Le 1er octobre 1949, Mao Tse Toung proclame la republique populaire de Chine et devient son premier president. En 1960, l’echec de sa politique economique (le fameux Grand Bond en Avant) conduit a la rupture sino-sovietique. La presence au sein du parti de cadres plus soucieux de regler les problemes techniques et financiers que d’exalter l’ideal revolutionnaire demeure un obstacle a la politique maoiste. Afin d’empecher le developpement d’un « style de communisme bureaucratise a la Sovietique » et de prevenir le « revisionnisme contre-revolutionnaire », Mao mobilise les masses et cree les « gardes rouges », armes et conditionnes ideologiquement.
C’est le debut de la « grande revolution culturelle proletarienne ». Nous sommes en 1966. Mao pretend realiser la revolution en mettant en avant l’ideologie. Cette lutte ideologique est fondee sur une critique radicale du systeme de production capitaliste, mais aussi de l’Etat, des hierarchies et de la conscience « de classe ». Il s’agit de refondre completement l’esprit humain en liquidant l’arrivisme et l’individualisme. Mao expose ces theses dans son fameux « Petit livre rouge ». Le combat est d’abord mene sur le terrain de l’enseignement.
Les etudiants revolutionnaires refusent le principe de la selection des cadres par le savoir et entendent abolir les « trois differences » : entre la ville et la campagne,
Les actes de violence se succedent : les gestionnaires du Parti et les intellectuels sont forces a l’autocritique publique, aux travaux manuels et au suicide. En1967, l’Armee Populaire de Liberation (ALP) reprend la situation en main : les equipes d’ouvriers occupent les universites et les etudiants revolutionnaires sont envoyes aux champs pour « travailler a la base ». Des comites revolutionnaires sont crees dans chaque province pour encadrer la population. Commence alors l’exode massif des cadres du parti et des ex-gardes rouges, envoyes dans les communes agricoles pour y etre « reeduques ».
Mao Tse Toung a atteint son but : eliminer l’aile droite du parti, regagner son prestige ebreche par l’echec du Grand Bond en Avant et briser les elites traditionnelles. Mais revenons au livre. Dans la Chine des annees 1970, la Revolution Culturelle bat son plein. Luo et le narrateur, « deux jeunes intellectuels ennemis du peuple », sont envoyes en camp de reeducation dans un village de montagne, avec « trois chances sur mille » d’en rechapper un jour. Non loin de la vivent un tailleur et sa fille. Luo s’illustre bientot par ses talents de conteur.
Ce livre, largement autobiographique, laisse un sentiment de joie, de serenite, de bonheur qui semble incompatible avec la durete de l’epoque et les souffrances physiques et morales endurees par les personnages.. Dans la Chine revolutionnaire, le livre est banni. Raconter une histoire peut couter la vie. Laisser les gens dans l’ignorance est une facon de les garder sous controle. Et voila que ces jeunes gens « tombent » par hasard sur les classiques de la litterature occidentale. Ils ignorent tout de ces auteurs imperialistes, donc interdits.
La veritable revelation de nos amis, viendra donc de cette valise au contenu eminemment subversif: une valise remplie d’oeuvres interdites, des classiques de la litterature occidentale signes Honore de Balzac, Alexandre Dumas, Romain Rolland… une litterature meprisable aux yeux des diktats de Pekin…. mais des oeuvres qui vont rapidement devenir pour Luo et notre narrateur une source de reve et de liberte d’esprit, une source de liberte a l’etat pur. Grace a ces livres, Luo entreprend l’education litteraire de « la petite tailleuse chinoise » dont il est epris. Sa vie sera bouleversee par la lecture initiatique de ces livres interdits.
A une epoque ou en dehors de la prose du Grand Timonier, aucun autre ouvrage n’a plus droit de cite, cet inestimable tresor cache leur permet de s’evader par la pensee grace a la magie et a la puissance des mots, et la faire decouvrir a leur nouvelle amie, l’innocente montagnarde inculte, la petite tailleuse. Ils decouvrent que l’homme existe en tant qu’individu qui eprouve des sentiments personnels et que ceux-ci participent de comportements humains universels. Le narrateur et son ami apprehendent ainsi la complexite humaine que nie l’ideologie maoiste et s’ouvrent au monde exterieur.
Balzac et la petite tailleuse chinoise est un precieux plaidoyer pour la lecture et la liberte de pensee. C’est aussi un roman d’amour. C’est par amour que Luo transmet sa decouverte a la fille du tailleur. Cette education litteraire lui donne la liberte de choisir sa destinee. Balzac et la petite tailleuse chinoise ou l’apprentissage de la liberte de la femme… La petite tailleuse a d’ailleurs parfaitement assimile le message : « Balzac [m’a] fait comprendre une chose : la beaute de la femme est un tresor qui n’a pas de prix. Enfin et surtout, Balzac et la petite tailleuse chinoise est un roman exceptionnellement savoureux, lucide et plein d’humour, ecrit dans un francais simple et fluide. L’initiation de ces trois personnages par la lecture et l’ouverture a des mondes dont ils ne soupconnaient pas l’existence sont d’autant plus exaltantes, qu’ils s’y decouvrent comme s’ils etaient les premiers hommes a faire cette double experience. Ce qui fascine dans ce roman simple et limpide, dont le sujet est la, c’est qu’il nous fait sentir a ouveau, a nous lecteurs occidentaux, l’emoi du premier livre, et nous fait redecouvrir la puissance des mots qui defilent sous nos yeux, le pouvoir d’un livre enfin quand on le lit comme si on etait le premier et l’unique lecteur. Des leur premiere apparition, les personnages sont attachants par leur insouciance et leur soif de vivre. Une extraordinaire ambiance se degage au fil des pages, avec toujours en filigrane la rude beaute des montagnes chinoises.
Le style de Dai Sijie est elegant, concis et d’une grande fluidite. Le ton est souvent malicieux, parfois railleur, mais – meme dans les situations les plus difficiles – jamais desespere. Sa prose est d’une etonnante puissance d’evocation, faisant de ce roman au depart sans pretention, un ouvrage remarquable ou la force des mots devient une arme invincible contre les interdits absurdes des regimes totalitaires et leurs diktats ecrasants.
Au-dela de la poesie qui se degage de son recit, Dai Sijie donne ici une admirable lecon d’espoir dans la vie et une claque non moins remarquable a toute forme de totalitarisme. Ce premier roman de Dai Sijie merite toute notre attention, car le charme et la fraicheur qui s’en degagent, empliront encore votre esprit bien apres la fin de sa lecture. Balzac et la Petite Tailleuse chinoise est un livre d’amour et d’amitie, un roman remarquable, mais aussi et surtout, un formidable hommage a la litterature et a la puissance magique et evocatrice des mots.