ANALYSE DU TABLEAU D’ANTONIO DE PEREDA « EL SUENO DEL CABALLERO » Antonio de Pereda y Salgado est ne a Valladolid vers 1608. Apres avoir ete, dans sa ville natale, l’eleve de Diaz del Valle, il entre dans l’atelier madrilene de Pedro de las Cuevas et beneficie de la protection du president du Conseil de Castille Francisco de Tejada pour qui il aurait peint El Sueno del Caballero, une huile sur toile de 152×217 en 1650. Grace a l’appui de Velazquez, il peut participer a la decoration du Palacio del Buen Retiro en executant une fort estimable scene de bataille, El Socorro de Genova.
La mort de son deuxieme protecteur, l’architecte Juan Bautista Crescenci, marquis de Torre, le prive definitivement des appuis si necessaires a la Cour, et Philippe IV ne le nommera jamais « peintre du roi ». Parmi les nombreuses commandes qu’il realise pour les couvents et les eglises, on trouve de remarquables vanites, natures mortes allegoriques bien dans l’esprit du baroque. Antonio de Pereda meurt a Madrid en 1678. Nous decrirons dans un premier temps le tableau, nous l’analyserons . Chut ! Ne reveillons pas ce gentilhomme assoupi devant une table sur laquelle figure une etonnante collection d’objets precieux.
Profitant du sommeil du jeune
La base de ce triangle est formee par le rebord de la table. Son cote gauche suit la perspective du dossier du fauteuil, traverse la tete du chevalier pour rejoindre le visage de l’envoye de Dieu. Quant au cote droit du triangle, il est signifie par le canon d’un mousquet qui emerge de l’amoncellement des objets. La composition triangulaire de l’oeuvre est doublee par le jeu de trois taches claires qui ne sont autres que trois « tetes ». De part et d’autre du visage de l’ange, deux etapes de la condition humaine, la jeunesse et la mort, se repondent comme sur les plateaux d’une balance.
Ainsi, passons-nous alternativement de l’un a l’autre de ces trois « etats » : celeste, terrestre et lethal. Dans un fauteuil cloute et tendu de tissu rouge, un chevalier richement vetu est endormi. Tout chez ce personnage respire le luxe et la distinction sociale. Sa tenue est somptueuse : le velours noir de son pourpoint est rehausse de diagonales de fils d’or et d’argent. La touche un peu vibratoire qui met en valeur les broderies, rappelle les coups de pinceaux mouchetes de plusieurs portraits de Philippe IV par Velasquez.
Les larges rabats du col et les rebras des poignets sont ornes de dentelles en forme de dendrons. Enfin, un large feutre agremente de fremissantes plumes d’autruche dites « pleureuses » coiffent sa chevelure chatain. Alors que sa main droite pend dans un abandon plein de grace, son bras gauche soutient sa tete et l’empeche de rouler. Contrastant avec la quietude du dormeur, un ange vetu d’une tunique grenat et bleue bordee de perles, a donc surgi derriere lui. Tout est legerete dans l’envolee de cet etre blond qui deploie largement ses ailes.
Sa chevelure bouclee ondule dans l’air comme le voile de sa ceinture qui, depuis la taille, flotte au-dessus de sa tete en un tourbillon soyeux et mordore. Tout en posant un regard bienveillant sur le dormeur, l’ange tient delicatement un phylactere ( rouleau de parchemin ou banderole sur lesquels sont inscrits des propos que les personnages peints ou sculptes sont senses tenir). Au centre de la sentence latine qui signifie « Il/ elle blesse sans repit, vole vite et tue », un arc et sa fleche qui se detachent sur un soleil dore, dardent vers le chevalier assoupi la cruaute de la maxime.
Cet embleme qui, par metonymie, fait de la fleche le symbole du temps, est le sujet des trois verbes latins pungere, volare et occidere. L’orientation de l’arme invite a inverser l’ordre de l’enonce et a lire « Il vole vite, blesse sans repit et tue ». Comme dans le portrait de Gonzalo de Illescas par Zurbaran, est affirmee cette idee fondatrice de la conception baroque du destin: le mort arrive sans prevenir et il convient de s’y preparer en meprisant les biens terrestres et les plaisirs illusoires.
Chacun a sa maniere, les objets accumules par l’artiste sont autant de signifiants iconiques qui expriment trois categories de « vanites » ou fausses valeurs qui eloignent de l’essentiel: vanite du savoir, vanite du pouvoir et vanite des plaisirs, lesquelles sont impuissantes a resister au temps. Le savoir est represente par les deux gros livres, la plume d’oie ainsi que la couronne de lauriers, symbole de la connaissance philosophique. Le pouvoir est percu dans son contexte temporel et sa dimension religieuse. Le pistolet, le mousqueton, l’etendard et l’armure sont des trophees de guerre.
Quant au sceptre et a la couronne ainsi qu’au globe terrestre qui evoque les vaines conquetes territoriales, ils interrogent directement les princes et leurs folles pretentions a dominer le monde. La tiare papale et la mitre episcopale invitent les prelats a considerer les limites de leur pouvoir et a en user sagement. Enfin, la vanite des plaisirs met en garde contre les arts (violon, partitions et masque de comedie), le jeu (cartes), l’amour (portrait miniature d’une belle), le miroir (contemplation de soi-meme) et la richesse (coffret a bijoux, escarcelle de pieces d’or et d’argent).
Au beau milieu de cet etalage de tout ce dont un homme peut rever sur terre, plusieurs objets rappellent la cruelle et ineluctable realite du temps dont la sentence latine transmet par ailleurs le message linguistique. La fragilite de la vie est traduite par les roses dans le vase de cristal; la fuite du temps est exprimee par l’horloge, par la bougie que le deploiement des ailes de l’ange vient d’eteindre et, bien entendu, par les deux cranes. Le crane qui se reflete dans le miroir a bascule, offrant un angle de vue propre a engendrer l’horreur, bien dans l’esprit de la « vanite » du Siecle d’or.
Toutefois, a l’exception de ce crane renverse, c’est une sensualite diffuse qui se degage de l’oeuvre au risque de brouiller la pertinence de son message escatologique. Ainsi, de facon inattendue pour cette categorie de representation moralisante, l’atmosphere hedoniste qui emane de cette toile ne sublime-t-elle pas toute idee de precarite et toute sensation de caducite? Pour conclure, cette ambiguite qui, a notre sens, habite l’oeuvre, rejoint d’ailleurs la bisemie du terme castillan sueno qui signifie a la fois « songe » et « sommeil ».
La tradition critique se limite a voir dans ce tableau egalement intitule El Desengano de la vida (La Desillusion de la vie) et La Vida es sueno (La Vie est un songe) un exemple typique de « vanite » a fonction didactiqe dont l’image apparaitrait dans le songe premonitoire, un theme cher aux grands auteurs baroques Calderon, Quevedo ou Gracian. Mais le jeune chevalier aux traits si fins n’est-il pas delicieusement plonge dans un sommeil qui vient visiter un ange etrangement feminin a la bouche incarnat et a la chevelure soyeuse.