· L’organisation du travail connait-elle veritablement une mutation ?

· L’organisation du travail connait-elle veritablement une mutation ?

L’idee selon laquelle l’emergence des Nouvelles Formes d’Organisation du Travail depuis les annees 1970 est venue ameliorer les conditions de travail dans l’entreprise est largement repandue, et le cliche de l’ouvrier « col bleu » opprime par les « cols blancs » et les cadences infernales semble bel et bien passe de mode dans l’imagerie populaire. Il est toutefois legitime de s’interroger sur la nature de ces NFOT : constituent-t-elles une mutation a part entiere, ou ne sont-elles finalement qu’une simple adaptation des modeles anciens aux nouvelles realites economiques ?

L’organisation du travail designe les differents systemes mis en place dans les entreprises pour accroitre la productivite, grace a une utilisation plus rationnelle du travail. Une mutation correspond a un changement durable, a une veritable evolution. Apres avoir etudie les changements operes dans l’organisation du travail, nous tacherons de les analyser et de determiner si oui ou non ils constituent une veritable mutation.

Avant de presenter les nouvelles formes d’organisation, il convient d’etudier ce qui a conduit a l’abandon de l’ancien systeme. Depuis le debut du XXe siecle aux Etats-Unis (et apres la Seconde Guerre mondiale en Europe), le modele tayloro-fordiste – qui conduit a des gains de productivite faramineux – est adopte

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par un tres grand nombre industries. L’objectif de l’ingenieur americain Frederick W.

Taylor, avec son « Organisation Scientifique du Travail », est d’eliminer la « flanerie ouvriere », c’est-a-dire la resistance a l’intensification du travail, resistance rendue possible par la maitrise des ouvriers sur leur metier. Taylor va alors leur retirer la preparation de leur travail pour la confier a un bureau des methodes, l’ouvrier etant alors cantonne a une tache simplifiee que n’importe qui peut effectuer apres une courte formation (il pousse la a l’extreme raisonnement d’Adam Smith : si un ouvrier se specialise dans une tache, il l’accomplira plus facilement).

On a donc la une double division du travail : horizontale (dans les ateliers, chaque « col bleu » effectue une tache simple et repetitive – the one best way – et est paye au rendement) et verticale (la conception des taches par les « cols blancs » est separee de leur execution, et le travail des ouvriers est controle par des contremaitres). Henry Ford vient perfectionner ce systeme dans les annees 1910 en introduisant le travail a la chaine : l’ouvrier (on parle desormais d’OS, pour ouvrier specialise) n’est plus maitre de son rythme de production.

Ford a dans l’esprit une production de masse pour une consommation de masse, c’est pourquoi il va standardiser sa production (ses usines ne fabriquent que la fameuse Ford T noire), permettant ainsi de faire baisser ses prix (par des economies d’echelle) et de vendre en masse ; par ailleurs il double les salaires de ses ouvriers par rapport a la concurrence, les incitant a acheter a leur tour des voitures Ford. Mais le fordisme porte en lui deux contradictions qui vont contribuer a sa chute.

Au vu de la penibilite du travail, de hauts salaires etaient indispensables pour attirer et garder les ouvriers ; mais lorsque toute l’industrie est contrainte d’adopter ce systeme et donc d’augmenter toujours plus les salaires, il devient contre-productif. L’autre contradiction inherente au travail a la chaine est qu’il a ete concu pour une population illettree et peu eduquee ; les progres de l’education vont donc petit a petit ruiner les fondements du fordisme. Dans les annees 1960 le systeme tayloro-fordiste va subir une triple crise.

Sociale tout d’abord, a travers le « ras-le-bol des OS » : face a l’ennui et l’abetissement, les conflits sociaux se multiplient, l’absenteisme et le turn-over (taux de rotation de la main d’? uvre) augmentent, certains ouvriers sabotant meme volontairement leur production. Crise de marche ensuite, due au caractere trop rigide de l’organisation : la lourdeur bureaucratique ralentit le temps de reaction, et il est alors difficile de s’adapter a l’evolution de la demande en raison de la standardisation de la production. Sans compter que les biens produits etaient souvent de qualite mediocre.

Or a l’epoque, le consommateur souhaite se differencier par des produits originaux et de qualite. Crise technologique enfin : les entreprises, desireuses de comprimer les couts salariaux, achetent de plus en plus de biens d’equipement qui vont remplacer de nombreux postes de travail. Or ces machines ne necessitent pas seulement des competences manuelles ou physiques, mais aussi des competences intellectuelles, ne correspondant pas aux qualifications de l’OS. C’est donc a la fois les evolutions de l’education, du marche, et du progres technique qui expliquent la remise en cause du systeme tayloro-fordiste.

Des changements dans l’organisation du travail semblent donc inevitables au debut des annees 1970. La reponse adaptee a la crise du systeme tayloro-fordiste reside peut-etre dans le toyotisme (ou ohnisme, du nom de son concepteur Taichi Ohno). Avant toute chose il faut garder a l’esprit que le toyotisme n’a pu etre mis en place totalement qu’au Japon, car le modele social japonais pouvait l’accepter. Les grandes entreprises occidentales l’ayant mis en place ont souvent connu un echec retentissant. Les deux principes fondamentaux du toyotisme ont toutefois ete largement appliques : l’autonomisation et le juste-a-temps.

Avec l’autonomisation, les machines s’arretent seules si une anomalie dans la production survient, et les operateurs stoppent la ligne lorsqu’ils ont un probleme dans leur travail, pour ne pas livrer de pieces defectueuses au poste suivant. Le salarie est ainsi responsabilise, il a une plus grande autonomie et peut regler les problemes sans en referer a sa hierarchie (dans certaines entreprises on tente meme de l’associer a la definition ou l’amelioration des processus de travail, a travers des cercles de qualite ou des groupes de resolution de problemes ; ce fut un echec relatif en France).

On tente aussi de briser la monotonie du travail en elargissant les taches. En plus de resoudre en partie les problemes sociaux du taylorisme, le principe de l’autonomisation permet aussi de repondre a l’imperatif de qualite qui manquait au taylorisme : ici, « zero panne » et « zero defaut ». Le principe du juste-a-temps implique que la production, sur la ligne de production, est declenchee par une commande en amont (ateliers ou segments de production), d’ou l’absence de stocks et une production a « flux tendus ».

Cela permet une tres grande reactivite aux fluctuations de la demande. Le toyotisme reprend donc les principes de polyvalence et d’autonomie des operateurs, mais celles-ci sont mises au service de l’efficacite productive. Le toyotisme et ses variantes semblent ainsi concilier efficacite productive et prise en compte du facteur humain, pour proposer des taches plus riches et plus valorisantes. Apres avoir connu une crise importante, l’organisation du travail semble bien avoir entame une mue depuis les annees 1970, inspiree du toyotisme japonais.

On retiendra notamment une certaine « attenuation » de la division du travail, verticale (rapprochement des taches de conception et d’execution) comme horizontale (diversification des taches d’execution). Cette mue n’est pas achevee puisque d’apres le Ministere de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, 24. 2% des entreprises francaises disent avoir modifie de facon importante leur organisation du travail entre 2002 et 2004. Toutefois, il est legitime de se demander si ces NFOT constituent veritablement une rupture, et si le taylorisme n’a pas subsiste ou migre vers d’autres secteurs.

Tout d’abord il est permis de penser que, loin d’avoir permis l’epanouissement du travailleur, l’application des NFOT a plutot favorise une nouvelle phase d’intensification du travail. Les logiques productivistes du taylorisme sont toujours presentes, mais desormais elles ne sont plus seulement le fait des traditionnelles contraintes industrielles, puisque s’y ajoutent deux nouvelles. L’imperatif de qualite, qui commence a etre une des exigences du consommateur des 1950-1960, devient quasiment une obsession a partir des annees 1980.

Or, nous dit Guillaume Duval (dans son article Les habits neufs du taylorisme), la qualite va de pair avec la repetitivite du travail, logique on ne peut plus tayloriste. Non seulement la demande en qualite va favoriser le travail taylorise, mais elle va egalement lui donner une legitimite nouvelle, puisque nous dit-il : « ce n’est plus le patron qui impose la taylorisation pour augmenter ses profits, c’est le marche qui exige une organisation taylorisee comme garantie de la qualite ». En d’autres termes, la pression n’est plus tellement exercee par la direction mais par le client lui-meme : c’est la contrainte commerciale.

Elle peut etre consideree comme plus contraignante encore pour le salarie, puisqu’il est difficile, sinon impossible, de contester la volonte du client « roi », tandis qu’auparavant il etait possible de negocier avec la hierarchie. L’etude de l’INSEE sur L’exposition aux risques et aux penibilites du travail confirme cette evolution : en 1994 36% des salaries de l’industrie disaient avoir un rythme de travail impose par une demande exterieure obligeant a une reponse immediate ; ils passent a 43% en 2003, soit une hausse de 7 points.

La deuxieme contrainte qui va venir peser sur le travailleur reside dans les progres de l’informatique. L’informatisation permet un controle ou un suivi accru des salaries, l’ordinateur jouant en quelque sorte le role du contremaitre. La mesure des performances peut quant a elle conduire a une competition entre salaries et donc a une hausse du stress. Toujours d’apres l’INSEE, la part des cadres dont le rythme de travail est impose par l’informatique est passe de 14% a 26% entre 1994 et 2003 (hausse de 12 points) ; ce chiffre passe de 9% a 22% chez les ouvriers non qualifies (hausse de 13 points).

Il se verifie aussi bien dans l’industrie (+ 18 points) que dans le tertiaire (+ 11 points). En outre, l’informatisation contribue aussi a accentuer la contrainte commerciale, en mettant en relation le travailleur et le client. Ainsi, comme le remarque Arnaud Parienty, « les dispositifs de tracabilite permettent au client de savoir a tout moment ou en est sa commande et qui la traite, et le telephone portable met le depanneur a portee du client ».

Les NFOT ne constituent donc pas une rupture totale le taylorisme puisqu’il est clair que des logiques productivistes sont toujours en vigueur. Une autre tendance se degage egalement : la taylorisation de nouveaux secteurs d’activite. Tout d’abord, il faut garder a l’esprit que le systeme tayloro-fordiste n’a pas completement disparu du secteur industriel : aujourd’hui encore, un ouvrier sur cinq travaille a la chaine. Mais on assiste surtout a l’extension du taylorisme au secteur tertiaire.

Il suffit d’observer l’organisation des entreprises de teleconseil ou des chaines de fast-food pour etre frappe par la ressemblance avec les methodes de la premiere moitie du XXe siecle. Le temoignage du teleconseiller du doc. 4 (au passage, diplome bac+3) est interessant : il dit etre « l’ouvrier des usines du XXIe siecle ». Il doit passer aux maximum 2 minutes 30 par client, prendre au minimum 16 appels par heure, ses reponses sont « formatees, chronometrees et surveillees », ses gestes sont « comptabilises et definis meticuleusement ». Cela correspond bien au principe du one best way de Taylor.

Ainsi, comme il est dit a la fin du texte, « les cadences du taylorisme ont franchi depuis longtemps les portes des usines ». On assiste donc dans une certaine mesure a un retour du taylorisme, ou a un neotaylorisme, qui cette fois-ci ne se cantonne pas au secteur industriel. Les nouvelles formes d’organisation du travail ont donc su repondre dans une certaine mesure a certains des problemes que suscitait le modele taylorien. Il faut toutefois garder a l’esprit que ce dernier n’a pas disparu, mais s’est plutot adapte aux nouvelles realites economiques.

En ce sens il est peut-etre plus correct de parler de « neotaylorisme » que de « post-taylorisme », qui impliquerait une idee de depassement. Or nous avons la plutot l’idee d’un heritage. On peut alors se poser la question de savoir si de nouveaux modeles, encore plus centres sur le bien-etre des employes, ne sont pas en train de voir le jour (au regard de jeunes entreprises atypiques telles que Google ou Facebook, ou bien encore le developpement des heures de sieste et des soins de massage au sein meme de certaines entreprises).