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L’individualisme méthodologique Il existe dans les sciences sociales deux grandes options théoriques : l’individualisme méthodologique d’une part, et le holisme d’autre part. La première de ces options prescrit d’expliquer les phénomènes sociaux par les actions individuelles dont ils sont composés. La seconde considère au contraire que les phénomènes soci réductibles à des act sociaux qui explique Le terme holisme » signifie « entier ln or 15 Sni* to View ui ne sont pas s phénomènes t non l’inverse). t grec holos qui Chacune de ces deux grandes options m thodologiques peut se éclamer de l’une des deux traditions majeures de la sociologie, la tradition allemande et la tradition française. La tradition allemande, principalement représentée par Max Weber et Georg Simmel, a opté pour l’individualisme méthodologique. La tradition française, principalement représentée par Auguste Comte et Emile Durkheim, a opté pour le holisme méthodologique.

Les théories de l’interaction sociale emploient l’individualisme méthodologique et sont issues de la tradition allemande ; le structuralisme et le fonctionnalisme sont fondés sur un holisme méthodologique et sont issus de la tradition française (le ulturalisme relève lui aussi du holisme méthodologique). L’option méthodologique que nous allons principalement exposer ici est l’option individualiste, car elle nous parait la plus intéressante

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et la plus féconde.

Nous préciserons bien sûr quelles sont les méthodologie holiste. Max Weber offre une définition claire et concise de l’individualisme méthodologique dans le passage suivant • « La sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions d’un, de quelques ou de nombreux individus séparés. Cest pourquoi elle se doit d’adopter des méthodes strictement ndividualistes » (extrait d’une lettre à l’économiste Robert Liefmann, 1920).

Dans la première phrase de la citation, le « elle » fait référence à l’économie. A partir des années 1870, aussi l’économie a en effet connu une révolution conceptuelle très importante qui a consisté en une application de la méthode individualiste à des aspects de la réalité économique qui avaient jusque-là été négligés (choix de consommation ou de production, échange).

Cest ce que l’on a appelé la révolution marginaliste, qui a marqué le passage de l’économie dite « classique » à l’économie ite « néo-classique Les économistes « classiques parmi lesquels Adam Smith, David Ricardo et John Stuart Mill, s’intéressaient à la production globale de richesse. Ils étudiaient comment cette richesse était « distribuée » suivant les trois grandes classes d’agents économiques : les propriétaires terriens touchent une rente, les propriétaires de capital obtiennent des profits, et les ouvriers reçoivent des salaires.

Les économistes « néo-classiques parmi lesquels Carl Menger, Léon Walras et Alfred Marshall, sont parvenus à retrouver tous les résultats majeurs de l’économie lassique, mais en les replaçant dans un cadre explicatif plus général et plus rigoureux – un cadre respectant le principe de ce que l’on appelle aujourd’hui l’indivldualisme méth 15 respectant le principe de ce que l’on appelle aujourd’hui l’individualisme méthodologique. Deux exemples empruntés à la sociologie L’individualisme méthodologique ne se limite pas à l’économie.

Il est également répandu en sociologie. Parmi les sociologues français, son partisan sans doute le plus convaincu est Raymond Boudon. Il nous propose dans ses ouvrages de nombreux exemples de théories des sciences sociales obéissant à ce rincipe d’explication (voir entre autres Effets pervers et ordre social, 1977, et La logique du social, 1979). Parmi ces exemples, certains sont de son cru, d’autres sont empruntés à des sociologues classiques ou contemporains. Voici un premier exemple, emprunté à Tocqueville, et qui relève de la sociologie historique.

Dans L Ancien Régime et la Révolution (1856), ce dernier constate que l’agriculture française est demeurée stagnante au cours du XVIIIe siècle. Comment s’explique ce phénomène ? La principale cause en est selon lui que les campagnes sont à cette époque désertées par leurs élites, ussi bien nobles que roturières. Les nobles des campagnes voient peu à peu leur pouvoir politique local disparaître au profit de celul de l’administration centrale dirigée par le roi et son Conseil.

Avec l’effacement de leur pouvoir local, c’est la raison d’être de cette noblesse qui est remise en cause : « A mesure que la noblesse achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir d’autres, et que les libertés locales disparaissent, cette émigration des nobles s’accroit : on n’a plus besoin de les attirer hors de chez eux ; ils n’ont plus envie d’y rester : la vie des hamps leur est devenue insipide » (livre 2, chap. 12).

Quant aux paysans : la vie des champs leur est devenue insipide » (livre 2, chap. 12). Quant aux paysans enrichis qui constituent la « classe moyenne » paysanne et qui pourraient faire profiter l’agriculture de leur prospérité et de leur savoir-faire, ils n’ont qu’une hâte, c’est de quitter la campagne pour aller dans les villes. Ils échappent en effet ainsi à de nombreux inconvénients de la vie paysanne, en particulier au paiement d’un impôt lourd et souvent injuste qui s’appelait la taille. ? Cantonné ainsi dans des murailles, e roturier riche perdait bientôt les goûts et l’esprit des champs ; il devenait entièrement étranger aux travaux et aux affaires de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa vie n’avait plus pour ainsi dire qu’un seul but : il aspirait à devenir dans sa ville adoptive un fonctionnaire public » (lyre 2, chap. 9). La pulssance de l’Etat en France avait eu pour conséquence la multiplication de ces charges officielles, par exemple dans le domaine de la justice. ? L’ardeur des bourgeois à remplir ces places était réellement sans égale. Dès que l’un d’eux se sentait possesseur d’un petit captal, au lieu e l’employer dans le négoce, il s’en servait aussitôt pour acheter une place. Cette misérable ambition a plus nui aux progrès de l’agriculture et du commerce en France que les maitrises et la taille même » (ibid. ). Si on la réduit à son articulation essentielle, la théorie de Tocqueville a la forme suivante.

Un phénomène social – la stagnation de l’agriculture française au XVIIIe siècle – est expliqué par un ensemble d’actions individuelles : beaucoup de nobles et de riches roturiers ont quitté leurs terres, attirés qu’ils étaient par les charges officielles qu’il 5 iches roturiers ont quitté leurs terres, attirés qu’ils étaient par les charges officielles qu’ils pouvaient trouver à exercer dans les villes, et repoussés par le peu de perspective qui leur était offert dans les campagnes ; ils n’ont donc pas pu jouer leur rôle d’élite éclairée au profit de l’agriculture.

Ces actions individuelles, il faut le noter, prennent à leur tour leur sens dans un contexte social bien défini qui est celui d’un Etat fort et centralisé, capable de distribuer dans les villes des places et des honneurs. En Angleterre, où l’Etat était beaucoup moins puissant et donc eaucoup moins rémunérateur, les élites locales des campagnes sont en général restées sur place et ont permis à l’agriculture de connaître un développement nettement plus important qu’en France.

Voici un second exemple, emprunté à Anthony Obershall, et qui relève de la théorie de l’action collective. Dans une partie de son ouvrage Conflit social et mouvements sociaux (social Conflict and social Movements, 1973), ce sociologue américain essaie d’expliquer pourquoi le mouvement des Noirs aux Etats-Unis dans les annees soixante (mouvement pour les droits civiques a été violent dans le nord du pays et non violent dans le sud. Etant donné la situation qui était la leur dans le sud, les Noirs n’avaient pas intérêt à recourir à la vlolence.

Ils disposaient en effet d’un triple appui pour promouvoir l’égalité entre Blancs et Noirs : l’appui des élites blanches du Nord, l’appui de l’administration, et l’appui du clergé protestant du Sud. S’ils avaient eu recours à la violence, les Noirs du Sud auraient couru le risque de s’aliéner ces différents appuis, et donc de se retrouver isolés et en p PAGF s 5 auraient couru le risque de s’aliéner ces différents appuis, et donc de se retrouver isolés et en position de faiblesse.

En outre, la violence risquait d’entraîner des représailles de la part des Blancs du Sud. Dans le Nord, la situation était très différente l’égalité de droit était acquise. Les difficultés ne se posaient pas pour la classe moyenne noire, mais pour les Noirs des ghettos. Les activistes noirs essayaient ici d’attirer l’attention des élites politiques et intellectuelles sur les problèmes des ghettos.

Pour cela, dans un contexte où l’opinion publique s’intéressait plutôt ? la guerre du Vietnam, le seul moyen était d’appeler et de recourir à la violence, de façon à donner au problème un fort impact édiatique et politique. La forme de la théorie d’Obershall est semblable à celle de la théorie de Tocqueville : un phénomène social – la non-violence du mouvement des Noirs pour les droits civiques dans le Sud, la violence dans le Nord – est expliqué comme le résultat d’un ensemble d’actions individuelles : décision respectivement d’employer ou de ne pas employer la violence.

Ici encore, les actions individuelles ne sont pas placées dans un vide social. Les individus décident et agissent en tenant compte de la situation sociale dans laquelle ils sont placés : recherche d’appuis et d’alliés e la part des Noirs du Sud, recherche de l’attention polltique et médiatique dans un contexte d’indifférence pour les activistes noirs du Nord.

Nous allons donner d’autres exemples de théories obéissant au principe de l’individualisme méthodologique, en présentant deux notions essentielles, celle d’ effet d’agrégation » et celle d’ « effet pervers La notion d’effet 6 5 notions essentielles, celle d’ « effet d’agrégation » et celle d’ « effet La notion d’effet d’agrégation Comme nous venons de le voir, l’explication des phénomènes sociaux peut prendre une forme « individualiste » en montrant ue ces phénomènes sont le résultat de la combinaison d’un ensemble d’actions individuelles.

Il existe plusieurs expressions pour désigner la nature de cette combinaison d’actions. On peut parler d’effet d’agrégation, d’effet émergent, ou encore d’effet de composition. Toutes ces expressions indiquent la « distance » qui sépare chacune des actions intentionnelles des individus du résultat de la combinaison de toutes ces actions. Un effet d’agrégation est un phénomène social qui procède des actions individuelles : c’est le résultat global, généralement non voulu, d’un ensemble d’actions individuelles.

Les propriétaires terriens français du XVIIIe siècle n’ont pas recherché intentionnellement la stagnation de l’agriculture de leur pays. Cette stagnation a été une conséquence nan voulue de leur décision d’aller exercer des charges royales dans les villes (Tocqueville). Il existe de multiples exemples d’effets d’agrégation. Le prix qui s’instaure sur un marché concurrentiel (par confrontation d’offres et de demandes) est un phénomène agrégé. Empruntons un exemple d’effet d’agrégation à Tocqueville.

Lors de son voyage aux Etats-Unis en 1831-1832, il s’aperçoit que dans e pays l’intérêt public est remarquablement bien pris en compte dans toutes sortes de domaines qui vont de l’entretien des routes à des campagnes d’information sur les méfaits de l’alcoolisme. Ce phénomène est d’autant plus curieux que les Etats-Unis ne possèden 7 5 de l’alcoolisme. Ce phénomène est d’autant plus curieux que les Etats-Unis ne possèdent pas une administration centralisée qui pourrait se charger d’organiser et de financer les actions collectives correspondantes. Gomment expliquer cet état de fait ?

Tocqueville s’aperçoit que la promotion de l’intérêt public st le résultat agrégé d’une multitude d’actions civiques accomplies par les citoyens eux-mêmes, et qui portent sur les objets les plus divers. « un particulier conçoit la pensée d’une entreprise quelconque ; cette entreprise eut-elle un rapport quelconque avec le bien-être de la société, il ne lui vient pas l’idée de s’adresser à l’autorité publique pour obtenir son concours. Il fait connaître son plan, s’offre à l’exécuter, appelle les forces indlviduelles au secours de la sienne, et lutte corps à corps contre tous les obstacles.

Souvent, sans doute, il réussit moins bien que i l’Etat était à sa place ; mais à la longue le résultat général de toutes les entreprises individuelles dépasse de beaucoup ce que pourrait faire le gouvernement » (De la démocratie en Amérique, vol. 1, 1re partie, chap. 5). Les initiatives individuelles ne sont pas étouffées dans l’œuf par une administration omniprésente. Les citoyens savent que c’est à eux d’assumer la responsabilité de mettre en œuvre le bien commun.

Leur patriotisme à la fois en découle et s’en trouve renforcé (« [Un Américain] a pour sa patrie un sentiment analogue à celui qu’on éprouve pour sa famille, et ‘est encore par une sorte diégoiSme qu’il s’intéresse à l’Etat », ibid. ) . La notion d’effet pervers Lorsque la combinaison des actions individuelles aboutit à un phénomène agrégé dont on estime qu’il est néfa 5 combinaison des actions individuelles aboutit à un phénomène agrégé dont on estime qu’il est néfaste, on se trouve en présence d’un cas particulier d’effet d’agrégation que l’on appelle un effet peruers.

En voici un premier exemple, mis en évidence par Maurice Cusson dans le domaine de la sociologie de la déviance (voir son article « Déviance » dans le Traité de sociologie dirigé par R. Boudon, 1993, chap. 10). un phénomène majeur s’est produit entre les années 1960 et 1975 : la délinquance a augmenté de façon significative dans la plupart des pays occidentaux (France, Canada, Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne fédérale, etc. ). Selon lui, cette augmentation de la délinquance est un effet pervers de la crossance économique et des modifications des habitudes de vie.

Elle s’explique essentiellement par la théorie des opportunités : « La fréquence des vols est fonction des circonstances matérielles favorables à leur exécution. On en déduit que le nombre des délits contre les biens augmente quand es cibles pouvant intéresser les voleurs virtuels deviennent plus nombreuses, plus accessibles et plus vulnérables » Déviance p. 415). Il est bien certain que pendant la période considérée (1960-1975), les « cibles pouvant intéresser les voleurs virtuels » se sont multlpliées et sont devenues d’un accès beaucoup plus facile.

On peut trouver des équipements électriques (télévision, haute fidélité, etc. ) dans chaque foyer ou presque. Les logis restent inoccupés pendant des durées de plus en plus longues, que ce soit pendant la journée quand les personnes travaillent, u pendant les périodes de congé quand toute la famille part en vacances. Bref, les cibles potentielles sont d PAGF 15 les périodes de congé quand toute la famille part en vacances.

Bref, les cibles potentielles sont devenues de plus en plus accessibles et vulnérables : « Les occasions de vol sont devenues plus nombreuses, exerçant une pression à la hausse sur les taux de délinquance contre les biens (p. 416). Cette théorie obéit bien au principe de l’individualisme méthodologique, puisqu’elle repose sur les décisions individuelles des délinquants potentiels de passer à l’acte ou non. Elle fournit ne explication de l’augmentation observée de la délinquance, mais cela ne suffit évidemment pas à la rendre vraie.

Elle doit faire ses preuves contre d’autres explications possibles du même phénomène. On trouvera une discussion critique très intéressante des diverses théories en presence dans le livre de M. Cusson intitulé Croissance et décroissance du crime (1990). Les politiques publiques conduites par les Etats modernes constituent une réserve presque inépuisable d’effets pervers. Ces politiques économiques et sociales sont explicitement conduites pour concourir au bien commun, par exemple pour venir en aide ux personnes qui se trouvent dans une situation économique difficile.

Paradoxalement, elles ont souvent pour conséquence d’aggraver la situation des gens auxquels elles sont censées apporter une aide. L’exemple type de ce genre d’effet pervers est celui de la fixation gouvernementale d’un prix maximum. Supposons qu’un gouvernement veuille venir en aide aux couches les plus pauvres de la population. Supposons en outre que la nourriture la plus répandue soit faite à base de blé. Pour diminuer le prix de cette nourriture, le gouvernement décide de fixer autoritairement le prix du b