prof. Toufik Rahmouni Textes & Documents Thème : L’action collective Source : Jacques Lagroye, Sociologie politique, Dalloz, 2002 orq5 LES MOBILISATIONS Sni* to View Une mobilisation d’in ‘individus, apparaissant unis par une revendication commune, est une forme d’action collective qui n’est pas spéclfiquement politique. Comme on l’a dit, c’est la signification qui lui est attribuée (par les acteurs eux-mêmes et/ou par des interprètes autorisés) qui permet éventuellement de la qualifier de « politique b. Aussi convient-il de considérer d’abord les mécanismes qui sont généralement en œuvre dans les mobilisations.
A L’ACTION COLLECTIVE ET SA SIGNIFICATION POLITIQUE 1/ Les conditions de l’action collective Un groupe d’individus mobilisés apparaît au premier abord d’organisation que les mécanismes sociaux routiniers permettent ou au contraire rendent improbable : « Les acteurs sociaux n’auront de chance de témoigner de cette confiance et de cette loyauté Indispensable au succès, volre même à la création d’une organisation, que s’ils en ont déjà fait ailleurs l’expérience, dans de véritables réseaux et foyers de solidarité2. ? Les caractéristiques du groupe ou de la société d’appartenance es individus mobilisés peuvent être analysées systématiquement selon deux paramètres : celui des relations internes du groupe et celui des rapports que le groupe entretient avec d’autres3.
S’interrogeant sur
L’étude de mouvements récents de mobilisation, qu’il s’agisse des groupes militant en faveur du maintien de la présence française en Algérie dans les années 1955-19625 ou de l’organisation nationaliste basque ETA6, montre bien que l’existence de réseaux structurés, en relation les uns avec les autres, liés par les effets de multipositionnalité de certains leaders du mouvement, et ayant permis l’exercice antérieur d’une étroite collaboration, constitue une condition fondamentale de l’action collective7. ?? la limite, des sociologues peuvent alors parler du groupe mobilisé comme s’il s’agissait d’un agent collectif défini par son mode d’organisation et s 5 s’il s’agissait d’un agent collectif défini par son mode d’organisation et sa position dans la société, voire par une « conscience » de ses intérêts ; c’est «la classe» (ou « la fraction de classe») qui agit, c’est «la génération » qui manifeste…
S’il y a bien un redoutable excès à prêter au groupe une existence propre, et à le présenter comme une entité cohérente, on peut généralement supposer que nombre de ces auteurs n’ignorent as – une lecture attentive de plusieurs textes de Marx ou de Lénine en témoigne – que la nature du groupe résulte pour une grande part des relations qu’entretiennent les individus qui le composent, voire de la conscience qu’ils en ont8.
La densité des réseaux de relations et des « cercles sociaux » qui structurent un groupe étendu, et favorisent sa mobilisation éventuelle, apparaît dès lors comme la précondition de toute action collective9.
Les principes de constitution de ces liens de solidarité sont extrêmement divers : relations familiales étendues à une parenté éloignée, pouvant engendrer de véritables ttaches de « clan » ; relations professionnelles élargies à des activités régulières d’entraide ou de loisirs communs, et parfois renforcées par des liens matrimoniaux et des complicités érotiques; fréquentation assidue de lieux favorisant une certaine «convlvialité», comme l’église ou le temple, voire le cabaret.
Certes, ces réseaux n’ont pas de frontière précise, et leur fonctionnalité dominante – si tant est qu’il y en ait une – n’est pas aisément repérable.
Ils n’en sont pas moins des cadres d’apprentissage des rôles sociaux, des diffuseurs d’informations t de croyances ; on y apprend à « bien agir » ou à agir comme il faut » ; ils sont riches de tout un savoir-faire accumulé et transmis, même si, d’un strict point de vue institutionnel, les tout un savoir-faire accumulé et transmis, même si, d’un strict point de vue institutionnel, les liens entre individus y sont « faiblesl O b. Le cas échéant, ils peuvent se transformer en véritables « appareils » de mobilisation.
Leur fréquentation régulière tend en tout cas à faire percevoir par les membres la relation qui s’établit nécessairement entre la probabilité d’obtenir ertains biens (satisfaction d’être en groupe, jouissance d’un bien indivisible comme l’usage de sepu’ices collectifs ou la préservation d’un espace de rencontres) et leur propre participation à des activités collectives ; en termes plus généraux, le groupe peut être mobilisé sur la base de « stimulants précisément reconnaissables à ce que leur jouissance ne peut être que collective 1 1 Dans une étude quantitative du processus de recrutement effectué par divers mouvements sociaux politiques et religieux, David Snow, Louis Zurcher Jr. t Sheldon Ekland-Olson ont is en évidence l’importance des « voies microstructurales du recrutement » {microstructural avenues of recruitment)12. Après avoir construit un tableau des modes d’entrée en relation du public potentiellement concerné et intéressé avec les organisations du mouvement social, qui croise deux dimensions – le mode de communication (médiatisé ou en face-à-face), et le lieu de communication (public ou prlvé) ils ont montré que dans la plupart des cas les réseaux sociaux sont largement plus efficaces que les campagnes médiatiques ou le démarchage direct fait dans les lieux publics. Seuls les groupes exclusifs ou fermés, telles certaines sectes radicales, font figure d’exception.
Mis au ban de leurs groupes d’appartenance d’origine, leurs membres peuvent difficilement s’appuyer sur leurs réseaux sociaux et sont donc contraints de recourir à d’autres vecteurs 5 s’appuyer sur leurs réseaux sociaux et sont donc contraints de recourir à d’autres vecteurs de mobilisation. David Snow et ses collègues rappellent enfin que « les agents rejoignent rarement un mouvement pour lui-même de leur propre inltiative, Us sont sollicités de participer à certaines activités. Cest la plupart du temps au cours de cette participation initiale qu’ils découvrent les « raisons » ou les « justifications » de ce qu’ils ont déjà fait et la motivation de continuer13 L’appartenance à certains réseaux sociaux apparait déterminante pour rendre compte de l’engagement en faveur d’une cause précise.
Le contexte relationnel fait le lien entre les dispositions sociales et l’action. Étudiant une association tiers-mondiste suisse (la Déclaration de Berne), Florence Passy distingue clairement « trols rôles joués par le contexte relationnel dans le processus de l’engagement ndividuel : an rôle de socialisation et de définition des identités qui conduit à un rapprochement idéologique entre l’individu et le mouvement, un rôle de recrutement idéologique vers l’organisation du mouvement, c’est-à-dire vers l’opportunité de mobilisation, et finalement un rôle pivot, qui influence l’intention de l’acteur 14 À chaque stade correspondent des réseaux de relations tendanciellement différents.
Les réseaux familiaux et amicaux favorisent le rapprochement avec l’organisation (« plus d’un tiers des militants ont été mis en contact avec la Déclaration e Berne par l’intermédiaire d’un de leurs parents ou par leur conjoint(e)15 »), le fait d’appartenir à d’autres réseaux d’activistes (religieux, syndicaux, politiques) accroît de son côté les chances de s’investir dans l’association : « Seuls les réseaux formels idéologiquement les plus proches de l’organisation poussent les militants vers l’enga PAGF s 5 réseaux formels idéologiquement les plus proches de l’organisation poussent les militants vers l’engagement et vers l’engagement le plus actif16. » Lorsque les groupes d’appartenance sont assez fortement organisés pour qu’y soit assurée la transmission de croyances ommunes, acceptées et intériorisées par les individus au point qu’ils conçoivent comme un impératif personnel la défense des normes et des valeurs collectives, toute menace pesant sur le groupe peut susciter la mobilisation.
L’action collective résulte alors d’une farte identification des membres à une entité sociale hors de laquelle ils ne peuvent concevoir leur identité propre : leur comportement peut être interprété comme une « expression intérlorisée de la société17 Cette condition de la mobilisation apparaît nettement dans le cas de sociétés ou de groupes ortement structurés par des croyances religieuses, et d’autant plus que l’ensemble des comportements y est expressément rapporté par les dirigeants, les leaders d’opinion et les « sages », aux impératifs d’une révélation divine exclusive; les mobilisations orchestrées par les confréries en Islam relevent de cet ordre d’explication, même si d’autres conditions (sociales, politiques, économiques) doivent être prises en comptel 8.
L’action collective dépend ainsi d’une « prise de conscience » de la nécessité de maintenir ou de renforcer des liens sociaux conçus comme ‘expression de normes et de règles intransgressibles et sacrées ; des mythes mobilisateurs, tels que le « messianisme » (attente d’un Sauveur) ou le « millénarisme » (espoir d’un âge d’or, d’un temps de délivrance), contribuent souvent à renforcer cette prise de conscience 19. Cependant, des auteurs relevant plus ou moins nettement du courant de recherche inspiré par 1’« individualisme méthodologiqu 6 5 ou moins nettement du courant de recherche inspiré par 1’« individualisme méthodologique » ont vigoureusement critiqué les explications de la mobilisation privilégiant la conscience u’auraient les Individus de leurs intérêts communs, leur sens des avantages attachés à une action collective, et la détermination supposée de leurs comportements par leur appartenance à un groupe mobilisable.
L’ouvrage de référence de ces auteurs est le livre de Mancur Olson, Logique de l’action collective20, qui tend à démontrer que l’existence (hypothétique ou objective) et la conscience d’un intérêt commun à un grand nombre d’individus ne sauraient expliquer les mobilisations ni, plus généralement, la participation active à des formes organisées d’action collective. L’indlvidu est ici conçu comme agissant en vertu d’un calcul rationnel des coûts et des avantages de ses actes, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il évalue consciemment le poids des uns et des autres, mais simplement qu’il se comporte en pratique de manière rationnelle en s’efforçant de limiter les coûts et d’obtenir le plus de biens possible21.
Or quantité d’avantages désirés profitent également à d’autres membres d’une société une augmentation de salaire sera, par exemple, octroyée indifféremment à tous les salariés de même catégorie dans une ntreprlse, au terne d’une grève « réussie L’obtention de cet avantage n’implique pas que l’individu s’engage personnellement dans l’action collective ; tout au contraire, il peut espérer que l’action des autres lui permettra d’avoir satisfaction sans qu’il ait eu à « payer de sa personne», sans qu’il ait eu à supporter les coûts parfois très élevés de la participation (perte de salaire, sanctions éventuelles, atteinte portée à sa réputation d’ouvrier docile, etc. ). Tout individu intéressé 7 5 sanctions éventuelles, atteinte portée a sa réputation d’ouvrier docile, etc. ). Tout individu intéressé et rationnel est de ce fait porté à adopter la stratégie du « ticket gratuit » (free rider), et la mobilisation est donc à la limite improbable22. La thèse d’Olson s’applique essentiellement aux mobilisations concernant des « grands groupes », tels qu’une classe sociale, un vaste groupe de consommateurs, ou les adhérents d’une organisation syndicale.
L’auteur n’ignore pas, en effet, que l’insertion d’un individu dans un « petit groupe » peut lui donner l’expérience des avantages liés à sa participation active à des mobilisations et lui faire éprouver les inconvénients d’une ttitude de retrait. Tout élève peut percevoir ainsi que son refus de se joindre à une démarche collective auprès de l’enseignant pour obtenir par exemple une autorisation de sortie en groupe risque de lui coûter très cher (mise en quarantaine, éviction des jeux collectifs, perte du soutien de ses condisciples en cas de difficulté scolaire, etc. ) et de compromettre directement, en « démontrant » le peu de prix que certains élèves attachent ? l’objectif, la réussite de la démarche. Le «petit groupe», et lui seul, est donc susceptible de faire prévaloir des motivations collectives.
Le « grand groupe » ne peut être mobilisé, selon le paradigme de la rationalité des acteurs intéressés, que par la contrainte ou l’offre à ses membres d’avantages personnels, désignés par le terme di«incitations sélectives » ; ainsi, un appareil syndical est-il conduit à user des menaces (dans la mesure où il s’est approprié le monopole de l’embauche, où il intervient dans les promotions, où il peut installer des « piquets de grève » aux portes de l’entreprise), et à proposer à ses adhérents des biens qu’ils n’obtiendraient ailleu qu’ils n’obtiendraient ailleurs qu’à un prix supérieur (voyages, ssurances, activités de loisir, biens mobiliers vendus sur catalogue, etc. ). Au vrai, cette thèse n’est pas totalement incompatible avec une analyse du rôle des réseaux et des cercles sociaux « petits groupes » – qui assurent l’aptitude d’un groupe plus vaste « grand groupe » à se mobiliser23. Elle n’exclut pas davantage en principe (sinon en fait dans les exemples retenus par Olson lui-même) la prise en compte de fortes motivations extérieures à une rationalité « économique », telles que des motivations morales, psychologiques, religieuses ou même érotiques24.
Elle ne permet cependant pas de comprendre ce qui agrège, en un moment donné, des centaines d’individus dans une action à laquelle chacun participe, en quelque sorte, en dépit de son intérêt personnel : « Étant donné que toute décision collective découle [dans la perspective adoptée par Olson], ou du moins dépend, de multiples décisions individuelles, comment des milliers de choix individuels s’entrecroisent-ils de façon à créer un grand mouvement socia125 ? » Elle incite finalement à s’interroger sur les facteurs qui, dans certaines conditions, font prévaloir une conscience de l’intérêt ? gir collectivement sur les effets des calculs individuels. Cest dans cette direction qu’on est conduit à analyser les effets d’une position sociale commune sur les individus, en tant que cette position sociale les contraint à s’organiser et à agir collectivement de maniere habituellel.
Ainsi les ouvriers font- ils au XIXe siècle l’expérience concrète des conséquences d’une absence d’organisation des travailleurs, absence qui les livre ? une concurrence interlndividuelle désastreuse pour les emplois, et do PAGF 5 absence qui les livre à une concurrence interindividuelle ésastreuse pour les emplois, et dont le patronat tire profit pour baisser les salaires et/ou augmenter les rythmes de production ; c’est bien leur commune position de classe qui leur fait éprouver la nécessité d’une coopération, même si nombre d’entre eux restent tentés par les avantages – très relatifs alors – d’une stratégie individualiste26. De même, l’expérience directe d’un antagonisme avec d’autres catégories de producteurs tend-elle à susciter le regroupement de certains agents, alors que leurs conditions de travail, leurs pratiques, leurs croyances, voire leurs ntérêts habituels, les rendent méfiants, sinon hostiles a priori, aux mobilisations collectives : ce dont témoigne la multiplication en France, dans les années 1953-1957, de manifestations violentes et de mieux en mieux organisées de la part des paysans ou des petits commerçants.
En définitive, toute mobilisation peut être considérée comme une action qui suppose des conditions favorables, internes au groupe mobilisé, mais aussi « externes » – telles que la permissivité sociale, la possibilité d’obtenir des informations sur « ce qui se passe ailleurs27», la diffusion d’une croyance en l’efficacité des ctions collectives. Elle n’est possible que dans la mesure où les indlvidus ont un intérêt fort, ou croient avoir fortement intérêt, à s’y engager -c’est-à-dire à renoncer, fût-ce provisoirement, à la poursuite exclusive de leur intérêt personnel. Elle ne « réussit » que si des leaders usent de symboles mobilisateurs, parviennent à imposer une signification collective à une somme d’actes différemment motivés, obtiennent et conservent un « crédit » suffisant pour faire adopter des comportements mutuellement orientés vers l’obtention d’un résultat dont tous les