arreta. La terre avait sur le dos un manteau epais de cinq pieds. Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel clair, comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout seme d’etoiles qu’on aurait crues de givre, tant le vaste espace etait rigoureux, s’etendit sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clotures, tout semblait mort, tue par le froid. Ni hommes ni betes ne sortaient plus : seules les cheminees des chaumieres en chemise blanche revelaient la vie cachee, par les minces filets de fumee qui montaient droit dans l’air glacial. De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brises sous l’ecorce ; et, parfois, une grosse branche se detachait et tombait, l’invincible gelee petrifiant la seve et cassant les fibres. Les habitations semees ca et la par les champs semblaient eloignees de cent lieues les unes des autres.

On vivait comme on pouvait. Seul, j’essayais d’aller voir mes clients les plus proches, m’exposant sans cesse a rester enseveli dans quelque creux. Je m’apercus bientot qu’une terreur mysterieuse planait sur le pays. Un tel fleau, pensait-on, n’etait point naturel. On pretendit qu’on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient. Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux emigrants qui voyagent au crepuscule, et qui fuyaient en masse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison a des gens affoles. Une epouvante envahissait les sprits et on s’attendait a un evenement extraordinaire. La forge du pere Vatinel etait situee au bout du hameau d’Epivent, sur la grande route, maintenant invisible et deserte. Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron resolut d’aller jusqu’au village. Il resta quelques heures a causer dans les six maisons qui forment le centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur epandue sur la campagne. Et il se mit en route avant la nuit. Tout a coup, en longeant une haie, il crut voir un ? uf dans la neige ; oui, un ? uf depose la, tout blanc comme le reste du monde.

Il se pencha, c’etait un ? uf en effet. D’ou venait-il ? Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit ? Le forgeron s’etonna, ne comprit pas ; mais il ramassa l’? uf et le porta a sa femme. « Tiens, la maitresse, v’la un ? uf que j’ai trouve sur la route ! » La femme hocha la tete : « Un ? uf sur la route ? Par ce temps-ci, t’es soul, bien sur ? 27 – Mais non, la maitresse, meme qu’il etait au pied d’une haie, et encore chaud, pas gele. Le v’la, j’me l’ai mis sur l’estomac pour qui n’refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton diner. » L’? f fut glisse dans la marmite ou mijotait la soupe, et le forgeron se mit a raconter ce qu’on disait par la contree. La femme ecoutait toute pale. « Pour sur que j’ai entendu des sifflets l’autre nuit, meme qu’ils semblaient v’nir de la cheminee. » On se mit a table, on mangea la soupe d’abord, puis, pendant que le mari etendait du beurre sur son pain, la femme prit l’? uf et l’examina d’un ? il mefiant. « Si y avait quelque chose dans c’t’? uf ? – Que que tu veux qu’y ait ? – J’sais ti, me ? – Allons, mange-le, et fais pas la bete. » Elle ouvrit l’? uf. Il etait comme tous les ? fs, et bien frais. Elle se mit a le manger en hesitant, le goutant, le laissant, le reprenant. Le mari disait : « Eh bien ! que gout qu’il a, c’t’? uf ? » Elle ne repondit pas et elle acheva de l’avaler ; puis, soudain, elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affoles, leva les bras, les tordit et, convulsee de la tete aux pieds, roula par terre, en poussant des cris horribles. Toute la nuit elle se debattit en des spasmes epouvantables, secouee de tremblements effrayants, deformee par de hideuses convulsions. Le forgeron, impuissant a la tenir, fut oblige de la lier.

Et elle hurlait sans repos, d’une voix infatigable : « J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps ! » Je fus appele le lendemain. J’ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le moindre resultat. Elle etait folle. Alors, avec une incroyable rapidite, malgre l’obstacle des hautes neiges, la nouvelle, une nouvelle etrange, courut de ferme en ferme : « La femme du forgeron qu’est possedee ! » Et on venait de partout, sans oser penetrer dans la maison ; on ecoutait de loin ses cris affreux pousses d’une voix si forte qu’on ne les aurait pas crus d’une creature humaine. Le cure du village fut prevenu.

C’etait un vieux pretre naif. Il accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononca, en etendant les mains, les formules d’exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient sur un lit la femme ecumante et tordue. Mais l’esprit ne fut point chasse. Et la Noel arriva sans que le temps eut change. La veille au matin, le pretre vint me trouver : 28 « J’ai envie, dit-il, de faire assister a l’office de cette nuit cette malheureuse. Peut-etre Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, a l’heure meme ou il naquit d’une femme. » Je repondis au cure : « Je vous approuve absolument, monsieur l’abbe.

Si elle a l’esprit frappe par la ceremonie (et rien n’est plus propice a l’emouvoir), elle peut etre sauvee sans autre remede. » Le vieux pretre murmura : « Vous n’etes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n’est-ce pas ? Vous vous chargez de l’amener ? » Et je lui promis mon aide. Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l’eglise se mit a sonner, jetant sa voix plaintive a travers l’espace morne, sur l’etendue blanche et glacee des neiges. Des etres noirs s’en venaient lentement, par groupes, dociles au cri d’airain du clocher. La pleine lune eclairait d’une lueur vive et blafarde tout l’horizon, rendait lus visible la pale desolation des champs. J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis a la forge. La possedee hurlait toujours, attachee a sa couche. On la vetit proprement malgre sa resistance eperdue, et on l’emporta. L’eglise etait maintenant pleine de monde, illuminee et froide ; les chantres poussaient leurs notes monotones ; le serpent ronflait ; la petite sonnette de l’enfant de ch? ur tintait, reglant les mouvements des fideles. J’enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytere, et j’attendis le moment que je croyais favorable. Je choisis l’instant qui suit la communion.

Tous les paysans, hommes et femmes, avaient recu leur Dieu pour flechir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le pretre achevait le mystere divin. Sur mon ordre, la porte fut ouverte et les quatre aides apporterent la folle. Des qu’elle apercut les lumieres, la foule a genoux, le ch? ur en feu et le tabernacle dore, elle se debattit d’une telle vigueur, qu’elle faillit nous echapper, et elle poussa des clameurs si aigues qu’un frisson d’epouvante passa dans l’eglise ; toutes les tetes se releverent ; des gens s’enfuirent. Elle n’avait plus la forme d’une femme, crispee et tordue en nos mains, le visage contourne, les yeux fous.

On la traina jusqu’aux marches du ch? ur et puis on la tint fortement accroupie a terre. 29 Le pretre s’etait leve ; il attendait. Des qu’il la vit arretee, il pri