Baudelaire, « Harmonie du soir », Les Fleurs du Mal (1857) Harmonie du soir Voici venir les temps ou vibrant sur sa tige Chaque fleur s’evapore ainsi qu’un encensoir. Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, Valse melancolique et langoureux vertige ! Chaque fleur s’evapore ainsi qu’un encensoir, Le violon fremit comme un c? ur qu’on afflige, Valse melancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon fremit comme un c? ur qu’on afflige, Un c? ur tendre, qui hait le neant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir, Le soleil s’est noye dans son sang qui se fige. Un c? ur tendre, qui hait le neant vaste et noir, Du passe lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noye dans son sang qui se fige… Extrait des Fleurs du mal, section « Spleen et Ideal » Si le titre du recueil baudelairien, Les Fleurs du Mal, fonde une analogie entre fleur et poeme, il semble induire que l’activite poetique nait d’une conscience sombre et pervertie, pour faire connaitre au lecteur une sorte de mort par contamination.
Pourtant « Harmonie du soir », poeme
Des lors, comment la rigidite du pantoum, et le retour du meme, permettent-ils de fonder une dynamique propre a constituer la poesie comme moyen de solidifier le souvenir contre les assauts de la mort et de l’oubli ? Baudelaire fait l’experience d’un envoutement sensuel (premiere partie), a la maniere d’un impressionniste, a travers la presence charnelle et fluide du materiau sonore. Mais la nostalgie de l’Ideal invite le poete a chercher un sens sacre (deuxieme partie) derriere les signes de la nature.
Ce desir, ce manque alimentent une foi dans le travail poetique (troisieme partie), qui repond au delitement du reel par le rituel de resurrection qu’opere la memoire. Le poete s’abandonne au « vertige » du rythme poetique, qui seul peut rendre compte d’une connaissance profonde et totale de la nature dans la mesure ou elle s’empare de tous les sens, de toutes les dynamiques, pour mieux imposer sa fugacite L’atmosphere orchestre un ballet d’impressions, autant de presences auxquelles le poete qui occupe le c? ur de l’espace ne peut se soustraire. Aussi temoigne-t-il d’une experience synesthesique, a travers la mention des sons et des arfums qui, meles, semblent renforcer leur puissance labile les uns des autres : de toutes les sensations, le poete est envahi avant tout par les plus fuyantes et les plus tenues. Elles sont rappelees metonymiquement par la reference a leur origine (la fleur, le violon), et leur consequence (la valse), et des alliterations en labiales (« fleurs », « melancolique », « langoureux », « afflige ») et en fricatives (« voici », « venir », « vibrant », « s’evapore », « valse », « vertige », « violon ») dans les deux premieres strophes, comme pour prolonger leur presence.
Malgre la douceur d’un demi-jour, les facultes visuelles sont eprouvees par les couleurs du couchant, qu’evoquent les termes « noir », « sang », « soleil », « lumineux », « luit », tons contrastes qui, conjoints a la technique de parataxe a l’? uvre pour egrener chacune des impressions, ne sont pas sans rappeler le courant pictural impressionniste de l’epoque. La nature constitue cependant un tout organise ou chaque fragment a sa place.
Ainsi sont evoques les quatre elements : sons et parfums remplissent l’air, mentionne precisement au vers 3, tige et fleur font reference a la terre, le soleil est symbole et incarnation du feu, et le ciel de l’eau, comme en atteste l’image de la noyade. Si cette sensualite profuse prend place dans un espace organise, elle n’en demeure pas moins dynamisee par des echanges entre les objets, qui en assurent la force d’envoutement. L’etude des mouvements evoques par le texte permet de degager la charge invocatoire du poeme, et de cerner la fonction paradoxalement vivifiante du ressassement.
La premiere strophe met en lumiere l’envoutement qu’opere le paysage, anime par des mouvements tres legerement modules. Le poete commence par evoquer un balancement dans le terme « vibrant », puis une effusion dans « s’evapore », le tournoiement dans « tournent », toutes ces manifestations s’incarnant dans le substantif « valse » qui recupere l’ensemble des sens egrenes auparavant. Le rythme des vers 3 et 4, en 2-4-2-4, est mimetique de la claudication de la danse.
Les substantifs « valse » et « vertige », disposes en chiasme aux deux extremites du vers 4, aimantent l’attention du lecteur vers les poles, et ce mouvement centrifuge restitue la violence du tourbillon. Pourtant, ces secousses de gaiete se muent en une forme pathologique, d’ou le verbe « fremit » au vers 6, avant d’aboutir a l’immobilite, symbole de mort (le verbe « etre » au vers 8 fonctionne a la fois comme verbe d’etat, support de la description, et comme indication spatiale qui refere a la fixite) confirme par la noyade (« se fige »).
Cependant, cette mort s’avere n’etre qu’un repli temporaire, voire strategique : le poete « recueille » pour mieux faire ressurgir, l’engloutissement est le prealable necessaire a l’apotheose rayonnante que signale le verbe « luit » a la fin du poeme. Le mouvement de spirale ne mene a l’horizontalite du reposoir que pour mieux plonger et rejaillir, suivant une dialectique positive de la verticalite, de meme que le silence des points de suspension (vers 15) ouvre a la tonicite victorieuse de l’exclamative.
Le temps propre aux mouvements de danse, present en perpetuelle recomposition, offre cependant le vertige de l’inconsistance, qui ne garantit en rien, d’emblee, la reussite finale. Si l’absorption dans la delectation sensuelle est vecue comme une extase, elle contient en creux la menace de sa disparition, puisqu’un de ses attraits reside dans le caractere ultime de l’instant : le soir. L’evolution du sens des presents et les rapports du poete a l’instant manifestent cette ambiguite angoissante.
Le presentatif « voici venir » joue le role d’embrayeur, dans la mesure ou il ouvre une dynamique temporelle dans laquelle se profile l’ensemble du poeme, et la tonalite prophetique signale la singularite de ce moment. Le participe present « vibrant » actualise immediatement le proces, en concentrant les valeurs duratives et iteratives du signifiant. Les presents des vers deux et trois, places sous l’egide de la formule d’attaque, conservent cependant une charge de futur.
La deuxieme strophe reprend deux de ces vers, mais ils sont liberes de la prophetie, et s’actualisent pleinement comme des presents descriptifs. Aussi les presents reiteres dans la troisieme strophe sont-ils plus menacants : deja realises auparavant, peuvent-ils se prolonger plus longtemps ? La menace de dissolution s’acheve par l’usage du passe compose qui marque l’accompli du present : dans le « s’est noye » du vers 12, le poete prend conscience d’etre depasse par la temporalite.
La strophe finale renverse pourtant le processus : le poete accepte de se separer de l’actualite, par l’usage des presents gnomiques « hait » et « recueille » qui evoquent les facultes que le poete peut mettre a contribution a toute occasion, pour perenniser le passe dans le souvenir, d’ou le passage du passe compose « s’est noye » a « luit ». Ainsi, le present connu sur le mode de la sensation n’est guere que precaire, et seul le travail poetique permet de transfigurer la fragilite en eternite. N’est-ce fonder le principe de l’ecriture poetique dans la quete d’un absolu soustrait a l’aneantissement de la mort ?
Si « Harmonie du soir » appartient a la section « Spleen et Ideal », c’est qu’il depasse la melancolie douce (le spleen) par la recherche d’une verite plus solide (l’ideal). Aussi l’architecture du poeme permet-elle d’approfondir la portee spirituelle de l’experience sensuelle, qui en devient mystique. Paysage-etat d’ame, le poeme-fleur fait acceder non seulement aux sentiments du poete, mais egalement a une figure divine qui explique la majeste de la parole poetique. Le poeme n’est en aucune facon l’evocation referentielle d’une experience.
Chacun des elements est transposition metaphorique et metonymique des sentiments du poete. Aussi la piece met-elle davantage l’accent sur les adjectifs qualificatifs, qui signalent l’effet des objets sur le spectateur, que sur les substantifs qui indiqueraient une essence, une verite de l’objet. Ainsi en est-il des termes « triste et beau », « hait ». Le chiasme grammatical (substantif-adjectif-adjectif-substantif) et rythmique (2-4-4-2) du vers 4, ralentit et alourdit le vers, afin de suggerer cette atmosphere melancolique pesante. L’analogie du violon avec le c? r du poete permet de poser l’equation entre la valse enivrante et le chant poetique qui deroule les sentiments : le vertige s’explique par la dilatation du moi aux dimensions de la nature entiere. Le soleil recupere alors son sens allegorique traditionnel, a savoir celui de l’amour, qu’il faut arracher a la mort par le souvenir. Lorsque le dernier vers emploie pour la premiere fois des marques personnelles, par l’intermediaire de l’adjectif « ton » et du pronom « moi », il explicite la fonction etat d’ame du poeme et invite le lecteur a une relecture qui se ferait dans ce sens.
Le poeme devient le detour necessaire pour retablir l’alliance avec la femme aimee, a travers un rite religieux. La quete de l’absolu se resout alors en recherche du sacre. L’aimee disparue devient l’objet d’un rite, et le poeme, instrument d’une celebration commemorative qui retrouve, telle une anamnese, le temps de la vie du Christ, sous la figure de cette femme. Par l’usage de tournures comparatives lourdes telles que « ainsi qu’un encensoir », « comme un grand reposoir », « comme un ostensoir », Baudelaire denude le processus de symbolisation, qui favorise le passage des objets profanes aux objets sacres du culte.
L’extase mystique, le ton prophetique s’inscrivent des lors dans un rite eucharistique. Le c? ur sanglant n’est pas sans rappeler le sacre-c? ur du Christ : l’adjectif « tendre » est a comprendre dans son sens ancien de ce qui est fragile ; le reposoir symbolise une station dans la montee au Calvaire ; le neant, sa passion ; le soleil, l’hostie ; l’ostensoir glorieux, la resurrection finale. La nausee des sens qu’evoque la premiere strophe manifeste le besoin de depasser l’experience par une communication avec le divin.
La forme du pantoum devient l’instrument privilegie d’une incantation qui ressuscite le souvenir de la femme, grace a une adoration solennelle. La majeste des vers temoigne d’une recherche de l’idealite des canons poetiques, recourant aux modeles classiques d’une architecture travaillee, comme si l’absolu de la parole pouvait seul toucher l’absolu de la quete. La formule prophetique d’attaque refere d’emblee a la parole sacree, messianique, de l’Ancien Testament.
Le lecteur est ainsi place dans un proces dramatise, dont la gravite explique l’usage du registre soutenu. Les pluriels deviennent alors marques de majeste, dans les termes « les temps », « les sons », « les parfums ». Le vocabulaire est simple voire pauvre, tel les adjectifs « triste et beau », exception faite des termes precis et techniques qui designent les objets du culte, mais qui servent necessairement la richesse des images, puisque ces objets ne sauraient etre evoques autrement.
Une telle simplicite confere au texte une grande purete, et elle est compensee par la recherche de rimes tres riches, dont la coherence est moins a chercher au sein d’une meme strophe, que comme echos entre les differentes strophes : « sa tige » rime alors avec « afflige » et « se fige », « vertige » avec « vestige », « encensoir » avec « vaste et noir » et « ostensoir », « air du soir » avec « reposoir ». Une rigueur quasi mathematique fait alterner rimes masculines et feminines, rimes sur deux pieds et rimes sur trois pieds, dans une structure embrassee.
Les alexandrins, metres de majeste, se deploient presque toujours regulierement avec cesure a l’hemistiche. Enfin, ce rythme binaire est renforce par des structures lexicales binaires, telles « les sons et les parfums », « valse melancolique et langoureux vertige », « triste et beau », « vaste et noir », mimetiques du balancement de l’encensoir. Ainsi, dans le corps meme du poeme se lit la conscience poetique au travail, qui tente de conferer a sa parole pure une valeur spirituelle propre a retablir la communication avec le divin.
Le travail realise sur le langage suppose un acharnement, un approfondissement progressif de l’ecriture par un poete sur des vertus de l’acte poetique. Le pantoum consiste a retravailler une expression poetique pour creer une epaisseur de sens. Mais seul une croyance ferme dans la fonction creatrice du rythme poetique permet de depasser l’illusion que le ressassement des memes termes est vain. Aussi ce poeme structure fait-il l’epreuve douloureuse de la foi du poete dans son activite, et ouvre a une proclamation victorieuse du pouvoir poetique.
La structure de « Harmonie du soir » montre la progression laborieuse du poete vers cette profession de foi. La strophe 1 est empreinte d’une melancolie douce et heureuse dont temoigne la maitrise de la metrique (4-2-3-3 vers 1 et 3-3-3-3 au vers 2, ce qui connote la serenite, et 2-4-2-4 aux vers 3 et 4, mimetiques des sautillements de la valse). A la seconde strophe emerge une note discordante, donc angoissante : la dierese sur « vi-olon » renforce la stridence du [i] de « fremit », confirmee par la secheresse des monosyllabes du vers 8, et la isharmonie est confortee par le fait que le vers le plus heureux de la premiere strophe, le vers 3, n’est pas repris. Pourtant, le vers 7, lent, attenue l’agressivite du vers 6, et l’image du reposoir evoquee dans une declarative grave au vers 8 menage une pause pour reprendre le souffle. La strophe 3 constitue une rupture en tant qu’elle marque l’apogee de la perturbation : la reprise du vers 6 est prolongee par la rupture rythmique forte du vers 10 organisee autour de la pause forte qu’est la virgule, et autour de la scansion des monosyllabes.
La serenite n’est guere retrouvee que dans la mort, a savoir dans l’immobilite hieratique que suggere le vers 12, articule en tetrametre regulier (3-3-3-3). Cette serenite redevient positive dans la strophe finale lorsqu’il s’agit d’evoquer la maitrise dont fait preuve le poete a travers son art : le vers 14 est un tetrametre regulier, et le vers final en 4-2-1-5, sorte de cadence majeure, triomphe du silence menacant des points de suspension et relance le souffle dans l’exaltation de l’exclamative.
De meme, l’exclamation attestait de l’epuisement de plus en plus rapide du souffle poetique, dans la mesure ou elle « remontait » dans la structure de chaque nouvelle strophe (vers 4, 7, 9), incapable de vectoriser longtemps l’elan de la parole. Elle restitue une nouvelle energie dans sa double occurrence de la strophe finale. Aussi se met-il en place une dynamique dans la structure du pantoum puisque la delectation de la valse s’epuise progressivement jusqu’a parvenir a la disharmonie, l’immobilite et la mort, pour trouver un nouvel elan dans l’enthousiasme final.
La progression souligne cependant la necessite pour le poete de passer par le mal et l’aneantissement avant de retrouver une harmonie perenne. La souffrance devient mal necessaire a l’experience poetique. L’image de la deperdition d’energie dans l’expansion hante Baudelaire : si le poeme est fleur, comment parler sans l’epuiser ? Le motif de la fragilite et la precarite est latent des le debut du poeme, dans la finesse de la tige, ou la singularite et la tenuite des fleurs que note le terme « chaque ».
Le violon est le symbole de la torture que doit s’infliger le poete pour produire son chant, dans la mesure ou la resurrection du souvenir est l’aveu de son essence passee, en meme temps que sa conjuration. La melancolie se matine alors de douceur, d’ou les deux oxymores du vers 4, ou l’antithese du ciel « triste et beau ». Le cri du vers 10 devient un performatif qui vise, en disant la mort par l’euphemisme du « neant vaste et noir », a repousser l’invasion des forces dissolvantes de l’oubli.
Cette parole desesperee semble echouer dans le suspens menage a la fin du vers 15. En verite, le poete a rassemble ses forces (« recueille » est a entendre au sens propre), et le passage par la mort permet la transfiguration du « neant vaste et noir » en « passe lumineux », eternellement rayonnant, et exhibe comme tel par l’ostensoir. Ce geste final de revendication et de fierte temoigne de ce que le poeme a rempli sa mission. Le poete denude donc ici ce qui constitue pour lui la valeur de ses poemes.
Un metadiscours, discours sur son propre discours, se met en place, qui approfondit la portee du poeme : celui-ci est tout a la fois theorie et verification par l’experimentation. Les vers 2 et 14, reemployant les images florales qui designent les poemes dans le titre meme du recueil, font reference au travail poetique, de meme que l’image du violon. Il s’agit pour Baudelaire d’eviter tout a la fois l’evaporation, donc la disparition de la femme aimee dans l’oubli, et la petrification qui « fige ».
Le poeme se doit de fixer le souvenir sans en alterer la dynamique, la vie interne, la puissance vivifiante. La forme du pantoum devient des lors la structure la plus propice a pareille transfiguration, si tant est qu’elle conjoint la solidification dans un moule rythmique precis, d’une part au recueillement, concu comme retention du souffle (par le retour des memes vers et sonorites qui creent une memoire chez le lecteur), et d’autre part a la legerete d’un glissement en douceur d’une strophe a l’autre, de la mort a la resurrection.
Par la poesie, l’amour echappe alors au temps, et sa fugacite devient objet de delectation infinie. Le poeme devient tout a la fois resurrection de l’aimee, revelation de la verite leur rapport amoureux, mime pour le lecteur par l’apparition inopinee des marques de personne au dernier vers, et adoration de cet amour. Si l’analogie entre fleur, femme et poeme reste conventionnelle, l’emploi de la structure du pantoum pour dynamiser l’emergence du souvenir en reutilisant les phases du culte l’est beaucoup moins.
Le poeme s’instaure alors comme parole sacree, mais liee a l’intimite qu’elle purifie et transcende. Le pantoum, loin de se resoudre en un vain ressassement litanique qui ne mene qu’au vertige mortel, offre au poete des prises pour fonder l’assise du souvenir. L’economie structurelle de la piece constitue les garde-fous de la delectation morose dans la melancolie, si bien que le poete peut fixer ses regards vers l’Ideal a construire par le labeur poetique.
Si le pantoum apparait comme la forme cle qui repond a la definition baudelairienne de la poesie comme thyrse (baton entoure d’un ruban en spirale), le poeme en prose, dont le poete fera usage, vise-t-il a transfigurer le temps de la meme facon, a savoir comme une experience deployee dans la duree ? Ne cherche-t-il plutot a cerner une connaissance plus moderne de la temporalite ou bouleversements et discordances auraient plus de poids ?