?BOITELLE Le pere Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays, la specialite des besognes malpropres. Toutes les fois qu’on avait a aire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, a curer un egout, un trou de fange quelconque c’etait lui qu’on allait chercher. Il s’en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabots enduits de crasse, et se mettait a sa besogne en geignant sans cesse sur son metier. Quand on lui demandait alors pourquoi il faisait cet ouvrage repugnant, il repondait avec resignation: Pardi, c’est pour mes efants qu’il faut nourrir. Ca rapporte plus qu’autre chose. » Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s’informait de ce qu’ils etaient devenus, il disait avec un air d’indifference: « N’en reste huit a la maison. Y en a un au service et cinq maries. » Quand on voulait savoir s’ils etaient bien maries, il reprenait avec vivacite: « Je les ai pas opposes. Je les ai opposes en rien. Ils ont marie comme ils ont voulu. Faut pas opposer les gouts, ca tourne mal.
Si je suis ordureux, me, c’est que mes parents m’ont oppose dans mes gouts. Sans ca j’aurais devenu un ouvrier comme les autres. » Voici en quoi ses parents
Tantot seul, tantot avec un pays, il s’en allait lentement le long des cages ou les perroquets a dos vert et a tete jaune des Amazones, les perroquets a dos gris et a tete rouge du Senegal, les aras enormes qui ont l’air d’oiseaux cultives en serre, avec leurs plumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, des perruches de toute taille, qui semblent coloriees avec un soin minutieux par un bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillons sautillants, rouges, jaunes, bleus et barioles, melant leurs cris au bruit du quai, apportent dans le fracas des navires decharges, des passants et des voitures, une rumeur violente, aigue, piaillarde, assourdissante, de foret lointaine et surnaturelle. Boitelle s’arretait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riant et ravi, montrant ses dents aux kakatoes prisonniers qui saluaient de leur huppe blanche ou jaune le rouge eclatant de sa culotte et le cuivre de son ceinturon.
Quand il rencontrait un oiseau parleur, il lui posait des questions ; et si la bete se trouvait ce jour-la disposee a repondre et dialoguait avec lui, il emportait pour jusqu’au soir de la gaiete et du contentement. A regarder les singes aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n’imaginait point de plus grand luxe pour un homme riche que de posseder ces animaux ainsi qu’on a des chats et des chiens. Ce gout-la, ce gout de l’exotique, il l’avait dans le sang comme on a celui de la chasse, de la medecine ou de la pretrise. Il ne pouvait s’empecher, chaque fois que s’ouvraient les portes de la caserne, de s’en revenir au quai comme s’il s’etait senti tire par une envie.
Or une fois, s’etant arrete presque en extase devant un araraca monstrueux qui gonflait ses plumes, s’inclinait, se redressait, semblait faire les reverences de cour du pays des perroquets, il vit s’ouvrir la porte d’un petit cafe attenant a la boutique du marchand d’oiseaux, et une jeune negresse, coiffee d’un foulard rouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sable de l’etablissement. L’attention de Boitelle fut aussitot partagee entre l’animal et la femme, et il n’aurait su dire vraiment lequel de ces deux etres il contemplait avec le plus d’etonnement et de plaisir. La negresse, ayant pousse dehors les ordures du cabaret, leva les yeux, et demeura a son tour eblouie devant l’uniforme du soldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans les mains comme si elle lui eut porte les armes, tandis que l’araraca continuait a s’incliner.
Or le troupier au bout de quelques instants fut gene par cette attention, et il s’en alla a petits pas, pour n’avoir point l’air de battre en retraite. Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le cafe des Colonies, et souvent il percut a travers les vitres la petite bonne a peau noire qui servait des bocks ou de l’eau-de-vie aux matelots du port. Souvent aussi elle sortait en l’apercevant; bientot, meme, sans s’etre jamais parle, ils se sourirent comme des connaissances; et Boitelle se sentait le coeur remue, en voyant luire tout a coup, entre les levres sombres de la fille, la ligne eclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut tout surpris en constatant qu’elle parlait francais comme tout le monde.
La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre, demeura, dans le souvenir du troupier, memorablement delicieuse; et il prit l’habitude de venir absorber, en ce petit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que lui permettait sa bourse. C’etait pour lui une fete un bonheur auquel il pensait sans cesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelque chose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus claires que les yeux. Au bout de deux mois de frequentation, ils devinrent tout a fait bons amis, et Boitelle apres le premier etonnement de voir que les idees de cette negresse etaient pareilles aux bonnes idees des filles du pays, qu’elle respectait l’economie, le travail, la religion et la conduite, l’en aima davantage, s’eprit d’elle au point de vouloir l’epouser. Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie.
Elle avait d’ailleurs quelque argent, laisse par une marchande d’huitres, qui l’avait recueillie, quand elle fut deposee sur le quai du Havre par un capitaine americain. Ce capitaine l’avait trouvee agee d’environ six ans, blottie sur des balles de coton dans la cale de son navire, quelques heures apres son depart de New York. Venant au Havre, il y abandonna aux soins de cette ecaillere apitoyee ce petit animal noir cache a son bord, il ne savait pas par qui ni comment. La vendeuse d’huitres etant morte, la jeune negresse devint bonne au cafe des Colonies. Antoine Boitelle ajouta: « Ca se fera si les parents ne s’ y opposent point. J’irai jamais contre eux, t’entends ben, jamais! Je vas leur en toucher deux mots a la premiere fois que je retourne au pays. «
La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heures de permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait une petite ferme a Tourteville, pres d’Yvetot. Il attendit la fin du repas, l’heure ou le cafe baptise d’eau-de-vie rendait les coeurs plus ouverts, pour informer ses ascendants qu’il avait trouve une fille repondant si bien a ses gouts, a tous ses gouts, qu’il ne devait pas en exister une autre sur la terre pour lui convenir aussi parfaitement. Les vieux, a ce propos, devinrent aussitot circonspects, et demanderent des explications. Il ne cacha rien d’ailleurs que la couleur de son teint. C’etait une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, econome, propre, de conduite, et de bon conseil.
Toutes ces choses-la valaient mieux que de l’argent aux mains d’une mauvaise menagere. Elle avait quelques sous d’ailleurs, laisses par une femme qui l’avait elevee, quelques gros sous, presque une petite dot, quinze cents francs a la caisse d’epargne. Les vieux, conquis par ses discours, confiants d’ailleurs dans son jugement, cedaient peu a peu, quand il arriva au point delicat. Riant d’un rire un peu contraint: « Il n’y a qu’une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier. Elle n’est brin blanche. » Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec beaucoup de precautions, pour ne les point rebuter, qu’elle appartenait a la race sombre dont ils n’avaient vu echantillons que sur les images d’Epinal.
Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s’il leur avait propose une union avec le Diable. La mere disait: « Noire ? Combien qu’elle l’est ? C’est-il partout ? » Il repondait: « Pour sur: Partout, comme t’es blanche partout, te ! » Le pere reprenait: « Noire ? C’est-il noir autant que le chaudron ? » Le fils repondait: « Pt’etre ben un p’tieu moins ! C’est noire, mais point noire a degouter. La robe a m’sieu l’cure est ben noire, et alle n’est pas plus laide qu’un surplis qu’est blanc. » Le pere disait: « Y en a-t-il de pu noires qu’elle dans son pays ? » Et le fils, convaincu, s’ecriait: « Pour sur ! » Mais le bonhomme remuait la tete. « Ca doit etre deplaisant ? » Et le fils: C’est point pu deplaisant qu’aut’chose, vu qu’on s’y fait en rin de temps. » La mere demandait: « Ca ne salit point le linge plus que d’autres, ces piaux-la ? – Pas plus que la tienne, vu que c’est sa couleur. » Donc, apres beaucoup de questions encore, il fut convenu que les parents verraient cette fille avant de rien decider et que le garcon, dont le service allait finir l’autre mois, l’amenerait a la maison afin qu’on put l’examiner et decider en causant si elle n’etait pas trop foncee pour entrer dans la famille Boitelle. Antoine alors annonca que le dimanche 22 mai, jour de sa liberation, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.
Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux ses vetements les plus beaux et les plus voyants, ou dominaient le jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu’elle avait l’air pavoisee pour une fete nationale. Dans la gare, au depart du Havre, on la regarda beaucoup, et Boitelle etait fier de donner le bras a une personne qui commandait ainsi l’attention. Puis, dans le wagon de troisieme classe ou elle prit place a cote de lui, elle imposa une telle surprise aux paysans que ceux des compartiments voisins monterent sur leurs banquettes pour l’examiner par-dessus la cloison de bois qui divisait la caisse roulante. Un enfant, a son aspect, se mit a crier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de sa mere. Tout alla bien cependant jusqu’a la gare d’arrivee.
Mais lorsque le train ralentit sa marche en approchant d’Yvetot, Antoine se sentit mal a l’aise, comme au moment d’une inspection quand il ne savait pas sa theorie Puis, s’etant penche a la portiere, il reconnut de loin son pere qui tenait la bride du cheval attele a la carriole, et sa mere venue jusqu’au treillage qui maintenait les curieux. Il descendit le premier, tendit la main a sa bonne amie, et, droit, comme s’il escortait un general, il se dirigea vers sa famille. La mere, en voyant venir cette dame noire et bariolee en compagnie de son garcon, demeurait tellement stupefaite qu’elle n’en pouvait ouvrir la bouche, et le pere avait peine a maintenir le cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou la negresse.
Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans melange de revoir ses vieux, se precipita, les bras ouverts, becota la mere, becota le pere malgre l’effroi du bidet, puis se tournant vers sa compagne que les passants ebaubis consideraient en s’arretant, il s’expliqua. « La v’la ! J’vous avais ben dit qu’a premiere vue alle est un brin detournante, mais sitot qu’on la connait, vrai de vrai, y a rien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu’a ne s’emeuve point. » Alors la mere Boitelle, intimidee elle-meme a perdre la raison, fit une espece de reverence, tandis que le pere otait sa casquette en murmurant: « J’vous la souhaite a vot’ desir. » Puis sans s’attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur des chaises qui les faisaient sauter en l’air a chaque cahot de la route, et les deux hommes par-devant, sur la banquette.
Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air de caserne, le pere fouettait le bidet, et la mere regardait de coin, en glissant des coups d’oeil de fouine, la negresse dont le front et les pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien cirees. Voulant rompre la glace, Antoine se retourna. « Eh bien, dit-il, on ne cause pas ? – Faut le temps », repondit la vieille. Il reprit: « Allons, raconte a la p’tite l’histoire des huit oeufs de ta poule. » C’etait une farce celebre dans la famille. Mais comme la mere se taisait toujours, paralysee par l’emotion, il prit lui-meme la parole et narra, en riant beaucoup, cette memorable aventure.
Le pere, qui la savait par coeur, se derida aux premiers mots; sa femme bientot suivit l’exemple, et la negresse elle-meme, au passage le plus drole, partit tout a coup d’un tel rire, d’un rire si bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excite fit un petit temps de galop. La connaissance etait faite. On causa. A peine arrives, quand tout le monde fut descendu, apres qu’il eut conduit sa bonne amie dans la chambre pour oter sa robe qu’elle aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa facon destine a prendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la porte, et demanda, le coeur battant: « Eh ben, queque vous dites ? » Le pere se tut. La mere plus hardie declara: « Alle est trop noire ! Non, vrai, c’est trop.
J’en ai eu les sangs tournes. – Vous vous y ferez, dit Antoine. – Possible, mais pas pour le moment. » Ils entrerent et la bonne femme fut emue en voyant la negresse cuisiner. Alors elle l’aida, la jupe retroussee, active malgre son age. Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tour ensuite, Antoine prit son pere a part. « Eh ben, pe, queque t’en dis ? » Le paysan ne se compromettait jamais. « J’ai point d’avis. D’mande a ta me. » Alors Antoine rejoignit sa mere et la retenant en arriere: « Eh ben, ma me, queque t’en dis ? – Mon pauv’e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement un p’tieu moins je ne m’opposerais pas, mais c’est trop. On dirait Satan ! «
Il n’insista point, sachant que la vieille s’obstinait toujours, mais il sentait en son coeur entrer un orage de chagrin. Il cherchait ce qu’il fallait faire, ce qu’il pourrait inventer, surpris d’ailleurs qu’elle ne les eut pas conquis deja comme elle l’avait seduit lui-meme. Et ils allaient tous les quatre a pas lents a travers les bles, redevenus peu a peu silencieux. Quand on longeait une cloture, les fermiers apparaissaient a la barriere, les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se precipitait au chemin pour voir passer la « noire » que le fils Boitelle avait ramenee. On apercevait au loin des gens qui couraient a travers les champs comme on accourt quand bat le tambour des annonces de phenomenes vivants.
Le pere et la mere Boitelle effares de cette curiosite semee par la campagne a leur approche, hataient le pas, cote a cote, precedant de loin leur fils a qui sa compagne demandait ce que les parents pensaient d’elle. Il repondit en hesitant qu’ils n’etaient pas encore decides. Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse de toutes les maisons en emoi, et devant l’attroupement grossissant, les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnerent leur logis, tandis qu’Antoine souleve de colere, sa bonne amie au bras, s’avancait avec majeste sous les yeux elargis par l’ebahissement. Il comprenait que c’etait fini, qu’il n’y avait plus d’espoir, qu’il n’epouserait pas sa negresse; elle aussi le comprenait; et ils se mirent a pleurer tous les deux en approchant de la ferme.
Des qu’ils y furent revenus, elle ota de nouveau sa robe pour aider la mere a faire sa besogne; elle la suivit partout, a la laiterie, a l’etable, au poulailler, prenant la plus grosse part, repetant sans cesse: « Laissez-moi faire, madame Boitelle », si bien que le soir venu, la vieille, touchee et inexorable, dit a son fils: « C’est une brave fille tout de meme. C’est dommage qu’elle soit si noire, mais vrai, alle l’est trop. J’pourrais pas m’y faire, faut qu’alle r’tourne, alle’ est trop noire. » Et le fils Boitelle dit a sa bonne amie: « Alle n’veut point, alle te trouve trop noire. Faut r’tourner. Je t’aconduirai jusqu’au chemin de fer. N’importe, t’eluge point. J’vas leur y parler quand tu seras partie. «
Il la conduisit donc a la gare en lui donnant encore espoir et apres l’avoir embrassee, la fit monter dans le convoi qu’il regarda s’eloigner avec des yeux bouffis par les pleurs. Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais. Et quand il avait conte cette histoire que tout le pays connaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours: « A partir de ca, j’ai eu de coeur a rien, a rien. Aucun metier ne m’allait pu, et j’sieus devenu ce que j’sieus, un ordureux. » On lui disait: « Vous vous etes marie pourtant. – Oui, et j’peux pas dire que ma femme m’a deplu pisque j’y ai fait quatorze efants, mais c’n’est point l’autre, oh non, pour sur, oh non! L’autre, voyez-vous, ma negresse, elle n’avait qu’a me regarder, je me sentais comme transporte… «