?A une passante : Sonnet icu de »Tableaux parisiens ». 2e section des fleurs du mal, ajoutee en 1861. Section consacree a des personnages etranges, pittoresques. « Les aveugles », « Les petites vieilles »… On est a l’epoque des travaux d’Haussmann. Titre : A une passante : Le poeme s’adresse a une inconnu. Alors que les poemes amoureux sont souvent dedies a femmes nommees. Introduction A une passante fait partie de la section des Fleurs du Mal intitulee « Tableaux parisiens ».
On trouve dans les poemes de cette section l’evocation des rues de la capitale, des rencontres qu’on peut y faire. A une passante porte le n° XCIII et vient tout de suite apres Les petites vieilles et Les aveugles. Il n’appartenait pas a la premiere edition des Fleurs du Mal (1857). Il a ete introduit par Baudelaire dans la reedition augmentee de 1861. A une passante est le recit d’une rencontre amoureuse, d’un « coup de foudre » a la maniere des romans. Le texte peut s’analyser d’abord comme une scene romanesque.
Mais nous montrerons ensuite ce que cette version baudelairienne du theme de la rencontre amoureuse a de tres particulier : nous analyserons l’image originale de la femme contenue dans le poeme, et la signification spirituelle que le narrateur confere a cette « epiphanie
Il s’agit de la rencontre entre le narrateur et une mysterieuse passante : une premiere partie (v. 1 a 9) est consacree a l’apparition de la femme ; la seconde (v. 9 a 14) a une meditation du narrateur, ou celui-ci analyse les repercussions interieures provoquees en lui par cet evenement. Cette structure binaire peut aussi s’analyser au niveau de l’enonciation : recit de 1 a 9, discours adresse a la disparue de 9 a 14. Au niveau des temps verbaux : passe simple / imparfait de 1 a 9, temps du discours (present, passe compose, futur) de 9 a 14.
Enfin, elle correspond a la structure du sonnet qui confere traditionnellement une unite de sens aux quatrains en les opposant aux tercets, eux aussi relies par une certaine unite de signification (notons que par ailleurs, ce sonnet presente certaines irregularites : deux systemes de rimes au lieu d’un dans les quatrains ; distique en rimes plates situe a la fin du poeme alors qu’il se trouve normalement au debut du premier tercet). b)b) Les etapes du recit Vers 1 : mise en place du cadre, un decor hostile. Le premier vers du poeme place le narrateur au centre du poeme (« autour de moi ») et decrit le cadre de l’action, en mettant l’accent sur le bruit de la rue (« assourdissante », « hurlait »). Le vers comporte des insistances phonetiques : alliteration en /r/ (4), assonances en /u/ et /ou/ (2 fois chaque son) qui imitent par leur durete (/r/) leur stridence (/u/) ou leur gravite (/ou/) l’atmosphere sonore agressive de la rue.
L’effet est amplifie par le double hiatus symetrique du debut et de la fin du vers : « rue-assourdissante » (hiatus /u-a/) et « autour de moi-hurlait » (hiatus /a-u/). L’hiatus, qui rend la phrase difficile a articuler, a toujours pour effet d’amplifier la rugosite d’un vers. Tous ces effets convergent pour exprimer le decor hostile de la rue. (On pourrait ajouter que les vers suivants, consacres a l’apparition de la passante, seront domines par l’alliteration douce de la sifflante /s/, ce qui produira un contraste porteur de sens avec la phonetique dure du premier vers). Vers 2-5 : la femme en mouvement. Les vers 2 a 5 presentent la passante en suggerant la progression de la vision : simple silhouette au depart (« Longue, mince … »), puis la vision semble se rapprocher et se detailler (la main au vers 3, la jambe au vers 5). Le vers 5 correspond a une immobilisation de la vision sur une image fixe (« sa jambe de statue »). Le rythme des vers 2,3,4 presente deux caracteristiques : cadence ascendante (les unites rythmiques s’allongent rogressivement), cadence reguliere (fondee sur l’accentuation systematique toutes les trois syllabes dans les vers 3 et 4). Le vers 2 est coupe 1-2-3 // 2-4, ou meme 1-2-3 // 6 si l’on considere que l’absence de virgule encourage a prononcer le second hemistiche d’un seul tenant : Lon /gue, min /ce, en grand deuil, // douleur majestueuse, Le rythme s’allonge, semblant epouser la progression de la passante vers le narrateur. Il fait monter le suspens que l’auteur a recherche en faisant preceder l’arrivee du mot « femme » par une enumeration de quatre adjectifs et noms apposes.
Les vers 3 et 4 prolongent cet effet d’allongement par l’enjambement du vers 3 sur le vers 4 (Baudelaire affectionne l’effet d’amplitude obtenu en faisant deboucher un enjambement sur un vers a syntaxe enumerative regulierement rythme. Voir La Chevelure). En outre ils produisent un effet de balancement 3/3//3/3 qui imite la demarche elegante et etudiee de la passante : Une fem / me passa // d’une main / fastueuse Soulevant, / balancant // le feston / et l’ourlet On remarquera la symetrie des deux participes presents, separes par une virgule, puis celle des deux groupes nominaux coordonnes par « et ».
Cette organisation syntaxique accentue le rythme 3/3 et lui donne son sens : celui-d’un va et vient regulier, accorde au pas de la passante et au mouvement de son bras guidant les ondulations de sa robe. La valeur imitative du rythme des vers est donc particulierement remarquable dans cet exemple. Le mouvement semble s’immobiliser au vers 5 avec la comparaison « sa jambe de statue ». Cet arret sur image represente peut-etre comme une image mentale idealisee, la derniere que conservera le narrateur apres la disparition de la passante. Vers 6-8 : La fascination du narrateur. Le recit nous fait passer de la femme a l’homme qui la regarde. Le vers 6 note la paralysie du narrateur (« crispe comme un extravagant ») sous l’effet de la fascination. La fascination est evoquee par les verbes « boire », synonyme de sentir avec avidite, ou encore le verbe « fascine » : l’homme devisage la femme dont il admire la beaute, s’absorbe avidement dans sa contemplation. · Vers 9 : C’est un vers de transition entre la partie rencontre et la partie meditation.
Le vers resume d’un mot, « un eclair », l’experience fulgurante que vient de faire le narrateur, l’illumination, la revelation qui a accompagne un simple echange de regards. Oppose au precedent, le mot « nuit » exprime la deception de la perte, la disparition de la passante, le retour brutal au reel apres le reve. La ponctuation particuliere du vers renforce le sens de ces deux mots. Apres « un eclair », les points de suspension marquent une sorte d’ellipse : quelque chose s’est produit, qu’on ne raconte pas, mais qu’on laisse au lecteur le temps de deviner : le trajet interieur de la sensation, la repercussion interieure du regard echange.
Apres « puis la nuit », le point d’exclamation dramatise la brutalite du retour au monde reel. Enfin, le tiret separe le recit du debut de la meditation, et marque peut-etre aussi le debut d’un passage « dialogue », d’un discours rapporte en style direct. · Vers 9-12 : Les regrets. Expression de la deception du poete, apres une perte qu’il devine definitive (« Jamais peut-etre ») · Vers 13-14 : L’expression d’une affinite particuliere entre Elle et Lui. Les deux derniers vers donnent a la rencontre le sens d’une veritable rencontre amoureuse.
Ils etaient faits l’un pour l’autre. Tous deux en ont eu la revelation simultanee (v. 14). Le jeu des pronoms personnels renforce cette affirmation d’une reciprocite, d’un destin commun : le chiasme « j’-tu/tu-je » du vers 13 ; l’anaphore « O toi que j’ … : O toi qui … » du vers 14. Transition : Ainsi, le poeme nous est apparu comme la narration d’un spectaculaire coup de foudre, une rencontre de hasard : un bref echange de regards a suffi pour que le poete tombe amoureux. C’est comme cela dans les romans.
Baudelaire utilise toutes les ressources de la poesie pour dramatiser le recit de cette rencontre. Mais il faut maintenant etudier plus a fond certaines particularites qui donnent tout son sens au texte de Baudelaire. 2° AXE : LES SIGNIFICATIONS SYMBOLIQUES DU THEME DE LA PASSANTE. a)a) L’image ambivalente de la Femme (etude du portrait de la passante) : pour Baudelaire, il semble que la femme soit a la fois attirante et effrayante. · Le portrait physique : elegance aristocratique et beaute sculpturale.
La description de la passante insiste sur son elegance : son allure generale est « majestueuse » ; le geste de sa main evoque le faste, c’est a dire le luxe (« fastueuse ») ; au vers 5, elle est encore qualifiee par l’adjectif « noble ». L’habillement est celui d’une bourgeoise : elle porte une robe longue, qu’il faut soulever pour eviter que l’ « ourlet », c’est a dire le bas de la robe, traine par terre ; un « feston », c’est a dire une piece de broderie, orne cet ourlet ; elle est « en grand deuil », c’est a dire tout habillee de noir, mais l’expression connote aussi l’idee d’un vetement somptueux.
La description suggere aussi la perfection physique : sa silhouette est elancee (« longue, mince »), son corps est a la fois sculptural (« jambe de statue ») et « agile » : deux qualites presque opposees, qui evoquent une beaute parfaite. L’expression « fugitive beaute » confirme cette image d’une femme incarnant pour l’auteur l’Ideal feminin. · Le portrait moral : douceur et cruaute. Le portrait moral (vers 5 et 6) confirme ce que le portrait physique faisait deja pressentir : sa grande beaute semble rendre cette femme intimidante, presque effrayante, pour l’auteur.
Les termes moraux utilises par l’auteur pour decrire la passante reposent sur des antitheses : « son ? il » (le regard est traditionnellement considere comme le miroir de l’ame plutot que comme un trait du physique exterieur) est compare a un « ciel », qualification positive, mais un « ciel livide ou germe l’ouragan », c’est a dire a un ciel d’orage. Le desir qu’elle provoque chez le poete (« douceur » , « plaisir ») est associe a une idee de mort : « le plaisir qui tue ».
La symetrie (2 fois : nom + proposition relative) du vers 6 : « La douceur / qui fascine // et le plaisir / qui tue » traduit bien cette ambivalence. Elle est a la fois Eros et Thanatos. Est-ce tout a fait par hasard si la rime riche des vers 2 et 3 fait entendre a deux reprises le mot « tueuse » ? Conclusion / Transition : Donc, la conception generale de la Femme qui se degage du poeme est celle d’un etre ambivalent : admirable, infiniment desirable, presque divinise (compare a une « statue »), mais produisant sur l’homme qui tombe sous son charme un entiment de crainte, une sorte de terreur sacree devant une divinite aux pouvoirs quelque peu malefiques. Cette image tres subjective s’explique sans doute par la conception de l’amour developpee par le poeme, un amour idealise, et donc hors de portee et necessairement douloureux. b)b) Une allegorie de l’inaccessible Ideal (etude des reactions du narrateur) : Dans le climat interieur depressif qui est le sien (le « Spleen » baudelairien) le narrateur percoit la rencontre avec la passante comme un evenement quasi surnaturel (l’ « Ideal » baudelairien »). Le poete voit dans la passante l’incarnation de l’Ideal. Notons d’abord le portrait peu flatteur que le narrateur donne de lui-meme dans ce poeme : un etre hypersensible, qui ressent la rue, la foule comme une agression (vers1), qui reagit de facon un peu ridicule a la vue de la passante : par opposition avec l’elegance qui se degage de celle-ci, il se compare lui-meme a un « extravagant » (c’est a dire a un fou), « crispe », « buvant » avidement dans ses yeux, c’est a dire la devisageant avec un regard d’hallucine. Bref, il se decrit comme un personnage assez grotesque.
Dans le climat affectif un peu morbide qui semble etre le sien, l’apparition de la jeune femme en deuil lui semble une revelation quasi surnaturelle : l’intensite de l’impression recue apparait notamment au vers 9 (la comparaison avec un « eclair ») et au vers 10 : « Dont le regard m’a fait soudainement renaitre ». Il faut comprendre qu’il etait degoute de la vie, ne voyant autour de lui que mediocrite et laideur, comme mort. C’est pourquoi la vision de la belle veuve prend pour lui le sens d’une revelation : la Beaute existe vraiment dans ce monde, le bonheur, l’elegance, l’Ideal y ont aussi leur place. Mais la passante incarne surtout pour le narrateur le caractere inaccessible de cet Ideal. C’est dans les deux tercets que se precise la conception tragique de l’Amour qui anime le poete. Notons d’abord le caractere paradoxal du discours tenu par le narrateur dans les deux tercets. C’est precisement au moment ou la jeune femme disparait de son champ de vision, ou il la sait perdue pour lui, que le narrateur s’adresse a elle a la deuxieme personne, se plait a imaginer entre eux une complicite amoureuse (« o toi qui le savais »).
L’utilisation de la deuxieme personne (« personne de la presence », comme on dit en grammaire) tend a compenser l’absence definitive de l’ « etre aime », a creer de toutes pieces entre le poete et cette femme une intimite qui n’a jamais existe dans la realite. Le poete, en effet, construit dans l’imaginaire, sur la base d’un seul bref regard echange, le mythe d’un amour partage : cf. la reciprocite mise en scene dans les deux derniers vers par le jeu des symetries syntaxiques. Il semble se complaire dans la supposition (cf. e role du conditionnel dans « O, toi que j’eusse aimee ») d’une relation amoureuse dont l’issue, il le sait bien, ne peut etre que tragique. En effet, il n’a aucune chance de retrouver cette femme, sinon comme il le dit au vers 11, «dans l’eternite », c’est a dire dans une hypothetique communion des ames apres la mort, telle que certaines traditions religieuses proposent d’imaginer la vie eternelle. Hypothese tout a fait invraisemblable elle-meme comme semble l’avouer le vers 13 (« jamais peut-etre »). Cette complaisance au malheur doit elle etre prise comme un trait de caractere propre a l’auteur (masochisme ? . Peut-etre simplement faut-il y voir une intention demonstrative et allegorique : cet amour impossible avant d’avoir ete, cette idee d’un bonheur irremediablement manque au moment meme ou il paraissait possible, illustrent pour le narrateur l’image preconcue qu’il se fait de l’Ideal dans la philosophie pessimiste qui est la sienne : un absolu impossible a atteindre, fugitif par essence (« fugitive beaute »). Au terme de cette etude, l’histoire de la passante nous apparait donc moins comme une anecdote realiste que comme une allegorie de l’inaccessible Ideal, theme cher a Baudelaire.